Cette étude s’inscrit dans notre série « Capitalismes politiques en guerre » et sera discutée par l’autrice au Sénat ce soir, mercredi 15 février à 18h. Plus d’informations sur l’événement.

Les relations existantes entre la science, les technologies et la sécurité nationale se transforment aujourd’hui sous l’effet de la compétition internationale croissante. Les États élargissent le périmètre des actifs considérés comme pertinents pour leur souveraineté et leur autonomie stratégique. Au premier plan de ces technologies se trouvent les technologies numériques, du fait de leurs caractère ubiquitaire et dual. Or dans ces domaines considérés comme « critiques », les États européens sont tributaires d’entreprises privées étrangères, sur lesquelles ils n’ont pas la même prise que sur les entreprises des secteurs stratégiques traditionnels.

Parmi les technologies critiques, les technologies émergentes sont celles qui, à l’instar des technologies quantiques, se situent à un bas niveau de maturité, et dont le développement est issu au premier chef de la recherche académique. Les États disposent de leviers d’intervention plus directs pour financer, orienter et encadrer la recherche que ceux dont ils disposent pour orienter le développement des technologies plus matures relevant déjà de l’industrie. Dès lors, pour l’Europe comme pour de nombreux États, ces technologies sont vues comme une opportunité de retrouver une autonomie technologique sur le long terme. 

Alors que la recherche académique repose sur l’ouverture internationale et le partage de connaissances, concilier volonté de souveraineté et collaboration internationale présente toutefois de nouveaux dilemmes  : dans quelle mesure doit-on rester ouverts pour le développement de technologies émergentes, dans un contexte de rivalité et de concurrence internationale  ? Avec qui coopérer  ? La « sécuritisation » des technologies émergentes revient in fine à poser la question des alliances technologiques que l’Europe peut choisir de forger pour les décennies à venir.

Concilier volonté de souveraineté et collaboration internationale présente toutefois de nouveaux dilemmes  : dans quelle mesure doit-on rester ouverts pour le développement de technologies émergentes, dans un contexte de rivalité et de concurrence internationale  ?

Alice Pannier

Le rôle historique du militaire dans le développement de technologies

Les hautes technologies ont toujours été un objet politique. Historiquement, l’État, en France comme ailleurs, s’est impliqué dans le développement de technologies à des fins de capacité militaire, de prestige, et d’indépendance. Cela s’est principalement traduit par des investissements en R&D pour le développement de technologies militaires (armes complexes, munitions, navires, avions, véhicules terrestres), mais aussi de technologies habilitantes de nature duale (puissance de calcul, télécommunications, capacités spatiales). 

Cet investissement de l’État a pour objectif de mettre à sa disposition des systèmes militaires correspondant aux besoins identifiés nationalement, avec une maîtrise (relative) des délais et des coûts, mais aussi de lui faire bénéficier des retombées de l’investissement en R&D de défense : soit le développement et le maintien de talents et d’une industrie de pointe bénéficiant en retour aux secteurs civils. En France, ces objectifs militaires ont permis de développer des industries dans les domaines spatial, aéronautique, informatique et de la microélectronique. Les industries de défense ont donc traditionnellement joué un rôle central dans les systèmes nationaux d’innovation, en particulier lorsqu’elles investissent dans la recherche fondamentale, débouchant sur des technologies duales. 

Les industries de défense ont traditionnellement joué un rôle central dans les systèmes nationaux d’innovation, en particulier lorsqu’elles investissent dans la recherche fondamentale, débouchant sur des technologies duales. 

Alice Pannier

Sur un plan géopolitique, cette volonté d’autonomie stratégique par le biais de la base industrielle et technologique de défense a aussi pour but de conserver des marges de manœuvre en termes de politique étrangère, de gagner des marchés à l’export, et d’être résilient en cas de changements dans le contexte international (sanctions, contrôles des transferts de technologies). Cette importance du contexte géopolitique et ses conséquences pour le développement d’une industrie civile est manifeste dans l’histoire de l’informatique  : les motivations françaises à développer des technologies indépendantes dans le calcul (utiles au développement de la dissuasion nucléaire) découlaient pour une large part des embargos américains contre l’export de calculateurs vers la France dans le contexte de la guerre froide1. Si le Plan Calcul français a échoué à développer une industrie informatique indépendante, le succès des États-Unis depuis les années 1960 – notamment grâce à IBM – a permis d’asseoir la domination américaine dans l’informatique lorsque celle-ci est devenue une technologie « commerciale » et un bien de grande consommation.

Nouvelles technologies, nouvelles dépendances

Si l’État a toujours maintenu son ambition d’autonomie par le maintien d’une industrie de pointe dans la plupart des secteurs stratégiques, la donne s’est compliquée avec l’avènement de la transition numérique. Sur le plan de la production et de l’acquisition de technologies, ce phénomène a fortement changé le rapport des acteurs régaliens avec leurs fournisseurs. Il a créé une forte dépendance de l’État envers des acteurs du monde civil, généralement extra-européens, pour l’acquisition de matériels et services informatiques, y compris pour des fonctions stratégiques2. Pour des pans entiers des outils numériques de l’État, les besoins ont ainsi été comblés par des contrats auprès de fournisseurs américains, tel que le contrat passé par la Direction générale de la sécurité intérieure avec Palantir, ou la dépendance structurelle du Ministère des Armées envers Microsoft3

À l’échelle européenne, quelques acteurs ont bien une portée mondiale dans les technologies numériques déjà matures (semiconducteurs, équipements de télécommunication, calcul haute-performance, logiciels professionnels, lanceurs spatiaux). Cependant, alors que les grandes entreprises technologiques américaines – sans parler des acteurs chinois – diversifient leurs activités (par exemple, Space-X, Meta, Google et Amazon dans le spatial, les câbles sous-marins et, désormais, les technologies quantiques), le risque existe de voir s’accroître la dépendance française et européenne envers ces entreprises étrangères du secteur civil, y compris pour la conduite de nos activités sensibles, dont celles de nature militaire. 

Or, le contexte de durcissement des relations internationales, caractérisé par une volonté de découplage technologique entre les États-Unis et la Chine, fait peser des incertitudes quant à l’accès aux technologies et la liberté d’action en cas d’absence de fournisseur national ou alternatif. L’exemple historique de l’embargo américain sur les calculateurs rappelle que ces restrictions peuvent cibler les alliés. À défaut d’embargo, des pressions peuvent être exercées pour tenter d’orienter leur politique étrangère — on le voit aujourd’hui vis-à-vis de la Chine4

Le mouvement vers la sécuritisation des technologiques critiques et émergentes

La perte de contrôle de l’État sur les acteurs produisant des technologies stratégiques, et l’apparition de lacunes dans des pans importants des technologies de pointe, est loin de constituer un phénomène purement français. La France est cependant une illustration particulièrement criante, du fait de l’ambition qu’elle manifeste en ce domaine dès les années 1950, dans un contexte de développement d’une dissuasion nucléaire nationale. Qui plus est, les ambitions de souveraineté technologique ou d’autonomie stratégique sont désormais poursuivies par de nombreux États et par l’Union européenne elle-même. Les technologies dites « critiques », recouvrant un nombre toujours plus grand de secteurs, sont au cœur de ces stratégies. 

Le vocable de « technologies critiques » apparaît au tournant des années 1990 dans les textes de l’administration américaine. Cette notion recouvre certaines technologies ayant des propriétés qui les rendent particulièrement importantes pour l’intérêt national  ; des technologies qui sont « critiques » pour la croissance économique sur le long terme mais ne reçoivent pas suffisamment de soutien de la part des entreprises privées  ; et des domaines caractérisés par une compétition internationale et soumis à des risques d’espionnage5. La portée concrète du concept a toujours été débattue, en ce qu’il est utilisé de manière extensible pour couvrir des enjeux de compétitivité économique comme des enjeux plus spécifiques relevant de la supériorité des systèmes d’armes. Dans tous les cas, les technologies critiques requièrent l’action de l’État. Dans la même logique, la France adopte en 1995 le concept de « Technologies-clés », pour lesquelles l’État doit effectuer un « pilotage stratégique » de la recherche et déterminer les axes prioritaires. 

Pour sa part, l’Union européenne a pris le tournant des technologies critiques avec l’accession d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission. Elle a publié en 2019 sa liste, extensive, des technologies « critiques »6. L’objectif affiché  : que l’Europe maîtrise et possède des technologies-clés7. La France a adopté le vocable de technologies critiques dans la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises de 2019, ciblant la cybersécurité, l’intelligence artificielle, la robotique, la fabrication additive, les semi-conducteurs, les technologies quantiques et le stockage de l’énergie8. La liste fut élargie en janvier 2022 pour inclure les biotechnologies et les technologies impliquées dans la production d’énergies renouvelables9.

Dans tous les cas, les technologies critiques requièrent l’action de l’État.

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Pour maîtriser ces technologies critiques, les États recourent, avec plus ou moins de succès, à un ensemble d’outils et de mesures visant à la fois la promotion et la protection de ces technologies à l’échelon national  : plans d’investissement, restrictions au commerce et au transfert de technologies, contrôles sur les investissements étrangers entrants (peut-être sortants demain10) et, de manière croissante, protection de la recherche. En d’autres termes, c’est une « sécuritisation » des technologies critiques sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement qui s’opère. Il s’agit tout à la fois d’assurer la sécurité des technologies elles-mêmes (contre les menaces cyber, mais aussi en termes de standards techniques), la sécurité économique de l’État (contre la perte de contrôle sur des industries stratégiques), la sécurité des approvisionnements en technologies, composants et matières premières, et de sécuriser la recherche et le développement de technologies, notamment pour les technologies émergentes. 

Les technologies émergentes comme levier de souveraineté  : l’exemple du quantique

Parmi les technologies « critiques » ou « clés », les technologies émergentes sont celles qui, bien qu’identifiées comme stratégiques, n’ont « pas encore atteint un degré de maturité suffisant pour être utilisées par le marché », ou qui se destinent à un marché qui n’est pas encore suffisamment développé11. En ce qu’elles découlent de découvertes scientifiques issues d’une recherche sur le long terme, les technologies émergentes interrogent l’articulation entre la volonté des États de maîtriser des technologies de manière souveraine et le caractère ouvert de la recherche scientifique.

Les technologies quantiques illustrent la façon dont les technologies émergentes, même au stade de la recherche expérimentale, sont prises dans des enjeux géopolitiques, soulevant des dilemmes entre ouverture et fermeture. Du fait de leur potentiel très disruptif12, tout retard dans le développement de technologies quantiques est vu comme présentant des risques sérieux en matière de cybersécurité, de manque à gagner économique et de difficulté d’accès aux technologies13. À l’inverse, on considère que la maîtrise des technologies quantiques (notamment d’un ordinateur quantique à grande échelle) offrira un avantage stratégique au premier entrant. Dès lors, de nombreuses nations se précipitent pour développer leurs propres (éco)systèmes quantiques, dans ce qui commence à ressembler à une véritable course à l’espace. 

Les technologies quantiques illustrent la façon dont les technologies émergentes, même au stade de la recherche expérimentale, sont prises dans des enjeux géopolitiques, soulevant des dilemmes entre ouverture et fermeture.

Alice pannier

Les États-Unis et la Chine ont les capacités quantiques les plus avancées, les deux prétendant avoir atteint la « suprématie quantique », c’est-à-dire la capacité de résoudre des problèmes mathématiques qui prendraient des millions d’années à un ordinateur classique. Les progrès américains et chinois s’expliquent par l’importance des montants investis, certes difficiles à évaluer : dans le cas chinois, du fait d’un manque de transparence du gouvernement de Pékin14, et dans le cas américain, du fait que la majeure partie de l’effort de recherche soit réalisé par des entreprises privées (IBM, Google et Amazon en particulier). Contrairement à la plupart des technologies numériques matures, l’Europe est bien positionnée dans la course mondiale au quantique, grâce à son écosystème de recherche. L’Allemagne, la France, les Pays-Bas, l’Autriche ont tous d’importantes capacités de recherche dans le domaine et des écosystèmes de start-up florissants, tout comme le Canada et le Royaume-Uni. L’Australie, l’Inde, le Japon et la Corée du Sud se sont également lancés dans la course aux technologies quantiques. 

Joe Biden regardant le One quantum computer d’IBM à Poughkeepsie (N.Y.) le 6 octobre 2022 © AP Photo/Andrew Harnik

Si les stratégies quantiques répondent à des intérêts économiques et de sécurité nationaux (ou régionaux dans le cas européen), ces technologies à faible niveau de maturité ne peuvent pas être développées en autarcie ; elles sont encore au stade de la recherche expérimentale, stade où la collaboration internationale est incontournable pour les publications académiques et la reproduction d’expériences, nécessaire à la validation de concepts. Par ailleurs, pour les plus petits États notamment, la coopération internationale est vitale pour attirer les talents étrangers et former des équipes de taille suffisante. La coopération internationale dans le quantique est donc cruciale. Au sein de l’Union européenne, il existe un programme de recherche dédié aux technologies quantiques  : Bruxelles a ainsi investi à partir de 2018 un milliard d’euros pour co-financer des programmes collaboratifs intra-européens de recherche sur dix ans15. Au-delà de l’Union, on ne compte plus les annonces faites depuis un ou deux ans pour lancer des collaborations internationales dédiées aux technologies quantiques, par exemple entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie  ; les États-Unis et le Danemark  ; les États-Unis et l’Inde  ; l’Inde et l’Union européenne  ; et enfin, l’Union européenne et le Canada. 

Pour autant, dans la pratique, le passage des technologies quantiques du stade de la recherche académique fondamentale vers des applications disruptives dans le domaine de la défense crée des dilemmes pour le lancement de projets collaboratifs concrets, voire pour la diffusion même des connaissances scientifiques. Les coopérations menées dans le passé entre des chercheurs européens et chinois dans les communications quantiques sont ici une leçon, en ce qu’elles ont servi à asseoir aujourd’hui les avances de Pékin dans le domaine16. Une telle coopération ne serait plus envisageable aujourd’hui dans un domaine si stratégique, du fait de la remise en question par la Chine des droits de propriété intellectuelle et de la liberté académique, et de ses pratiques de coercition économique17.

Les préoccupations européennes au sujet de la coopération avec les États-Unis reflètent d’autres enjeux. D’une part, le narratif de maintien de la supériorité technologique américaine, pierre angulaire de sa superpuissance, contraste avec la volonté affichée d’une approche partenariale dans le développement de technologies – puisque ces coopérations serviraient, in fine, au maintien de la supériorité américaine. Cette asymétrie non assumée apparaît comme une ambigüité – si ce n’est une hypocrisie – dans la posture américaine, et nourrit la crainte chez les partenaires d’une coopération à sens unique ; et ce d’autant plus que les universités, entreprises privées et fonds d’investissements américains ont des moyens financiers inégalés pour embaucher les talents et racheter les jeunes pousses de l’étranger. Nouer avec les États-Unis des partenariats qui soient équilibrés et gagnant-gagnant dans les technologies émergentes n’est donc pas aisé. En outre, le fait que les grandes entreprises de la tech américaines investissent certainement autant, voire plus, que les universités crée des différences structurelles dans les écosystèmes de recherche sur le quantique entre les États-Unis et leurs partenaires européens ou asiatiques, ce qui complique là aussi la coopération. 

Le narratif de maintien de la supériorité technologique américaine, pierre angulaire de sa superpuissance, contraste avec la volonté affichée d’une approche partenariale dans le développement de technologies – puisque ces coopérations serviraient, in fine, au maintien de la supériorité américaine.

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Les coopérations entre puissances technologiques moyennes présentent moins de risques d’asymétrie, mais des réticences existent tout de même. À titre d’exemple, la Commission européenne, en particulier Thierry Breton, s’est opposée à la participation de plusieurs pays hors de l’Union (dont le Royaume-Uni, la Suisse et Israël), pourtant associés au programme Horizon Europe, aux projets portant sur les technologies quantiques, soulignant que l’objectif était de « créer des capacités européennes indépendantes dans le développement et la production de technologies […] d’importance stratégique » avec des applications duales18. À l’inverse, les communautés scientifiques poussent pour garder les programmes de recherche sur le quantique ouverts aux pays associés, affirmant que l’obligation de souveraineté technologique ne devrait pas se faire aux dépens de la collaboration scientifique. 

Enfin, au-delà des partenariats et financements collaboratifs, les multiples dimensions stratégiques des technologies quantiques interrogent sur la pertinence de diffuser les résultats de la recherche à travers des publications académiques. Que faire si les résultats issus de la recherche publique d’un pays sont développés en technologies par des entreprises privées étrangères, dotées de plus de moyens, ou si elles servent les intérêts d’adversaires  ? À titre d’exemple, Amazon a annoncé développer un ordinateur quantique basé sur un concept de qubit auto-correcteur publié par la start-up Alice & Bob, spin-off issue de Mines ParisTech. Les entreprises privées qui mènent des recherches fondamentales dans le quantique ne publient pas nécessairement leurs résultats, créant là aussi une asymétrie. À nouveau, on peut aussi citer le cas de la Chine et de sa stratégie d’exploiter l’ouverture des communautés scientifiques étrangères pour servir les intérêts du gouvernement de Pékin.

Coopération internationale et souveraineté dans les technologies émergentes  : de difficiles arbitrages

Jusqu’où faut-il « sécuritiser » la recherche sur les technologies quantiques  ? Les dilemmes qui apparaissent dans ce domaine concernent toutes les technologies émergentes fortement disruptives, telles que les biotechnologies, l’IA ou les nanomatériaux. Aussi se pose plus largement la question de la collaboration scientifique et technologique dans un contexte de compétition internationale, une problématique dont se saisissent de plus en plus les gouvernements, et qui est vouée à créer des débats entre les communautés scientifiques et les acteurs de la sécurité nationale.

Dans les technologies émergentes, l’innovation provient pour une large part des écosystèmes de recherche académique. Dès lors, « [les] technologies-clés émergentes […] sont celles sur lesquelles les organismes publics ont le plus de leviers, les technologies plus matures, par définition, étant sous la maîtrise des entreprises »19. Les États peuvent chercher à utiliser ces leviers pour orienter la recherche vers les technologies prioritaires, mais également pour sécuriser la recherche publique et imposer des restrictions à la coopération. De telles restrictions visent à répondre à divers objectifs  : la sanction d’un acte de guerre, la protection contre l’espionnage et les pratiques déloyales, ou le développement de technologies souveraines et le maintien d’un avantage comparatif. En fonction de l’objectif poursuivi, l’arbitrage entre ouverture et fermeture se fait plus ou moins aisément. Dans les cas les plus critiques, la coopération scientifique peut purement et simplement être interrompue. Aussi, suite à l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la collaboration scientifique avec la Russie a fait l’objet de sanctions  : tous les nouveaux projets de coopération scientifique ont été suspendus, et certains partenariats existants ont été interrompus.

Pour répondre aux problématiques d’espionnage et de pratiques déloyales, les pouvoirs publics peuvent recourir a minima à une sensibilisation des communautés de recherche et à la mise en place de mécanisme de screening des chercheurs étrangers. Le choix de l’étendue de ces restrictions est politique. L’approche européenne est résumée dans les conclusions du Conseil de l’Union de septembre 2021, dans lesquelles l’Union européenne réaffirme son engagement « à maintenir l’ouverture de la coopération internationale en matière de recherche et d’innovation afin de renforcer encore la qualité de la recherche dans l’Union, tout en s’efforçant de parvenir à des conditions de concurrence équitables et à une ouverture réciproque équilibrée en ce qui concerne la recherche et l’innovation, en coopération avec les pays partenaires, sur la base de valeurs et de principes fondamentaux communs »20. En complément, l’Union cherche à sensibiliser les communautés scientifiques et technologiques, et en particulier les universités, en publiant des lignes directrices sur la liberté académique, la sécurité des données, la protection de la propriété intellectuelle et des modalités d’enquête sur les cas d’ingérence étrangère.

L’Union cherche à sensibiliser les communautés scientifiques et technologiques, et en particulier les universités, en publiant des lignes directrices sur la liberté académique, la sécurité des données, la protection de la propriété intellectuelle et des modalités d’enquête sur les cas d’ingérence étrangère.

alice pannier

Dans la gestion des risques pouvant découler des collaborations internationales en sciences et technologies, l’Union adopte une approche non discriminatoire à l’égard des autres pays, les classant tous comme « hors Union ». Cela contraste avec l’approche américaine où les politiques peuvent cibler des pays individuels, comme avec la très débattue « China Initiative » lancée sous l’administration Trump. L’initiative a été révisée par l’administration Biden pour adopter une approche plus large qui ne cible pas uniquement la Chine, mais aborde également les « menaces posées par la Russie,  l’Iran et d’autres pays »21. Si l’Union européenne n’adopte pas une approche discriminatoire, un récent rapport du Sénat a toutefois alerté sur la stratégie d’influence de long terme orchestrée et planifiée par la Chine  : les collaborations académiques, les partenariats de recherche, les joint-ventures et les programmes de recrutement de talents jouent un rôle central dans la stratégie chinoise d’acquisition et de développement de technologies22.  Il y a donc consensus, a minima, sur la nécessité de placer des restrictions pour contrer les pratiques déloyales menées par certains États.Le troisième objectif, celui de développer des technologies souveraines, crée d’autres dilemmes. Pour les technologies ayant un lien direct avec la R&D de défense, les restrictions particulières en termes de diffusion des savoirs et de collaboration internationale sont une pratique courante. Mais les technologies de l’information ont évidemment une portée bien plus large.  Au sein de l’Union, la réponse est claire  : la concurrence économique entre États-membres se mêle sans difficulté à la coopération scientifique transfrontalière. Mais au-delà  ? Les finalités de la coopération dans les technologies émergentes dépassent la logique scientifique. La coopération scientifique peut permettre d’influencer, d’exercer un soft power, et de tisser des liens au-delà de la science. En partageant des savoirs aux implications militaires et économiques fortes, elle pose aussi la question très politique des communautés d’intérêts stratégiques et des partenariats technologiques qui sous-tendront les alliances des années à venir.

Sources
  1. J. W. Cortada, « Public Policies and the Development of National Computer Industries in Britain, France, and the Soviet Union, 1940–80 », Journal of Contemporary History, vol. 44, n° 3 ; P.-E. Mounier-Kuhn, « Le Plan Calcul, Bull et l’industrie des composants : les contradictions d’une stratégie », Revue Historique, juillet-septembre 1994, pp. 123-153.
  2. P. Hérault, « Comment renforcer la souveraineté à l’heure des chaînes de valeur mondiales ? », Études de l’Ifri, décembre 2021.
  3. . Cheminat, « Le contrat open bar Microsoft de l’Armée rentre dans les rangs de l’Ugap », Le Monde informatique, 28 décembre 2022.
  4. M. Velliet, « Convaincre et contraindre  : les interférences américaines dans les échanges technologiques entre leurs alliés et la Chine », Études de l’Ifri, février 2022.
  5. B. Bimber et S. W. Popper, « What is a critical technology  ? », RAND, DRU-605-CTI, février 1994.
  6. Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union. La liste comprend « l’intelligence artificielle, la robotique, les semi-conducteurs, la cybersécurité, l’aérospatiale, la défense, le stockage de l’énergie, les technologies quantiques et nucléaires, ainsi que les nanotechnologies et les biotechnologies », ainsi que les infrastructures qui s’y rapportent.
  7. Discours prononcé par la Présidente élue von der Leyen à la séance plénière du Parlement européen à l’occasion de la présentation de son Collège des Commissaires et leur programme, 29 novembre 2019. « […] il faut que nous maîtrisions les technologies clés et que nous, Européens, en soyons propriétaires », traduction (officielle), depuis l’allemand  : « Erste, müssen Schlüsseltechnologien beherrschen und in Europa besitzen ».
  8. Article R151.3 du Code monétaire et financier.
  9. Direction Générale du Trésor, « Les secteurs d’activités dans lesquels les investissements sont soumis à autorisation préalable », 25 novembre 2021.
  10. A. Swanson and L. Hirsch, « U.S. Aims to Curtail Technology Investment in China », The New York Times, 9 février 2023.
  11. P. Marlier et J.-F. Mathieu , « Technologies clés émergentes : outil de politique publique pour la recherche », rapport du BIPE pour le Sénat, février 2008, p.6.
  12. Les calculateurs quantiques pourraient conduire à des progrès importants en matière de simulation de systèmes complexes, avec des applications envisagées dans la recherche pharmaceutique, la modélisation des transports et l’analyse du climat. Ils sont également susceptibles de déchiffrer une grande part des algorithmes de chiffrement actuellement employés et d’ainsi menacer aussi bien les communications sécurisées gouvernementales que les transactions en ligne. Et c’est sans compter qu’il existe d’autres usages possibles des technologies quantiques (communications, senseurs).
  13. A. Pannier, « Calcul stratégique : Le calcul haute performance et l’informatique quantique dans la quête de puissance technologique de l’Europe », Études de l’Ifri, octobre 2021.
  14. D. Garisto, « China Is Pulling Ahead in Global Quantum Race, New Studies Suggest », Scientific American, 15 juillet 2021.
  15. Voir A. Pannier, op. cit.
  16. M. Julienne, « Le rêve quantique chinois : les aspirations d’un géant dans l’infiniment petit », Études de l’Ifri, février 2022.
  17. Florin Zubascu, « EU rewrites rulebook on science and technology cooperation with the rest of the world », Sciences Business, 29 juin 2021.
  18. E. Kelly, « Viewpoint  : EU Will Be ‘Shooting Itself in Foot’ If It Bars UK, Switzerland, Israel from Quantum and Space Projects », Science Business, 18 mars 2021.
  19. P. Marlier et J.-F. Mathieu , « Technologies clés émergentes », op. cit., p.11.
  20. Conclusions du Conseil relatives à l’approche mondiale de la recherche et de l’innovation – La stratégie de coopération internationale de l’Europe dans un monde en mutation, septembre 2021.
  21. J. Gerstein, « DOJ shuts down China-focused anti-espionage program », Politico, 23 février 2022.
  22. A. Gattolin, « Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur les influences Étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences », Sénat, n°873, 29 septembre 2021. Voir aussi NCSC, « Fact sheet – Protecting critical and emerging U.S. technologies from foreign threats », 21 octobre 2021.