La recherche d’une plus grande sécurité économique est devenue une priorité pour à peu près tout le monde. Le récent sommet du G7 à Hiroshima, au Japon, vient d’apporter une nouvelle confirmation de l’importance croissante accordée à cette notion, qui a été l’un des principaux sujets de discussion. Le communiqué final le reflète, qui contient une section consacrée à la sécurité et à la résilience économiques 1.
Cette double mention est un témoignage des divergences de vues au sein du G7. Certains des membres du club ne sont pas à l’aise avec le concept de sécurité économique et lui préfèrent l’alternative de la résilience économique. Le même problème se pose souvent lorsqu’on aborde les questions de sécurité des chaînes d’approvisionnement, à laquelle certains acteurs préfèrent la notion de résilience des chaînes d’approvisionnement. La gêne et le manque de clarté sont compréhensibles car, en l’espace de quelques années, la sécurité économique est passée du statut de tabou dans une économie mondialement ouverte à celui d’élément central de l’élaboration des politiques nationales et internationales. L’absence de définition de ce que les sept pays entendent par sécurité économique témoigne d’un certain degré d’incertitude quant à sa nature et à sa signification pour les différents acteurs.
Ces questionnements et divergences sont encore amplifiés dans le débat européen. En effet, la sécurité économique se bâtit sur deux lignes de failles continentales. La première est la division nette, et aujourd’hui clairement dépassée, entre l’économie, qui relève largement de la compétence de l’Union, et la sécurité, qui reste du ressort des États membres. Pour l’Union et ses États membres, la sécurité économique crée une difficulté structurelle qui s’ajoute à la difficulté conceptuelle à laquelle tous les autres acteurs sont confrontés. C’est un casse-tête que les débats en cours sur l’octroi à la Commission de compétences accrues en matière de contrôle des exportations et de contrôle des investissements directs étrangers peuvent contribuer à résoudre, mais non sans difficultés. Le problème structurel n’apparaît pas exclusivement dans la division entre Bruxelles et les États membres, mais aussi dans celle entre les différentes institutions, directions générales et unités. Des unités dédiées à la sécurité économique apporteraient une solution viable, bien que partielle, à cette dernière ligne de partage.
L’autre ligne de faille sépare les États-membres : il s’agit de la différence permanente de points de vue et d’intérêts entre les 27 États membres, pour lesquels même la sécurité nationale revêt des significations différentes, sans parler d’un nouveau concept tel que la sécurité économique. Par exemple, les États membres envisagent différemment la relation entre l’absence de règles du jeu équitables (level-playing field) et la question de la résilience. Certains États membres insistent sur la nécessité de traiter les deux comme des questions distinctes qui nécessitent des réponses différentes. D’autres considèrent que les défis en matière de sécurité économique auxquels l’Europe se retrouve confrontée rapprochent ces deux aspects. Les restrictions imposées en matière d’accès au marché chinois ont ainsi traditionnellement été considérées comme une question relevant du programme d’égalisation des conditions de concurrence. L’accord global sur les investissements (CAI) officiellement conclu entre l’Union et la Chine en 2020 visait à répondre à cette problématique 2.
Toutefois, les restrictions imposées au marché chinois peuvent rapidement créer des risques en matière de résilience, et ce pour deux raisons. La première est l’ouverture et la fermeture relativement arbitraires et parfois soudaines de zones et de secteurs du marché chinois, qui attirent ou repoussent les entreprises étrangères en fonction des besoins. Les entreprises européennes sont ainsi exposées au risque de voir leur part de marché se réduire sur un marché dans lequel elles ont beaucoup investi. La seconde concerne le risque que courent les entreprises européennes lorsque des accords tels que le CAI leur permettent d’accroître leur exposition et souvent leur dépendance à l’égard d’un marché qui pourrait ensuite les évincer une fois qu’il n’aura plus besoin d’elles. Tous ces éléments placent les entreprises européennes non seulement dans une situation désavantageuse par rapport aux entreprises chinoises, mais aussi dans une situation qui peut, à terme, nuire à la prospérité de l’Europe.
Dans son discours sur la Chine prononcé le 30 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a non seulement annoncé que la Commission allait publier une stratégie de sécurité économique de l’Union, mais elle a également identifié quatre piliers pour réduire les risques dans les relations avec la Chine : (i) rendre l’Union plus compétitive et plus résistante, (ii) mieux utiliser la panoplie existante d’instruments commerciaux, (iii) développer de nouveaux outils défensifs pour certains secteurs critiques et (iv) s’aligner avec les partenaires 3.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Ces quatre piliers peuvent être adoptés afin de mettre en œuvre des actions en matière de sécurité économique européenne. Néanmoins, la stratégie européenne ne peut se limiter à de seules actions. Elle doit fournir les motivations et les raisonnement qui les sous-tendent et, par conséquent, en exposer l’orientation générale. Pour ce faire, il faut partir des préoccupations et des craintes des Européens en matière de sécurité économique. Quatre préoccupations principales ont été identifiées : l’habilitation militaire, les ruptures d’approvisionnement, la souveraineté et la prospérité.
L’habilitation militaire se caractérise ici par le transfert non désiré et/ou non contrôlé d’articles, de technologies, d’informations et de connaissances susceptibles de favoriser le développement militaire de la Chine (ou de tout autre pays non allié) et d’accroître les vulnérabilités de l’Europe en matière militaire et de défense. Des quatre préoccupations identifiées, celle-ci est sans doute la plus facile à aborder car elle concerne l’aspect le plus traditionnel de la sécurité économique : les moyens économiques qui « affectent la capacité d’un pays à se défendre » 4. Des mesures telles que le contrôle des exportations, le mécanisme de filtrage des investissements entrants, les politiques de sécurité des données et les lignes directrices sur les infrastructures critiques et les collaborations en matière de recherche sont quelques-uns des instruments que l’Union a mis au point pour répondre à cette préoccupation. Toutefois, la frontière floue entre l’utilisation militaire et civile des technologies, des connaissances et des données, ainsi que la nature à double usage de certaines d’entre elles, ont compliqué le traitement de cette question. La compréhension accrue en Europe de la stratégie chinoise de fusion civilo-militaire (MCF) a encore ravivé les inquiétudes concernant l’utilisation militaire de technologies, de connaissances et de données d’origine civile.
Les ruptures d’approvisionnement peuvent avoir différentes origines et prendre différentes formes. Par exemple, les perturbations peuvent être le résultat d’une stratégie ou d’une tactique délibérée, comme dans le cas de l’instrumentalisation des interdépendances économiques, qui peuvent être employées comme moyens de coercition. Toutefois, celles-ci peuvent également trouver leur cause dans des évènements qui ne sont pas de nature politico-stratégique, comme dans le cas de la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales qui s’est produite pendant la pandémie.
Quoi qu’il en soit, le monde contemporain connaît désormais les deux types de perturbations avec une fréquence et une intensité accrues. À certains égards, elles nécessitent le même type de réponse, qui vise à accroître la résilience de l’approvisionnement européen et l’accès aux infrastructures, biens et services essentiels. Les débats et les politiques concernant la diversification des chaînes d’approvisionnement (c’est-à-dire le paquet législatif européen sur les semiconducteurs et la législation européenne sur les matières premières critiques), la constitution de stocks et le recyclage des intrants essentiels visent tous à accroître la résilience de l’Union, quelle que soit la cause de la perturbation. Toutefois, leur utilisation stratégique exige un niveau de réponse supplémentaire, qui tienne compte de la spécificité des fournisseurs et des investisseurs qui présentent des risques plus élevés. Le degré de risque posé par les différents acteurs ne peut être évalué qu’au moyen d’une évaluation méthodique des risques par pays. Par exemple, si un pays a déjà eu recours à des perturbations ou à des menaces de perturbations par le passé, et si le gouvernement en charge est toujours le même, alors ce pays sera jugé à haut risque. Dans ce cas, des mesures supplémentaires, telles que le filtrage des investissements et l’instrument de lutte contre la coercition, sont nécessaires.
La souveraineté consiste à pouvoir prendre des décisions sans contraintes extérieures. La puissance économique de la Chine lui permet d’exercer une influence directe et indirecte qui limite la souveraineté européenne. L’influence directe s’est manifestée, par exemple, dans la tentative de la Chine de convaincre Continental, une entreprise allemande qui fabrique des pièces automobiles, de cesser d’utiliser des composants fabriqués en Lituanie 5. Toutefois, l’influence indirecte est peut-être encore plus inquiétante et nuisible. On parle d’influence indirecte lorsque les acteurs chinois n’ont pas besoin d’exercer une coercition économique ou de faire pression sur les entreprises européennes pour obtenir un changement de décision ; ce sont alors les acteurs européens eux-mêmes qui, pour prévenir une situation dans laquelle ils pourraient perdre l’accès au marché chinois ou les investissements chinois, font pression de manière préventive sur les gouvernements européens pour qu’ils prennent ou ne prennent pas certaines décisions.
Les préoccupations relatives à la prospérité sont souvent considérées comme les plus problématiques, en particulier à Bruxelles et dans les pays européens ayant une profonde tradition de libéralisme économique. Cependant, il serait au mieux incomplet et au pire hypocrite de prétendre que la sauvegarde de la prospérité européenne ne joue aucun rôle dans la manière dont les Européens pensent la sécurité économique et l’élaboration des politiques qui en découlent. Le discours d’Ursula Von der Leyen sur la Chine mentionne la prospérité à quatre reprises. Dans sa conclusion, elle déclare même que : « Nous devons collectivement montrer que notre système démocratique, nos valeurs et notre économie ouverte peuvent apporter la prospérité et la sécurité à nos concitoyens » 6.
La notion de prospérité permet de recouvrir l’ensemble des problématiques qui ont été discutées jusqu’à présent. Tous les autres points (capacité militaire, rupture d’approvisionnement et souveraineté) peuvent avoir un impact négatif sur la prospérité d’un pays, mais il en va de même pour la concurrence économique déloyale et la vente d’actifs européens. La prospérité réunit les préoccupations relatives à l’égalisation des conditions de concurrence, à la résilience et à la sécurité économique. La perte de prospérité s’accompagne de risques importants pour la sécurité, en premier lieu la diminution de la capacité à se défendre et la probabilité accrue d’instabilité sociale et politique qui peut conduire à une dégradation de la sécurité. Un contre-argument pourrait faire valoir qu’il s’agit d’un scénario à long terme, hautement spéculatif, qui relève du domaine des menaces potentielles pour la sécurité plutôt que des menaces réelles.
Mais il y a deux réalités importantes qui doivent être prises en compte par toute stratégie ou approche de la sécurité économique. La première est qu’une stratégie de sécurité économique, pour être appelée ainsi, doit répondre aux menaces réelles tout en s’efforçant d’éviter que se réalisent les scénarios potentiels ; elle doit aussi être préparée au cas où ceux-ci se concrétiseraient. La deuxième réalité est qu’en tant qu’Européens, nous pouvons soit prétendre que la prospérité, la compétitivité économique, le progrès technologique et d’autres avantages économiques ne relèvent pas du domaine de la sécurité économique, cela allant à l’encontre de l’idée d’une mondialisation ouverte et équitable ; soit accepter que la prospérité, la compétitivité économique, le progrès technologique et d’autres avantages économiques constituent un élément essentiel de la sécurité économique et que d’autres pays, tels que les États-Unis et la Chine, fonctionnent déjà sur la base de cette hypothèse. Si nous acceptons cette dernière hypothèse, non seulement les Européens pourront jouer au même jeu que les autres grandes puissances, mais ils pourront aussi se concentrer sur la prévention de ce qui les inquiète vraiment lorsqu’ils parlent de sécurité économique, à savoir le protectionnisme. Il s’agit d’une approche plus efficace que celle consistant à louvoyer, sans assumer la protection de sa prospérité et de ses avantages économiques, et sans s’attaquer au véritable problème. Après tout, protéger sa prospérité n’est pas synonyme de protectionnisme et une stratégie européenne de sécurité économique complète et efficace devrait être en mesure de fournir des orientations sur la manière d’éviter le renforcement des capacités militaires des rivaux stratégiques, les perturbations économiques et la perte de souveraineté et de prospérité.
Le rôle de la Chine
Bien que la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie aient placé la sécurité économique sous les feux de la rampe, les inquiétudes qui y sont liées sont apparues avant 2020 et sont depuis longtemps directement ou indirectement liées à la Chine. Les trois principales raisons en sont ses capacités militaires, sa puissance économique et sa propre stratégie de sécurité économique.
Tout d’abord, la Chine est le premier pays non européen à acquérir un degré de capacité militaire qui dépasse celui de l’Europe et qui puisse donc menacer la sécurité européenne. Le fait qu’elle puisse remettre en question les capacités militaires du principal garant de la sécurité de l’Europe – les États-Unis – est peut-être encore plus inquiétant. En termes de sécurité économique, les capacités militaires de la Chine suscitent des inquiétudes, tant en ce qui concerne l’accès à l’équipement, à la technologie et au savoir-faire militaires de l’Union qu’en ce qui concerne les répercussions en cas d’escalade militaire. Plus l’Armée populaire de libération gagne en confiance et en préparation, plus le scénario d’une escalade dans le détroit de Taiwan devient probable et se rapproche dans le temps. Bien qu’éloignée du continent, une escalade dans le détroit de Taiwan coûterait des milliers de milliards à l’économie mondiale et menacerait la sécurité économique de l’Europe 7.
Deuxièmement, l’opacité du système chinois fait planer une incertitude sur la fiabilité de la Chine en tant que partenaire économique. Le fait qu’un marché aussi vaste, et d’une importance fondamentale pour l’Union, soit contrôlé par un système décisionnel qui façonne l’ouverture et la fermeture des secteurs et du marché en fonction d’un agenda politique constitue un risque. Le confinement en réponse à l’épidémie de Covid-19, le verrouillage soudain de Shanghai, le boycott des entreprises européennes et les descentes dans les entreprises américaines en vertu de la nouvelle loi sur le contre-espionnage ne sont que quelques-uns des exemples ayant conduit à ce que la Chine soit aujourd’hui une préoccupation majeure pour la sécurité économique de l’Europe. En outre, puisque les entreprises européennes continuent à dépendre fortement de leur commerce avec la Chine, la question du degré d’influence que cette dernière peut exercer sur ces entreprises et sur les pays dont elles sont originaires ne peut être ignorée. Les exemples de coercition économique à l’encontre de l’Australie, qui a demandé une enquête internationale sur l’origine du Covid-19, et de la Lituanie, qui a ouvert le bureau du représentant permanent de Taïwan à Vilnius, ne sont que les épisodes les plus connus de nombreux autres cas dans lesquels la Chine a utilisé sa puissance économique pour « punir » des pays 8.
Troisièmement, les documents stratégiques de la Chine énoncent clairement les intentions de Pékin en matière de protection et de promotion de sa propre sécurité économique. Parmi les nombreux documents stratégiques susceptibles d’avoir des répercussions pour la sécurité économique de l’Europe, trois sont particulièrement notables : le concept de sécurité nationale globale, Made in China 2025 (MiC25) et l’économie à double circulation dans le cadre du 14e plan quinquennal (2021-2025). Le concept de sécurité nationale globale souligne l’importance de la sécurité économique pour les dirigeants du parti communiste chinois en considérant la sécurité économique comme le « fondement » de la sécurité nationale de la Chine 9. L’objectif du MiC25 est de faire de la Chine un centre de production de haute technologie et d’accroître la part de marché mondiale de la Chine dans le domaine des composants de haute technologie 10. L’économie à double circulation s’appuie sur le MiC25 et s’efforce d’accroître la production de haute technologie et à valeur ajoutée de la Chine et d’augmenter sa résilience tant au niveau de l’offre que de la demande en réduisant la dépendance de la Chine à l’égard des marchés étrangers 11. Même récemment, alors que la Chine s’ouvrait après la longue fermeture due à la pandémie de Covid-19 et qu’elle essayait d’attirer davantage d’investissements étrangers, Xi Jinping a réitéré, lors du Congrès national du peuple (CNP) en mars, l’objectif d’accélérer le processus d’autosuffisance technologique.
Pour toutes les stratégies susmentionnées, il existe des contraintes contingentes et structurelles qui ralentissent ou empêchent la Chine d’atteindre ses objectifs (par exemple, la lenteur de la reprise économique qui rend les partenaires et les investissements mondiaux essentiels) et, par conséquent, nous pouvons parfois être amenés à penser que l’orientation du pays a changé. Bien qu’il existe un écart entre l’objectif stratégique et les actions de la RPC, qui peut être important, il n’en reste pas moins que si la Chine n’était pas soumise à des contraintes, elle deviendrait volontiers autosuffisante. Il est non seulement primordial de réduire les dépendances à l’égard de la Chine, mais aussi de veiller à ce que les contraintes soient maintenues, érigées et exploitées lorsque cela est possible, afin d’empêcher la Chine de devenir autosuffisante.
Certes, la Chine et l’économie chinoise ont largement contribué à la prospérité européenne et elle n’est pas le seul acteur qui, privé de contraintes structurelles et externes, préférerait être autosuffisant, mais elle est jusqu’à présent l’un des rares acteurs à avoir pris des mesures sérieuses et substantielles pour parvenir à cette autosuffisance technologique. En outre, on pourrait affirmer que les autres puissances ont adopté des mesures de sécurité économique motivées par la nécessité de répondre à la Chine plutôt que par le désir de devenir plus autosuffisants. Enfin, à l’exception des États-Unis, si d’autres acteurs décidaient de poursuivre un programme visant à l’autosuffisance, cela n’aurait pas le même impact sur l’Europe que dans le cas de la Chine. Ce cas de figure aurait notamment pour conséquence une réduction de l’accès au marché chinois pour les entreprises et les investissements étrangers et l’augmentation de la capacité de la Chine à adopter des mesures coercitives, en diminuant considérablement l’importance des intrants et des marchés extérieurs pour son économie.
Défis mondiaux dans l’élaboration de la politique de sécurité économique
Les tensions présentées précédemment et l’ensemble des préoccupations diverses liées à la Chine montrent pourquoi il est difficile de parvenir à une définition claire de la sécurité économique en Europe, et a fortiori au sein du G7. Il est donc peu probable que l’idéal académique d’une définition de la sécurité économique européenne en quelques lignes se concrétise.
Dans l’ouvrage Six faces of Globalization, Anthea Roberts et Nicolas Lamp décrivent le récit autour de la sécurité économique comme une « sécurisation de la politique économique et une économisation de la politique de sécurité » 12. Si le premier terme correspond bien au processus décrit dans la théorie de la sécurisation 13, le processus de transformation à double sens de la sécurité et de l’économie est peut-être mieux décrit comme un processus de traduction, où les logiques d’un secteur sont adoptées et traduites par un autre secteur 14.
Le débat mondial sur la sécurité économique et les nombreuses tensions qui en découlent sont le résultat de sa relative nouveauté, de la présence de logiques et de questions appartenant à de multiples domaines auparavant quelque peu séparés ; il est difficile d’identifier et de répondre efficacement aux menaces, qu’elles soient perçues ou réelles. Dans un rapport récemment publié par l’institut MERICS 15 trois lignes de tension dans l’élaboration des politiques de sécurité économique mondiale sont soulignées : l’ouverture économique par rapport à la sécurité nationale, l’élaboration de politiques unilatérales par rapport à l’élaboration de politiques multilatérales et l’agnosticisme des pays quant au ciblage de la Chine.
Tous les pays ont largement bénéficié d’une économie mondiale ouverte, mais l’inégalité des règles du jeu et la réintroduction de la politique de puissance dans les échanges économiques mondiaux ont créé une situation dans laquelle les États souhaitent se protéger contre les actions susceptibles de leur porter préjudice. Cependant, les acteurs très dépendants aux échanges comme l’Union peuvent difficilement adopter un programme visant à l’autosuffisance et au protectionnisme et s’efforcent donc de trouver un équilibre entre la protection de leurs intérêts et le maintien d’une économie mondiale en réseau. C’est pourquoi les Européens et d’autres acteurs de taille moyenne comme le Japon et la Corée du Sud soutiennent souvent une approche de la sécurité économique basée sur la collaboration et la coordination avec des partenaires — comme un G7 ouvert. Même les grandes puissances comme les États-Unis se rendent compte que les politiques unilatérales sont rarement efficaces. Les contrôles des exportations de semi-conducteurs adoptés le 7 octobre 2022 par les États-Unis seraient peu efficaces si des acteurs tels que les Pays-Bas et le Japon ne collaboraient pas aux efforts visant à restreindre le flux des articles ciblés vers la Chine.
Concernant le ciblage géographique, on observe des divergences. Bien que la Chine soit la principale préoccupation de la plupart des pays en matière de sécurité économique, les États-Unis semblent être le seul acteur désireux d’adopter des politiques la visant explicitement — d’autres préfèrent conserver une approche agnostique. C’est l’approche adoptée avec raison par l’Union européenne. Plutôt que de fonder sa politique de sécurité économique sur les actuelles tensions géopolitiques et de cibler explicitement la Chine, elle doit développer son approche sur la base d’une évaluation des risques ; si celle-ci montre que certains aspects de sa relation avec Pékin sont « à haut risque », l’adoption d’une orientation politique ciblant ces risques élevés sera alors non seulement judicieuse mais nécessaire.
Sources
- G7 Hiroshima Leaders’ Communiqué, 20 mai 2023, p. 18-19.
- Commission européenne, « L’UE et la Chine parviennent à un accord de principe sur les investissements », 30 décembre 2020.
- Commission européenne, « Discours de la Présidente von der Leyen sur les relations entre l’UE et la Chine à l’intention du Mercator Institute for China Studies et du Centre de politique européenne », 30 mars 2023.
- Vincent Cable, « What is International Economic Security ? », International Affairs, 1995, vol.71, no. 2, p. 305-324.
- Nikkei Asia, « China said to arm-twist Continental on Lithuania business », 18 décembre 2021.
- Commission européenne, « Discours de la Présidente von der Leyen sur les relations entre l’UE et la Chine à l’intention du Mercator Institute for China Studies et du Centre de politique européenne », 30 mars 2023.
- Charlie Vest, Agatha Kratz, and Reva Goujon, « The Global Economic Disruptions from a Taiwan Conflict », Rhodium Group, 2023.
- Aya Adachi, Alexander Brown, Max Zenglein, « Fasten your seatbelts : How to manage China’s economic coercion », Merics, 2022.
- Katjia Drinhausen, Helena Legarda, « Comprehensive National Security Unleashed. How Xi’s approach shapes China’s policies at home and abroad », Merics, 2022.
- State Council, « Notice of the State Council on the publication of Made in China 2025 » (“国务院关于印发《中国制造2025》的通知”), 2015.
- Government of the People’s Republic of China, « The Fourteenth Five-Year Plan for the National Economic and Social Development of the People’s Republic of China and Outline of Long-term Goals for 2035 » (中华人民共和国国民经济和社会发展第十四个五年规划和2035年远景目标纲要), mars 2021.
- Les auteurs utilisent le terme « geoeconomics » et non sécurité économique. Anthea Roberts and Nicolas Lamp, Six Faces of Globalization. Who wins, who loses, and why it matters, Cambridge, Harvard University Press, 2021, p. 123.
- Barry Buzan, Ole Weaver, Jaap de Wilde, Security. A New Framework for Analysis, Boulder, Lynne Riener Publishers, 1998.
- Trine Villumsen Berling, Ulrik Pram Gad, Karen Lund Petersen, Ole Wæver, Translations of Security – A Framework for the Study of Unwanted Futures, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022.
- Francesca Ghiretti, « From opportunity to risk : The changing economic security policies vis-à-vis China », Merics, 2023.