Le sondage réalisé entre le 12 et le 14 juillet 2023 par Cluster17 confirme que l’Espagne est engagée dans une dynamique de vote utile qui favorise les deux principaux partis du pays : le PP à droite et le PSOE à gauche. Entre notre sondage réalisé entre le 30 juin et le 1er juillet et cette nouvelle étude, le PP a gagné 1,2 points et le PSOE 1,7 points. Dans le même temps, leurs principaux concurrents, VOX pour le PP et Sumar pour le PSOE ont perdu respectivement : 0,7 et 1 point. Cette dynamique est donc, pour l’instant, contenue, mais elle doit être observée de près, car si ces tendances devaient s’amplifier dans les derniers jours de campagne, elles pourraient aboutir à des scores plus élevés que prévus pour le PP et le PSOE — et donc mécaniquement plus faibles que prévus pour VOX et, peut-être plus encore Sumar.
À quelques jours du vote, les rapports de forces s’établissent ainsi : le PP est en tête avec 33,6 % d’intentions de votes, suivi par le PSOE (28,9 %), VOX et Sumar obtenant des scores quasi-identiques (13,7 % et 13,5 %). Les partis régionalistes et nationalistes sont globalement affectés par une très légère tendance baissière et totalisent dans leur ensemble un peu moins de 10 % des suffrages. Parmi eux, les partis catalans (Junts 2,3 %, EC 2,3 %, CUP 0,7 %) et basques (Bildu 1,3 % et PNV 1,1 %) sont bien évidemment ceux qui réunissent le plus de suffrages.
De tels résultats laissent planer des doutes sur la capacité de voir l’un des camps en présence disposer d’une majorité au Congrès des députés au soir du 23 juillet. À ce stade de la campagne et sur la base des intentions de votes actuelles, aucun des deux principaux partis espagnols ne serait en mesure de disposer d’une majorité à lui seul : selon nos estimations, le PP obtiendrait 136 sièges et le PSOE 108.
Rappelons que le Congrès comprend 350 députés et qu’il faut donc pouvoir compter sur 176 élus pour disposer d’une majorité. Plus problématique encore, à ce stade aucune des deux coalitions potentielles ne semble assurée de disposer d’une telle majorité. Sur la base des rapports de forces actuels, la coalition de gauche reste loin de la majorité absolue : en cumulant les 108 sièges du PSOE et les 35 sièges de Sumar, il manquerait encore 33 sièges pour atteindre un tel objectif. Mais la possible coalition de droite n’est pas, pour autant, assurée d’atteindre la majorité, même avec son avance actuelle : selon nos estimations, elle n’aurait pour l’instant que 173 élus et se trouve donc sous le risque de manquer la majorité absolue pour quelques sièges, même si elle dispose d’alliés potentiels à travers Coalicion Canarias (1 siège) ou Union de peuple de Navarre (1 siège). Dans un tel contexte et avec 34 élus potentiels, il n’est pas exclu que les partis régionalistes et nationalistes ne soient à nouveau les arbitres décisifs pour la constitution du futur gouvernement espagnol.
La prégnance du clivage gauche-droite
Notre sondage confirme le caractère très clivé et polarisé dans une logique gauche/droite du vote en Espagne, a fortiori en dehors des territoires tels que la Catalogne où le Pays-Basque au sein desquels le clivage nationaliste joue un rôle déterminant. Au sein des 16 segments idéologiques qui composent l’électorat espagnol (clusters), 10 groupes sont hégémonisés ou par la gauche ou par la droite, et 3 sont très faiblement concurrentiels. Dit autrement : seuls 3 segments sur les 16 que comprend l’électorat espagnol font l’objet d’une réelle concurrence entre les partis de gauche, d’un côté et les partis de droite, de l’autre : les Républicains (très convoités aussi par les forces nationalistes), les Enfadados et les Éclectiques.
Cette faible porosité entre la gauche et la droite s’explique assez largement par la très forte superposition des clivages en Espagne : les enjeux sociétaux, culturels, institutionnels et économiques ont tendance à se superposer et donc à se renforcer. Ainsi, plus un électeur est favorable à la République, progressiste sur les questions culturelles et redistributif, voire anti-libéral, plus il sera de gauche tandis qu’à l’inverse, plus il sera monarchiste, conservateur et libéral et plus il sera de droite. Ce n’est pas le positionnement sur les grands clivages, mais l’intensité de ce positionnement qui sépare la gauche modérée de la gauche radicale et il en va de même pour les droites. En conséquence, sur 13 des 16 segments qui composent l’électorat espagnol, la concurrence est principalement intra-gauche (avec au Pays-Basque et plus encore en Catalogne une concurrence supplémentaire des forces nationalistes) et intra-droite : gauches et nationalistes se disputent ainsi la suprématie au sein de 5 clusters quand les droites se disputent 8 clusters. Les 5 clusters orientés à gauche représentent 40 % de l’électorat alors que les 8 clusters de droite réunissent 44 % des électeurs. Quant aux 3 clusters qui échappent partiellement à cette logique bipolaire (16 % des électeurs), ils sont bien évidemment décisifs pour déterminer le rapport de forces entre coalitions de gauche et de droite.
Sumar et Vox menacés par le vote utile
Dans cette perspective, notre sondage confirme que les deux forces radicales — Sumar à gauche et VOX à droite — sont menacées par une logique de vote utile. En effet, aucune de ces deux forces politiques ne dispose d’une base électorale spécifique et fidélisée. L’approche par clusters idéologiques permet de bien identifier cette faiblesse. Si l’on se concentre sur les 5 clusters orientés gauche et a fortiori, en élargissant l’observation, sur les 8 clusters où la gauche peut espérer obtenir un nombre significatif de suffrages, il apparaît que Sumar ne dispose pas d’un électorat spécifique et clairement distinct de celui du PSOE. Les questions de potentiels de votes et d’évaluation des leaders permettent de s’en rendre compte. Nous avons demandé aux sondés d’accorder une note de potentiel de vote à chacune des principales forces politiques : 0 signifiant aucune chance de voter en sa faveur et 10, à l’inverse, une certitude de vote en sa faveur. De même, nous avons demandé aux sondés de noter sur une échelle de 0 à 10 les leaders des quatre forces politiques principales. Or dans chacun des 8 clusters qui intéressent le plus la gauche, le potentiel de vote de Sumar n’est presque jamais significativement supérieur à celui du PSOE. Ce qui signifie que même parmi les clusters les plus à gauche du pays — Progressistes, Travaillistes, Antisystème — Sumar n’est pas ou guère plus apprécié que le PSOE. Seuls les Multiculturalistes accordent l’avantage à Sumar, ce qui est logique tant ce groupe se caractérise par un très fort progressisme culturel et un anti-libéralisme économique prononcé. Mais même au sein de ce groupe de gauche radicale, le PSOE bénéficie d’une note supérieure à la moyenne (5,2/10) et n’est donc pas rejeté.
L’évaluation comparée des deux leaders de la gauche donne des résultats identiques. Sur les 4 segments les plus à gauche du pays (Multiculturalistes, Progressistes, Travaillistes, Antisystème), qui sont au cœur de la concurrence entre Sumar et le PSOE, Yolanda Diaz et Pedro Sanchez obtiennent une note quasi identique : 6,9 contre 6,6. Ce qui signifie que la tête de file de Sumar n’est pas plus appréciée que le leader socialiste au sein de la fraction la plus à gauche de l’électorat espagnol. Même parmi les Multiculturalistes, l’avantage de la leader de Sumar n’est que d’un point sur le premier Ministre socialiste : 7,7 contre 6,7. De tels résultats font peser une réelle incertitude sur les résultats de Sumar : faute d’avoir pris nettement l’avantage sur son concurrent socialiste dans les clusters les plus à gauche de la société espagnole, le mouvement de la gauche radicale ne bénéficie pas d’un électorat stabilisé qui le mettrait à l’abri des logiques de vote utile. Il est d’ailleurs frappant de constater que le PSOE est désormais majoritaire dans les 5 clusters les plus favorables à la gauche, y compris parmi les Multiculturalistes où il atteint désormais 57 % des voix contre « seulement » 32 % en faveur de Sumar. Le simple constat que les Multiculturalistes votent majoritairement PSOE alors qu’ils se déclarent plus proches de Sumar et de Yolanda Diaz suffit à démontrer la force du vote utile en Espagne.
La situation est assez similaire de l’autre côté de l’échiquier politique même si les écarts sont un peu plus marqués entre PP et VOX par clusters. En effet, sur les 8 clusters qui intéressent le plus la droite et au sein desquels la concurrence est la plus intense, en termes de popularité Alberto Núñez Feijóo (PP) est légèrement devant Santiago Abascal (VOX) : 6,2/10 contre 5,7/10. La situation est donc inverse, le leader du PP est plus populaire que le leader de la droite radicale. Néanmoins, sur 3 groupes (Anti-assistanats, Autoritaires, Patriotes), le leader de VOX a un avantage marqué, parfois même très net : 8,1 contre 5,5 pour Feijóo chez les Patriotes. Il est possible de faire le même constat si l’on observe le potentiel de votes, il n’y a qu’un seul un cluster vraiment très disputé : les Anti-assistanats. Dans cinq groupes sur huit, il y a un net avantage du PP ; et dans deux sur huit un net avantage de VOX. A partir de ces indicateurs, il nous semble que la volatilité est un peu plus faible entre les deux droites. Par conséquent, VOX est un peu moins exposé que Sumar, semble-t-il, aux effets du vote utile.
Néanmoins, cela ne signifie pas que VOX résisterait si la logique du vote utile devait encore s’amplifier. La puissante bipolarisation autour de deux coalitions très clivantes favorise cette logique de vote utile, c’est-à-dire en l’occurrence le fait d’accorder son suffrage au parti politique le mieux placé pour gagner l’élection et ainsi empêcher la coalition adverse de parvenir au pouvoir.
Le rejet comme moteur du vote utile
Le vote utile tel qu’il se dessine en Espagne paraît reposer, dans une large mesure, sur le rejet de la coalition adverse. Cette logique se trouve renforcée par le fait que les deux grands partis historiques seront, selon toute probabilité, contraints de gouverner avec des alliés plus radicaux, donc encore plus clivants : le PSOE avec Sumar et le PP avec VOX. Or, ces probables coalitions font l’objet d’un rejet majoritaire dans l’opinion. C’est tout particulièrement vrai de la coalition PP/VOX : selon notre étude, celle-ci est rejetée par 65 % des électeurs espagnols, dont 51 % « totalement ». Sans surprise, cette perspective fait l’objet d’un rejet total et ultra-déterminé dans les 5 clusters de la gauche. Mais il est également important de constater que ce rejet est également très prononcé dans 2 des 3 clusters que se disputent gauche, nationalistes et droite : Républicains et Enfadados. Enfin, il est essentiel de remarquer que l’alliance gouvernementale possible entre PP et VOX divise jusqu’au sein de la coalition de droite. Sur les 8 clusters qui composent cette coalition : 2 sont hostiles à cette perspective (Conservateurs et Libéraux) et 2 sont divisés (Enracinés et Anti-assistanats). En conséquence, seuls 60 % des individus appartenant aux 8 clusters de la droite se déclarent favorables à une telle alliance. Dans un tel contexte, on comprend pourquoi le PP préfère esquiver ce sujet qui clive de manière orthogonale au sein de son propre électorat. On comprend également pourquoi le PSOE a tout intérêt à brandir le « risque » de voir VOX accéder au pouvoir. En se positionnant ainsi, le PSOE active le vote utile au détriment de Sumar dans les clusters les plus à gauche, peut espérer faire basculer en sa faveur les clusters du centre modérés et peu politisés et peut même cliver un peu au sein de la coalition de droite.
À droite, la logique du vote utile opère de manière parfaitement symétrique. C’est l’alliance du PSOE avec Sumar qui en constitue le levier principal. Cette alliance gouvernementale suscite le rejet quasi unanime des 6 clusters les plus à droite. Elle peut donc entretenir une logique de vote utile en faveur du PP au sein de cet espace particulièrement concurrentiel avec VOX. Elle fait aussi l’objet d’un rejet très marqué au sein de 2 des 3 clusters que se disputent la droite et la gauche : les Enfadados et les Éclectiques. Enfin, elle divise un cluster du centre (les Républicains) ainsi que le cluster le plus modéré de la gauche : les Sociaux-Démocrates.
Appeler au vote utile peut se révéler d’autant plus efficace, que la coalition de gauche subit manifestement les effets négatifs de l’exercice du pouvoir. Dans tous les segments électoraux à l’exception des 4 les plus à gauche, la coalition gouvernementale fait l’objet d’une appréciation négative et même très négative. Ainsi, à la question « appréciez-vous la coalition qui gouverne actuellement l’Espagne ? », 63 % des sondés répondent par la négative et même 49 % « non, pas du tout ». Si ce rejet atteint 99 % dans les 6 clusters les plus à droite, il est également — et cela représente une donnée essentielle — très élevé dans les clusters de gauche modérée et du centre de l’espace politique : des Républicains aux Éclectiques en passant par les Sociaux-Démocrates et les Enfadados, le rejet est en moyenne de 82 %. C’est en s’appuyant sur cette appréciation négative de la coalition au pouvoir que le PP peut espérer gagner la bataille du centre et faire basculer les segments modérés de son côté.
Une campagne qui intéresse et qui est perçue comme favorable à la droite
Cette campagne électorale semble intéresser les Espagnols. Quelques soient les indicateurs retenus, il apparaît qu’environ les trois quarts des électeurs manifestent de l’intérêt pour la campagne. Ils sont ainsi 78 % à se déclarer « beaucoup » (54 %) ou « assez » (24 %) intéressés par la campagne en cours. De même, ils sont 71 % à considérer qu’il est « important de savoir qui sera le futur premier ministre » contre 29 % qui considèrent que « les choses resteront identiques quel que soit le premier ministre ». Enfin, ils sont 74 % à considérer les « élections générales du 23 juillet 2023 plus importantes que les élections précédentes ». Sur tous ces items, on ne note pas d’écarts majeurs selon les intentions de votes, les électeurs du PP et de VOX ne semblent que très légèrement plus intéressés que ceux des formations de gauche.
Ce léger différentiel s’explique peut-être par les résultats attendus. En effet, en termes de perception des dynamiques de campagne, la droite semble avoir pris nettement l’avantage. Le leader du PP, Alberto Núñez Feijóo est considéré comme faisant la meilleure campagne par 38 % des Espagnols contre seulement 23 % pour qui c’est le premier ministre socialiste Pedro Sánchez. Les leaders de VOX, Santiago Abascal (19 %) et de Sumar, Yolanda Diaz (18 %) arrivent en troisième et quatrième position. Sur ce point, il est intéressant de constater que cette opinion n’obéit pas à une stricte logique partisane : 1 électeur du PSOE sur 6 considère que c’est le leader du PP qui réalise la meilleure campagne alors que l’inverse n’existe pas. 26 % des électeurs de VOX ont la même opinion et considèrent que Feijóo réalise la meilleure campagne.
De même, le pronostic de victoire est aujourd’hui très favorable au PP. Près des deux tiers des Espagnols (65 %) sont convaincus que ce parti gagnera les élections le 23 juillet contre seulement 30 % qui estiment que ce sera le PSOE. La quasi-totalité des électeurs du PP sont convaincus de la victoire de leur formation (99 %). Les trois quarts des électeurs de VOX (76 %) partagent le même pronostic ainsi que la moitié de ceux de Sumar (47 %). Même parmi les électeurs du PSOE, ils sont plus d’un quart (28 %) à anticiper une victoire de la droite. À une semaine du vote, une victoire de la gauche représenterait une grande surprise électorale. Il reste évidemment à savoir ce que de telles anticipations produisent dans l’électorat. Être convaincu de la victoire à venir peut générer un effet de sur-mobilisation au sein du camp donné vainqueur (dans le cadre de l’« effet de mode » ou effet bandwagon). Mais cela peut aussi produire l’effet inverse en conduisant à une sur-mobilisation du camp donné perdant (effet underdog), a fortiori dans un contexte de rejet très majoritaire des coalitions gouvernementales qui se dessinent.
La mobilisation et le vote utile sont les dernières incertitudes
Quoi qu’il en soit, 1 électeur sur 6 déclare encore pouvoir changer de choix de vote. Ce niveau de volatilité potentielle indique que l’élection n’est pas encore définitivement jouée, même si le rapport de force gauche/droite est aujourd’hui nettement en faveur de la droite. Les principaux mouvements pourraient se faire au sein de la gauche et de la droite. Les électeurs qui se déclarent les plus susceptibles de changer de votes sont ceux de Sumar (27 %), des partis nationalistes (24 %) et de VOX (15 %). S’ils devaient avoir lieu, ces mouvements se feraient principalement en faveur du PSOE et du PP ; la quasi-totalité des électeurs de Sumar n’indiquent que le PSOE comme option de vote alternative.
On l’aura compris, les dernières grandes incertitudes résident dans la concurrence qui se joue à gauche entre le PSOE et Sumar et à droite entre le PP et VOX. L’issu de cette concurrence va dépendre de la force du vote utile, dont le principal levier repose sur le rejet que suscitent les deux coalitions dans de très larges fractions de l’électorat.