Alors que la Guerre froide est très régulièrement employée comme étalon de mesure permettant de juger de l’état de dégradation des relations entre les Etats-Unis et la Chine 1, ce n’est pas l’unique, ni même forcément la plus pertinente, des comparaisons. Le niveau d’interdépendance entre les deux puissances, la vigueur des tensions commerciales, l’importance prise par les technologies émergentes dans la compétition : tous ces éléments conduisent à orienter le regard vers un autre épisode de tensions, celui qui opposa les Etats-Unis et le Japon des années 80 jusqu’au milieu des années 1990. Dans un article précédent, nous nous sommes penchés sur cette période en étudiant l’inquiétude qui avait frappé la société américaine, qui avait craint de perdre son hégémonie économique et technologique. Nous allons aujourd’hui essayer de démontrer que, face à la Chine, les Etats-Unis se sont trouvés confrontés à deux questions similaires : comment échanger librement avec une économie qui ne respecte pas les règles de l’économie de marché telles qu’elles sont envisagées à Washington ? L’Amérique a-t-elle intérêt à continuer d’échanger librement sur le plan commercial et technologique avec une puissance risquant de la dépasser ? Face à des comportements jugés déloyaux et injustes, les Etats-Unis ont cherché à employer leur poids économique et politique pour contraindre leurs compétiteurs. Les instruments utilisés aujourd’hui pour contraindre la Chine et ralentir le développement de secteurs critiques ont été créés, expérimentés ou renforcés dans les années 1980 et 1990 pour assurer le maintien de la prééminence économique et technologique de l’Amérique face au défi né des usines, des laboratoires et des salles de marché de Tokyo, Osaka et Yokohama. Les deux situations se distinguent toutefois en raison des fortes inquiétudes en matière sécuritaire ou des droits de l’Homme provoquées par la montée en puissance de la Chine qui provoque un recours accru à la contrainte.
Le système de marché libre contre l’État développementaliste
La libre entreprise, le libre marché, la concurrence : à écouter Jimmy Carter en 1978, ce sont les piliers sur lesquels est fondée l’économie américaine 2. Et encore… ces mots furent prononcés avant la révolution reaganienne, qui fit naître ce que Fred Block appelle un « fondamentalisme de marché » refusant l’intervention publique considérée par principe comme inutile et inefficace 3. Au contraire, les politiques publiques de certains partenaires des Etats-Unis sont guidées par un sévère scepticisme quant à l’idée que le seul marché laissé à ses propres forces est en mesure de conduire à la prospérité. Dans son célèbre livre sur le Ministère du commerce international et de l’industrie japonais (MITI), Chalmers Johnson contraste ainsi le système socio-économique américain qui repose sur la rationalité de marché et le système japonais qui fait preuve d’une rationalité planificatrice et développementaliste 4. Aujourd’hui, la République populaire de Chine est elle aussi adepte de définition par l’Etat de priorités stratégiques. L’Etat-Parti reste aujourd’hui un acteur clé de l’économie notamment grâce aux nombreuses entreprises d’Etat et au contrôle étroit qu’il exerce sur le système bancaire.
Avec le Japon puis la Chine, le système de libre-marché américain s’est donc retrouvé confronté à deux exemples particulièrement aboutis d’Etats développementalistes, entendu comme des des Etats « puissants et autonomes qui propulsent et orientent les forces du marché » 5. A Washington, New York ou San Francisco, nombreux sont les décideurs politiques, les financiers et les entrepreneurs à juger durement ces systèmes socio-économiques qui ne joueraient pas selon les règles du jeu. La lettre et l’esprit du droit commercial international, celui du GATT et de l’OMC, seraient bafoués par ces Etats. Dès lors, la compétition serait déloyale et le level-playing field, si important dans la doctrine économique américaine, serait introuvable. L’accusation de déloyauté et d’injustice est fréquemment mobilisée dans le traitement médiatique du Japon et du déficit bilatéral au cours des années 1980 6. Depuis les années 2000, la Chine est également régulièrement invitée à « jouer selon les règles » économiques et commerciales globales 7.
Dans les rapports officiels, les discours politiques et les études des experts, l’étroitesse des relations entre l’Etat et les entreprises, au Japon comme en Chine, est soulignée. Là où les entrepreneurs américains doivent faire la preuve de leurs capacités et de la qualité de leurs idées pour pouvoir lever des fonds et croître, le développement répondrait à d’autres logiques chez les concurrents asiatiques. Au Japon jusque dans les années 1980 et en Chine encore aujourd’hui, l’Etat définit les secteurs jugés stratégiques qu’il veut voir croître dans le futur. Les secteurs ainsi sélectionnés sont les destinataires du soutien public : les banques reçoivent instruction de diriger leurs crédits en leur faveur et des crédits d’impôt sont prodigués.
Au Japon, le MITI met en place des consortiums de recherche, même quand cela nécessite d’obtenir des exceptions à la politique de la concurrence 8. En Chine, de nombreux fonds d’investissement sont mis sur pied, avec le soutien des pouvoirs publics locaux. Au-delà, les analystes américains s’étonnent du niveau élevé d’interpénétration entre le public et le privé. Le réseau de conseils consultatifs sectoriels tissé par le MITI, la pratique informelle du guidage administratif et la présence de nombreux anciens hauts fonctionnaires du ministère dans les directions des grandes entreprises a amené certains à parler de Japan Inc., malgré la réalité parfois plus complexe et le haut niveau de concurrence entre groupes rivaux 9. En Chine, au-delà des entreprises d’Etat, qui produisent entre 25 % et 40 % du PIB 10, l’Etat-Parti étend son contrôle sur toute l’économie, notamment grâce aux cellules du parti, dont le développement au sein des entreprises privées a connu un nouvel élan depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir 11.
Le soutien public accordé aux secteurs stratégiques par le Japon puis par la Chine est vu comme une menace pour la prospérité de certaines industries américaines. La politique industrielle menée par le MITI est identifiée comme un des facteurs dans la croissance du secteur automobile, des semiconducteurs, des biotechnologies 12, dans lesquels le Japon devient au cours des années 1980 un grand exportateur, parfois au détriment des industriels américains. Lorsque l’association de l’industrie des semiconducteurs dépose une pétition en 1985, elle reproche aux concurrents japonais de pratiquer du dumping 13. Aujourd’hui, le bureau du représentant américain au commerce considère que les surcapacités chinoises dans le domaine de l’acier ou du ciment sont liées aux subventions publiques et à la garantie implicite accordée aux sociétés d’État 14. Ces surcapacités viennent déprimer le cours de l’acier et ont un impact négatif sur la production américaine.
La fermeture aux exportations constitue un autre point de crispation américain. On retrouve de grandes similitudes dans les pratiques dénoncées : sous-évaluation de la devise, barrières non douanières et absence d’ouverture des marchés publics. Jusqu’aux accords du Plaza de 1985, la réévaluation du Yen a occupé une place centrale dans les discussions économiques et commerciales entre officiels américains et japonais. Depuis le début des années 2000, la même question se pose vis-à-vis du Renminbi. Déjà au programme sous l’administration Bush, poursuivie sous Obama avec quelques succès, inscrite dans les priorités de l’équipe Trump, la question reste d’actualité, puisque la République Populaire a officiellement été désignée comme un État manipulateur de devise par le Département du Trésor en 2019 15, avant d’être retirée de la liste 6 mois plus tard en amont de l’accord commercial négocié par le Président Trump 16. Concernant les barrières non douanières, le représentant au commerce William E. Brock, dans un mémorandum sur le commerce avec le Japon adressé au Président Reagan recense les quotas d’importation, la complexité des procédures de douanes, le caractère fermé de la normalisation japonaise et les licences d’importation. On observe de fortes similitudes avec les manquements aux engagements de la Chine au titre de l’OMC recensé par le bureau du représentant américain au commerce (USTR) 40 ans plus tard 17.
Relations étroites entre acteurs publics et privés, fort soutien public aux secteurs stratégiques, fermeture aux importations : dans leurs périodes de forte croissance sous la conduite d’un Etat développementaliste, l’économie politique du Japon et de la Chine présente certaines similitudes. Pour certains experts américains, y compris au sein des institutions, ces deux sociétés sont dominées par les intérêts industriels et bureaucratiques, au détriment des consommateurs. Cela se traduit dans les politiques publiques : la régulation bancaire stricte qui limite la croissance du crédit à la consommation, les mécanismes qui viennent réduire la croissance des salaires (Hukou en Chine et faiblesse des syndicats) ou les longues heures de travail sont pointés du doigt. L’Amérique a essayé de jouer de son influence tout au long des années 1980 pour soutenir le développement d’une société de loisir et de consommation au Japon, afin de rééquilibrer le solde commercial bilatéral, alors très déficitaire. Cela conduira le Premier ministre Nakasone à commander un rapport à l’ancien Gouverneur de la Banque du Japon Haruo Maekawa. Publié en 1986, ce dernier propose notamment d’accroître les dépenses en infrastructures, de réduire les impôts, de limiter la semaine de travail à cinq jours et de créer des incitations fiscales en faveur de la construction de logements 18, tout cela afin de réduire l’excédent de l’épargne sur l’investissement. La nécessité de rééquilibrer l’économie chinoise en accélérant la croissance des revenus pour qu’ils soient en phase avec les hausses de la productivité et ainsi réduire l’écart persistant entre la production et la consommation est répété à l’envie dans les rapports annuels de la Commission sino-américaine sur l’économie et la sécurité.
En mettant à mal le level-playing field, les deux grands Etats développementalistes est-asiatiques font craindre aux américains la perte de leur suprématie économique et technologique. Puisque leur modèle de croissance s’accompagne d’une épargne très élevée, le Japon puis la Chine dédient une faible proportion de leur revenu national à la consommation. En conséquence, ils accumulent des excédents commerciaux, en particulier avec les Etats-Unis. Au cours du premier mandat Reagan, le déficit commercial est en rapide augmentation. Il s’élève au cœur des préoccupations politiques et économiques : on craint notamment son impact en termes de désindustrialisation. Des groupes de pression demandent des mesures de sauvegarde des industries menacées, notamment le textile, l’automobile 19 ou l’acier 20. De nouvelles demandes s’expriment dans les années 2000 face à la vague montante des exportations chinoises 21. Donald Trump fit du déficit commercial avec la Chine un point clé de son message politique, allant même à le comparer à un « viol » ou au « plus grand vol de l’histoire du monde », à l’origine de la destruction de nombreux emplois industriels et de la ruine de l’Amérique 22.
Au-delà du seul déficit commercial, des préoccupations particulièrement aiguës s’expriment au sujet de la perte d’hégémonie dans les secteurs émergents et critiques. En effet, après une première période de rattrapage économique, pendant laquelle le Japon comme la Chine furent considérés comme des pays peu innovants, dont les systèmes de formation, de recherche et industriel sont concentrés sur l’intégration voire la « copie » des technologies occidentales, ces deux pays ont fini par investir les secteurs de haute-technologie. La compétition se déplace dans le champ des semiconducteurs, des biotechnologies, de l’aéronautique ou, déjà, de l’intelligence artificielle 23. Pour concurrencer les Etats-Unis, ces pays ont transformé qualitativement et quantitativement leurs systèmes techno-scientifiques : la part de la richesse nationale consacrée à la R&D s’accroît, en même temps que le PIB, entraînant une explosion des dépenses ; le niveau de formation de la population augmente et des nouvelles universités ou centres de recherche modelés sur le modèle occidental sont créés. Ce faisant, ils viennent remettre en question le monopole américain sur la frontière technologique des Etats, cette « frontière infinie » 24 considérée comme un actif clé de la prospérité et de la puissance américaine depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Sur un air des années 1980 : les outils américains dans la compétition avec la Chine
De cette similitude entre les reproches américains adressés au Japon des années 1980 et à la Chine d’aujourd’hui découle une continuité dans les outils utilisés pour faire face à cette compétition économique et technologique.
Dans les deux cas, conformément à l’attachement américain au système commercial multilatéral, les Etats-Unis portent des initiatives diplomatiques, exhortant leur concurrent à respecter leurs engagements internationaux, dans le cadre du GATT pour le Japon et de l’OMC pour la Chine, notamment sur les questions d’ouverture des marchés et de protection de la propriété intellectuelle.
Les Etats-Unis bénéficient dans ces négociations avec Tokyo comme avec Pékin d’un argument de poids : la menace d’imposer des sanctions commerciales à l’autre en faisant appel à la Section 301 du Trade Act de 1974 25, qui autorise (voire oblige) le président américain à répondre aux « pratiques commerciales étrangères injustes » en imposant des sanctions. Élargie et renforcée en 1988 (notamment sur la propriété intellectuelle, Special 301, et les télécommunications, Telecommunications 301) en réponse aux inquiétudes américaines vis-à-vis du Japon, cette autorité a été brandie par Washington lors des négociations avec Tokyo 26. Même en l’absence de représailles tarifaires actées, la menace des sanctions a pesé dans la conclusion des accords conclus entre les deux pays, tels que celui sur les supercalculateurs en mars 1990 ou celui sur les satellites en juin 1990. Alors qu’à partir de 1995 et de la création d’un mécanisme de règlement des différends à l’OMC, les Etats-Unis avaient largement diminué les recours unilatéraux à la Section 301, l’administration Trump a convoqué ce même outil juridique face à la Chine, allant cette fois jusqu’au bout de la démarche 27. Après un rapport d’enquête par l’USTR sur les pratiques chinoises en matière de transferts de technologies, de propriété intellectuelle et d’innovation 28, l’administration Trump a ainsi imposé de lourdes barrières douanières aux importations chinoises au titre de la Section 301. Cette politique agressive lui a finalement permis de conclure un accord avec la Chine en janvier 2020 29.
Pour protéger les entreprises américaines dans un contexte de forte compétition technologique et économique face à la Chine, les autorités américaines ont également réutilisé et renforcé les outils de contrôle des investissements entrants qui avaient été établis dans les années 1980 pour répondre à la menace japonaise. Ainsi, bien que créé quelques années avant, c’est en 1988, en réponse aux inquiétudes du Congrès sur l’acquisition de certaines entreprises américaines par des firmes japonaises que le Comité sur les Investissements Étrangers aux Etats-Unis (Committee on Foreign Investments in the United States, ou CFIUS) est chargé d’examiner et si nécessaire de bloquer les fusions, acquisitions ou rachats menaçant la sécurité nationale 30. Trente ans plus tard, préoccupés cette fois par la croissance des investissements chinois aux Etats-Unis, en particulier dans les technologies et infrastructures jugés critiques, le Congrès étend les pouvoirs de ce même comité par la loi dite FIRRMA (Foreign Investment Risk Review Modernization Act) 31. Si ce comité attire aujourd’hui l’attention pour son enquête sur TikTok, qui pourrait aboutir à la vente forcée de l’application par sa maison-mère chinoise Bytedance, son origine est donc indissociable des scandales, qui eurent lieu dans les années 1980, d’acquisitions par les Japonais d’entreprises stratégiques américaines, en particulier la tentative d’achat de Fairchild Semiconductor par Fujitsu en 1988 32.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Outre ces instruments de protection, dans les années 1980 comme aujourd’hui, les préoccupations des industriels et des politiciens américains quant à cette pression concurrentielle suscitent une volonté d’identifier et de soutenir les secteurs les plus critiques. Dès la fin des années 1980 émerge ainsi un « mouvement des technologies critiques » qui se traduit par un grand nombre d’initiatives académiques et industrielles, de propositions législatives et de réorganisations bureaucratiques visant à dresser des listes de technologies jugées sensibles 33. C’est dans la continuité de ce mouvement que s’inscrivent les tentatives de listes des technologies « critiques », « émergentes », ou « fondamentales » dressées ces dernières années par différentes instances gouvernementales (comme le département du Commerce 34, le département de la Défense 35, ou le Conseil National pour les Sciences et Technologies de la Maison Blanche 36). Bien que la définition des critères de « criticité » et des objectifs de ces listes restent souvent floues, elles sont généralement utilisées pour guider les décisions en matière de surveillance de la performance des industries (américaines et étrangères), de protection renforcée de la propriété intellectuelle, de contrôles des exportations et des investissements, et d’attribution des aides financières.
Un secteur en particulier, qui est resté au cœur des débats des années 1980 à aujourd’hui, illustre bien la multiplicité et la continuité des outils déployés par les Etats-Unis pour faire face à la forte concurrence étrangère : l’industrie des semiconducteurs. Au cours des années 1980s, le caractère stratégique des puces électroniques apparaît de plus en plus clairement, à la lumière de la forte montée en puissance du Japon sur ce marché et du lobbying des entreprises et de groupes d’intérêts créés pour l’occasion, comme la Semiconductor Industry Association, encore influente aujourd’hui 37. Cette dimension stratégique de l’industrie américaine des semiconducteurs, dont le leadership voire la survie sont menacés par une concurrence japonaise jugée injuste, conduisent le Congrès et l’exécutif à adopter plusieurs mesures en sa faveur. Le Congrès vote par exemple en 1984 le Semiconductor Chip Protection Act renforçant la protection de la propriété intellectuelle utilisée pour la production de puces, libéralise la réglementation financière pour faciliter l’accès de l’industrie aux capitaux, et réduit certaines taxes 38. Face à la croissance continue des parts de marché japonaise et aux plaintes des entreprises américaines estimant que le gouvernement japonais subventionne ses entreprises, le Congrès va même plus loin. Il fournit une aide pour le financement et la coordination de l’industrie en matière de R&D en créant le consortium public-privé Sematech, à moitié financé par le Pentagone (à hauteur de 500 millions de dollars sur 5 ans) 39. En outre, comme évoqué précédemment, sur la proposition du sénateur Exon et du représentant Florio, le Congrès vote un amendement renforçant les pouvoirs de CFIUS à la suite de la controverse provoquée par la tentative d’acquisition du fabricant américain de semiconducteurs Fairchild par le japonais Fujitsu 40. De son côté, l’administration Reagan, malgré son orientation libérale, impose des barrières douanières conséquentes sur les importations japonaises jusqu’à la conclusion (en 1986) et la mise en oeuvre d’un accord, par lequel Tokyo accepte de limiter ses exportations de puces aux Etats-Unis et d’ouvrir davantage son propre marché 41.
L’attention politique portée aux semi-conducteurs et les outils incitatifs et restrictifs déployés par Washington depuis quelques années pour faire face aux pratiques chinoises jugées prédatrices et injustes remobilisent donc un ensemble d’éléments déjà déployés dans un autre contexte de compétition au cours des années 1980. Le secteur est aujourd’hui encore considéré comme hautement stratégique, mentionné dans toutes les listes américaines de technologies « critiques » ou « émergentes ». La diminution ces vingt dernières années de la part des Etats-Unis dans la production de semiconducteurs est dépeinte comme « une menace pour la sécurité nationale », surtout à la lumière des ambitions et capacités croissantes de la Chine sur ce marché 42. Tout comme envers le Japon quelques décennies auparavant, Washington a répondu à cette menace en déployant des mesures à la fois protectrices et incitatives. Les autorités américaines ont par exemple renforcé le contrôle des investissements dans les technologies critiques, dont font partie les semi-conducteurs 43. En réponse aux subventions accordées par le gouvernement chinois à ses fabricants de puces et pour pallier la baisse de la production américaine, Washington a aussi choisi d’encourager l’innovation et de soutenir ses entreprises, dès la fin des années Obama 44. Cette stratégie s’est concrétisée l’été dernier par le Chips and Science Act, une loi allouant plus de 40 milliards de dollars à l’industrie américaine des semiconducteurs[«H.R.4346 – Chips and Science Act». https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/4346.[/note].
Cependant, le cas d’étude des semi-conducteurs éclaire une différence majeure dans la stratégie américaine d’alors face au Japon, et d’aujourd’hui face à la Chine. L’un des outils majeurs employés par les administrations Trump et Biden dans la compétition contre la Chine — en particulier dans le secteur des semiconducteurs avancés, comme l’ont montré les restrictions du 7 octobre — est le contrôle des exportations, afin d’empêcher la Chine d’acquérir ces technologies 45. Dans les plaidoyers américains pour justifier l’usage de cet outil, on peut déceler certaines similarités avec le débat sur le Japon, notamment sur la nécessité de protéger la propriété intellectuelle américaine, et la peur que le développement technologique de l’autre ne vienne nourrir in fine son développement militaire 46.
Toutefois, le contexte est bien sûr fondamentalement différent : le Japon des années 1980 est un allié américain qui n’est pas une puissance militaire et ne cherche pas à l’être. Il limite même (malgré l’insistance américaine) son budget de la défense à 1 % de son PIB 47. Le contraste est net avec la République Populaire de Chine, qui n’est pas un allié des Etats-Unis mais un « concurrent stratégique », et poursuit depuis plusieurs décennies une stratégie de modernisation et de « fusion militaro-civile », qui encouragent les transferts de technologies entre l’industrie civile et militaire. Ces différences expliquent que, dans les années 1980, Washington n’ait pas utilisé le contrôle des exportations comme outil pour ralentir le développement technologique japonais.
Au contraire, les Etats-Unis ont plutôt cherché à ouvrir le marché japonais pour augmenter les exportations américaines envers le Japon, y compris de technologies jugées stratégiques comme les semi-conducteurs (ce qu’illustre l’accord de 1986). Cet objectif s’oppose clairement à la dynamique des administrations Trump et Biden qui, bien que les semi-conducteurs restent en 2021 le deuxième produit le plus exporté vers la Chine 48. Celles-ci ont en effet explicitement abandonné l’objectif des années Obama de « faciliter le commerce high-tech » et restreignent de plus en plus les transferts vers la Chine de semi-conducteurs avancés et de leurs équipements de production grâce à tout un arsenal juridique, économique et politique 49.
En outre, dans le contexte de Guerre froide, plutôt que de diminuer les exportations technologiques vers le Japon, les Etats-Unis avaient plutôt cherché à le convaincre, comme leurs autres alliés, de renforcer ses propres contrôles pour éviter le transfert de certaines technologies vers les adversaires de l’Amérique, en premier lieu l’URSS. Les Etats-Unis et le Japon font tous les deux partie du même régime multilatéral de contrôle des exportations (le Coordinating Committee for Multilateral Export Controls, ou COCOM), créé au début de la Guerre froide pour imposer un large embargo sur les transferts de biens stratégiques vers le monde communiste. La révélation en 1987 que l’entreprise japonaise Toshiba Machine et la firme norvégienne Kongsberg avaient vendu à l’URSS, en violation du COCOM, des machines et logiciels (non-américains) ayant permis d’améliorer significativement la furtivité des sous-marins soviétiques fit scandale aux États-Unis 50. Par la suite, les gouvernements américain et japonais imposèrent des sanctions aux entreprises concernées et Tokyo, sous la pression de Washington, réforma son régime de contrôle des exportations 51.
Le parallèle avec la politique américaine actuelle envers les alliés de Washington est clair : ces dernières années, les administrations Trump et Biden ont également incité leurs partenaires à adopter de nouvelles restrictions sur l’exportation de certaines technologies vers la Chine 52. Comme lors de la Guerre Froide, les Etats-Unis tentent d’empêcher ces transferts en œuvrant dans les instances multilatérales de contrôles des exportations (COCOM à l’époque, l’Arrangement de Wassenaar aujourd’hui), ainsi qu’à travers des négociations bilatérales. Début 2023, l’administration Biden a ainsi convaincu le Japon et les Pays-Bas d’imposer de nouvelles restrictions sur les exportations vers la Chine d’équipements de fabrication des semi-conducteurs avancés. Bien que les technologies visées aujourd’hui soient moins directement militaires, auprès de leurs alliés les Etats-Unis justifient les restrictions imposées à leur exportation selon le même argumentaire de sécurité nationale que lors de la Guerre froide : ces technologies permettraient d’accroître les capacités militaires de l’adversaire. Même au plus fort de la compétition technologique entre Washington et Tokyo, l’outil du contrôle export n’est donc pas utilisé contre le Japon pour ralentir son développement dans les secteurs clés, mais bien en coopération avec lui pour freiner la modernisation d’un adversaire sécuritaire.
Contraindre ou se conformer ?
Dans le Grand Continent, Branko Milanovic avance que la compétition entre la Chine et les Etats-Unis est celle entre un « Capitalisme politique » et un « Capitalisme libéral méritocratique ». Cette idée fait écho aux travaux qui existent sur les variétés des capitalismes et sur les Etats développementalistes, soulignant la diversité des systèmes socio-économiques et la multiplicité des formes possibles d’articulation entre marché et Etat. Quatre décennies plus tôt, de nombreux écrits ont également été produits pour souligner la différence entre les entreprises japonaise et américaine. Ces différences sont perçues par de nombreux décideurs, industriels et analystes américains comme une rupture d’équité. Les efforts de coordination public-privé, le soutien public, les barrières non-tarifaires viennent remettre en question le level-playing field qui est au soubassement de l’économie mondiale telle qu’elle a été envisagée et façonnée par les Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Face à la menace que de grands acteurs jugés déloyaux font peser sur la prospérité et la prééminence technologique de l’Amérique, Washington n’hésite pas à faire usage de son influence, de sa puissance et de son droit pour protéger et contraindre. Compte tenu des similitudes entre les menaces économiques et technologiques japonaises et chinoises, les décideurs américains puisent aujourd’hui dans le répertoire d’instruments expérimentés et développés dans les années 1980 pour contrer l’expansion rapide du concurrent japonais : contrôle des investissements étrangers, enquêtes de l’USTR et droits de douanes exceptionnels, et soutien ciblé aux technologies critiques et émergentes. La très grande différence dans la nature des relations politiques et diplomatiques sino-américaine et nippo-américaine conduit toutefois à l’imposition récente de mesures de contrôle des exportations là où les Etats-Unis cherchaient au contraire à ouvrir le marché de l’archipel à leurs produits.
L’ampleur du défi chinois — ou est-ce dû à l’épuisement du reaganisme ? — provoque une seconde différence de taille dans la réponse américaine : la renaissance d’un Etat développementaliste américain. Dans les discours des principaux décideurs économiques et politiques de l’administration Biden, l’Etat fédéral et la « stratégie industrielle » sont devenus les piliers de la prospérité et de la croissance. Avec les lois Chips and Science Act et Inflation Reduction Act, ce sont des centaines de milliards de dollars d’argent public qui sont dédiés aux secteurs jugés critiques. Et cela sans toujours respecter l’esprit, si ce n’est la lettre, du droit de l’OMC. Les relations entre secteur public et privé se redéfinissent, le capitalisme politique américain émerge.
Sources
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- Le syndicat United Auto Workers demande ainsi l’imposition de quotas sur les importations de voitures japonaises au début des années 1980.
- L’acier fait l’objet d’accords de restriction des exportations négociés en 1984 par l’Administration Reagan avec 29 pays, dont le Japon.
- Sous la Présidence Obama, l’industrie, par la voix du National Council of Textile Organizations se prononce en faveur de mesures de restriction des importations d’origine chinoise. En 2018, l’Administration Trump impose des droits de douanes supplémentaires sur l’acier pour motif de sécurité nationale.
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- National Science and Technology Council, Critical and Emerging Technologies List Update, février 2022.
- Chris Miller, Chip War, New York, Scribner, 2022.
- H.R.5525 – Semiconductor Chip Protection Act of 1984. https://www.congress.gov/bill/98th-congress/house-bill/5525.
- Eobert Hof, « Lessons from Sematech », MIT Technology Review, 25 juillet 2011.
- David Sanger, « Japanese Purchase of Chip Maker Canceled After Objections in U.S. », The New York Times, 17 mars 1987.
- Chris Miller, op. cit. 105. Jean Heilman Grier, « The Use of Section 301 to Open Japanese Markets to Foreign Firms », North Carolina Journal of International Law, vol. 17, no 1, hiver 1992. Ka Zeng, Trade Threats, Trade Wars : Bargaining, Retaliation, and American Coercive Diplomacy, The University of Michigan Press, 2004
- « Remarks by U.S. Secretary of Commerce Gina Raimondo : The CHIPS Act and a Long-term Vision for America’s Technological Leadership », 23 février 2023.
- « Executive Order on Ensuring Robust Consideration of Evolving National Security Risks by the Committee on Foreign Investment in the United States », 15 septembre 2022.
- « Ensuring U.S. Leadership and Innovation in Semiconductors », 9 janvier 2017.
- Mathilde Velliet et John Seaman, « L’objectif américain est d’endiguer les progrès technologiques chinois dans tous les secteurs-clés », Le Monde, 26 octobre 2022.
- Cette inquiétude est par exemple exprimée par l’ancien Secrétaire américain à la Défense (de 1977 à 1981) Harold Brown, dans son article « The United States And Japan : High Tech Is Foreign Policy », SAIS Review, vol. 9, no. 2, été-automne 1989, 1-18.
- John Wright, « Japan’s Self-Imposed One Percent Does It Really Matter ? », Journal of Indo-Pacific Affairs, juillet 2022. A titre indicatif, les dépenses japonaises en matière de défense s’élèvent en 1986 à 6 milliards de dollars, contre 85 milliards de dollars aux Etats-Unis. Harold Brown, dans son article « The United States And Japan : High Tech Is Foreign Policy », SAIS Review, vol. 9, no. 2, été-automne 1989, 6.
- « U.S. exports to China », Statista, 2022.
- Mathilde Velliet, « Convaincre et contraindre : les interférences américaines dans les échanges technologiques entre leurs alliés et la Chine », Étude de l’Ifri, Ifri, février 2022.
- Wende A, Wrubel, « The Toshiba-Kongsberg Incident : Shortcomings of Cocom, and Recommendations for Increased Effectiveness of Export Controls to the East Bloc. » American University International Law Review 4, no. 1 (1989) : 241-273.
- Tomoo Marukawa, « Japan’s High-Technology Trade with China and Its Export Control », Journal of East Asian Studies, septembre-décembre 2013, vol. 13, no.3, pp. 483-501.
- Mathilde Velliet, « Convaincre et contraindre : les interférences américaines dans les échanges technologiques entre leurs alliés et la Chine », Étude de l’Ifri, Ifri, février 2022.