La Guerre hors limites, un aggiornamento
Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 39
Certains textes sont aussi dangereux que des armes. En 1999, le petit précis de stratégie de Wang Xiangsui et Qiao Liang a été un tournant : des années plus tard, La Guerre hors limite est toujours là. Mais sa version mise à jour est plus étendue, plus ambitieuse : à l'ère de l'information, la Chine doit provoquer le fléchissement de l’Amérique en prenant le contrôle d'un organisme qui « a échappé à l’Empire » — Internet.
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- Alexandre Antonio •
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- HAP/Quirky China News / Rex Features
Qiao Liang (乔良, 1955-), est un théoricien militaire chinois et général de division à la retraite de l’Armée de l’air populaire de libération. Il est aussi secrétaire général adjoint du Conseil d’études sur la politique de sécurité nationale et membre de l’Association des écrivains chinois.
Qiao est surtout un auteur reconnu pour la publication en 1999 d’un influent ouvrage pour comprendre la stratégie politique chinoise La Guerre hors limites (超限战), coécrit avec Wang Xiangsui. Dans leur œuvre, les deux auteurs proposent une vision nouvelle de la confrontation entre les États-Unis et la Chine qui dépasse désormais le simple champ militaire, en affirmant que ce nouveau « champ de bataille de la guerre hors limites n’est pas le même que par le passé puisqu’il comprend tous les espaces naturels » mais aussi le nouvel horizon de la fin du XXème siècle que représentait « l’espace en pleine croissance de la technologie. Pour les deux auteurs, en attestent leurs travaux publiés subséquemment, cette « guerre hors limites » est toujours d’actualité, et doit signifier pour la Chine l’emploi de moyens non militaires — tous les espaces financiers, juridiques, et technologiques — pour prendre le dessus sur les États-Unis.
Dix-sept ans après La Guerre hors limites, dans un contexte où l’espace numérique s’est étendu, Qiao Liang prolonge cette réflexion dans son ouvrage L’Arc de l’Empire (帝国之弧), publié en 2016. Dans la dernière partie de son livre, Qiao livre un résumé de la stratégie que Pékin pourrait adopter « pour maximiser les avantages et minimiser les menaces » au XXIème siècle. Qiao Liang considère désormais la guerre de l’information — symbolisée par l’avènement d’Internet — comme le nouvel espace qui transforme la nature de la guerre, en favorisant en particulier, via les transactions financières et paiements dans des monnaies alternatives, le renforcement des politiques anti-dollar. Pour l’ancien général de l’Armée de l’air, Internet, qui est né aux États-Unis, « n’obéit plus à l’empire qui l’a fait naître », et est décrit comme un « organisme autonome qui se développe de lui-même, engagé dans une guerre illimitée contre le monde en permanence ». Qiao Liang exprime enfin une certitude sur cet espace numérique : en participant, pour reprendre l’expression de l’auteur, à la « décentralisation du monde », Internet contribuera à l’écroulement de l’hégémonie financière des États-Unis et du dollar.
Ainsi, selon Qiao Liang, lorsque viendra le monde sans empires, l’opportunité sera pour la Chine — qui ne dispose pas d’empire hégémonique au début de l’ère d’Internet — « et ses amis » de tirer partie de cette fragmentation pour façonner un monde multipolaire que Pékin souhaite voir émerger dans le cadre de sa doctrine mondiale. Nous traduisons pour la première fois en français la conclusion de l’ouvrage.
Il y a cent ans, la Première Guerre mondiale éclatait en Europe, les États-Unis et l’Europe se disputant le capital et la destruction du capitalisme financier. Cent ans plus tard, lorsque les pays développés des États-Unis et de l’Europe sont entrés dans l’économie virtuelle, la donne a changé. Le bâton du destin national est désormais entre les mains des pays émergents.
Pour leur part, les États-Unis et les pays européens ont joué le jeu de la lutte des capitaux à grande échelle et à un rythme accéléré au cours des quarante dernières années. Si, à la fin du XXe siècle, « l’effet papillon » n’était encore qu’une belle expression, aujourd’hui, alors qu’Internet a accéléré les battements d’ailes du capital financier, chaque battement d’ailes de ce papillon peut créer une tempête qui ébranlera le monde. Les États-Unis, un papillon impérial qui dépend presque du capital pour respirer et survivre, ont eu de plus en plus besoin de battre leurs ailes de plus en plus vite pour se maintenir en vie après l’avènement du nouveau siècle.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Par conséquent, leur lutte pour le capital avec le monde est devenue de plus en plus intense. Bien qu’en apparence, le monde continue de jouer le même vieux drame du XXe siècle : les guerres, les unes après les autres, et les crises, les unes après les autres. Mais l’observateur perspicace constatera que depuis le 11 septembre, chaque guerre — Afghanistan, Irak, Libye — a un objectif unique, même si elle porte un nom de code différent ; et chaque crise — crise des subprimes, crise de la dette européenne – a un objectif unique ; pour chacune, malgré des noms différents, le motif est le même : ils se battent tous pour la même chose. Si nous ne voyons pas cela, nous ne pouvons pas comprendre pourquoi il y a des gens qui poussent à des « révolutions de couleur » au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour faire éclater ces pays. Nous ne pouvons pas non plus comprendre pourquoi l’Union européenne a laissé Poutine reprendre la Crimée pendant la crise ukrainienne, tout en provoquant le retrait de milliers de milliards de dollars de capitaux de l’Europe ? Nous ne comprenons pas non plus pourquoi l’OPEP, dirigée par l’Arabie saoudite, tente désespérément d’augmenter la production et de faire baisser les prix du pétrole, ce qui oblige la Russie à lutter contre l’État islamique. Nous ne pouvons pas comprendre comment les attaques terroristes de Paris sont liées à la hausse des taux d’intérêt du dollar, et pourquoi la Turquie a incroyablement abattu des avions de guerre russes alors que Hollande prévoyait de se battre aux côtés de Poutine. Derrière tout cela, il y a toujours une main invisible, et le bout de ses doigts pointe toujours dans la même direction : le capital !
À partir des années 1970, les États-Unis ont pris l’initiative d’élever la lutte pour les ressources au rang de lutte pour le capital, et ont progressivement formé le stéréotype selon lequel « celui qui contrôle le capital contrôle le monde », faisant entrer le monde dans le capitalisme financier, l’ère du « capital est roi » s’est étendue sur près d’un demi-siècle jusqu’à présent. L’ère du « capital est roi » dure maintenant depuis près d’un demi-siècle. Pendant la majeure partie de cette période, les États-Unis ont utilisé l’économie financière pour faire de l’économie réelle leur propre esclave et ont fait en sorte que le monde entier se prosterne aux pieds du dollar américain, les États-Unis étant les seuls à mener la danse dans le monde financier. Même pendant la guerre froide avec l’Union soviétique, ils ont continué à chanter l’hégémonie monétaire sans contestation, ce qui leur a permis de s’approprier le capital mondial et de jouir du plaisir d’échanger de la monnaie papier contre des biens physiques jusqu’en 1999, lorsque l’euro est apparu. Cela signifiait que davantage de capital créé artificiellement entrait dans le jeu du partage des ressources et des richesses limitées de la planète.
L’hégémonie du dollar décrite ici par Qiao Liang passe notamment par des sanctions financières, qui sont un élément majeur de leur politique étrangère et qui a incité à la fois leurs alliés et leurs adversaires à adopter des politiques anti-dollar. Cependant, les mesures prises jusqu’à présent par ces pays ne constituent pas une menace significative pour la domination mondiale du dollar.
Le prix à payer a été le suivant : davantage de pays ont été marginalisés et fragmentés, davantage de ressources et d’énergie ont été accaparées par la création illimitée de crédits, davantage d’environnements naturels ont été détruits et davantage de réfugiés ont été créés et ont envahi comme des sauterelles les pays développés qui les avaient plongés dans le désastre, laissant les auteurs de ces actes en subir les conséquences. Malheureusement, face à cette cruelle réalité, les faiseurs de catastrophes sont toujours obsédés par la lutte pour le capital. Lorsque la ruée s’intensifie, la crise s’intensifie naturellement. L’espacement entre une vague de crise et la suivante commence à se réduire, la fréquence s’accélère et la probabilité d’une collision entre rivaux augmente.
Ce qui est encore plus tragique, c’est que tous ceux qui participent au jeu ne pensent pas qu’ils sont plus qu’une pyramide de Ponzi amplifiée. Toutes les pyramides de Ponzi, quelle que soit leur taille, finissent par l’effondrement inévitable du centre lorsque la portée ne peut plus être étendue et qu’il n’y a plus d’intérêts périphériques à canaliser vers le centre. Wall Street n’y croit pas, la Réserve fédérale n’y croit pas, le groupe dirigeant des États-Unis n’y croit pas non plus, tout comme les passagers du Titanic, au moment où le paquebot heurte l’iceberg, n’y croient plus.
Une pyramide de Ponzi est une fraude financière qui implique de payer les investissements des clients principalement avec l’argent provenant des nouveaux entrants. Si la tromperie n’est pas détectée à temps, elle s’effondre une fois que les nouveaux entrants ne suffisent plus à couvrir les paiements aux clients.
Mais en fin de compte, le moment viendra. Ce sera l’inverse d’il y a cent ans, lorsque tous les empires sont tombés lors de la Première Guerre mondiale et qu’un siècle de capitalisme dynamique s’est dressé derrière eux. Cette fois, avec la chute du dernier empire, ce sera le capitalisme à son crépuscule. Car ce sont les États-Unis, l’empire financier qui a poussé le capitalisme à son apogée, qui l’a épuisé par le jeu du capital. Personne — y compris les Américains — ne se rend compte que c’est l’appétit insatiable de l’Amérique pour la richesse, sa consommation effrénée des ressources et son enthousiasme sans limite pour l’innovation qui ont conduit à des changements profonds dans l’histoire et dans l’époque.
Le plus inattendu de ces changements est le déclin des États-Unis. La raison peut être très complexe et très simple : les Américains ont inventé l’Internet et l’ont apporté au monde entier. La diffusion d’Internet a fondamentalement changé le monde, y compris les États-Unis. J’ai discuté avec des universitaires américains et je leur ai dit : « Vous pensez que la Chine est le plus grand adversaire des États-Unis, mais vous vous trompez. Le véritable défi pour l’avenir des États-Unis, en particulier pour leur position mondiale, c’est vous, les États-Unis, vous-mêmes. » C’est l’innovation de l’Amérique qui l’a mise sur la voie du déclin. Les Américains ont toujours proclamé avec fierté : « L’Amérique est le premier innovateur au monde. » Il est vrai que les États-Unis sont les premiers au monde en matière d’innovation scientifique et technologique, et qu’ils dominent la vie économique humaine. Mais qui aurait pensé que ce serait la plus remarquable de ces innovations qui conduirait inévitablement les États-Unis au déclin ? Car de toutes les innovations dont les États-Unis sont fiers, la plus importante est l’Internet.
Selon Qiao, Internet, qui est né aux États-Unis, « n’obéit plus à l’empire qui l’a fait naître », et est décrit comme un « organisme autonome qui se développe de lui-même et est engagé dans une guerre illimitée contre le monde en permanence ». En décentralisant le monde pour reprendre les termes de l’auteur, Internet rend impossible le maintien de « l’empire étasunien », et provoquera à terme son « déclin et son effondrement ».
Jusqu’à présent, Internet a joué le rôle d’un multiplicateur d’efficacité pour la production industrielle, la vie économique et la transformation militaire depuis sa création. Mais lorsque Internet deviendra mondial, tout changera de manière irréversible. En effet, Internet révélera sa caractéristique essentielle la plus importante : la décentralisation. Pourquoi la « décentralisation » a-t-elle conduit au déclin des États-Unis ? Parce que la « décentralisation » va déconstruire le pouvoir. Lorsque Internet deviendra extrêmement populaire, la tendance à la « décentralisation » et à la « polycentricité » émergera sans que personne ne le veuille.
Cette tendance elle-même donnera naissance au modèle multipolaire poursuivi par tous les pays du monde aujourd’hui, à l’exception des États-Unis, et finira donc par déconstruire l’hégémonie des États-Unis. Il est clair que les États-Unis n’en sont pas encore profondément conscients, bien qu’ils craignent déjà leur propre déclin à plus ou moins brève échéance. Sous l’influence de cette peur, au lieu de réfléchir rationnellement à la manière de répondre à la tendance à la « décentralisation » provoquée par Internet et de s’adapter efficacement, les États-Unis ont l’intention de répéter la même erreur que tous les empires qui se sont effondrés au cours de l’histoire : ils pensent qu’en supprimant les soi-disant challengers, ils seront en mesure de conserver leur hégémonie et de maintenir le XXIe siècle comme le « siècle américain ». En fin de compte, un certain nombre de politiciens et de médias américains de poids ont choisi ou ciblé la Chine comme cible de cette grave erreur stratégique. Il s’agit là d’un terrible retard dans l’avènement de la grande époque. La conséquence est que les États-Unis dépensent leurs ressources stratégiques de plus en plus limitées dans la mauvaise direction, augmentant le coût du maintien de leur propre hégémonie jusqu’à ce qu’elle soit épuisée.
Pour la Chine, ce n’est certainement pas une bonne chose, mais ce n’est pas non plus une mauvaise chose. Comme les Chinois aiment à le dire, « aucune pression n’est trop légère », et lorsque la pression américaine constitue une pression, elle pourrait conduire à une forte réaction chinoise, avec pour résultat, comme nous le disent les principes de la physique, que la force d’action et la force de réaction seront égales. Qu’on pense à ce qu’Alibaba apporte à la table, un nouveau modèle dont les Américains pourraient dire qu’il n’est pas propre à Alibaba, mais qu’il existe depuis longtemps aux États-Unis, mais je dirais qu’il est appliqué à une échelle beaucoup plus grande en Chine. C’est l’avenir, et cela ne saurait tarder. Lorsque les ventes exclusives d’Alibaba durant le « 11.11 » dépassent de loin les ventes de tous les magasins en ligne américains et des magasins en dur pendant Thanksgiving, la réponse à la question de savoir qui fera pencher la balance en sa faveur est déjà claire. Peut-être qu’Alibaba ne sera pas nécessairement le dernier à tomber, mais pour l’instant, il ouvre la voie à ce qui est indéniablement une nouvelle façon d’être et, espérons-le, un nouveau type de société. Le modèle de profit très sophistiqué auquel les Américains sont habitués dans les sociétés capitalistes, qui repose sur le capital et les dollars pour réaliser des profits, deviendra obsolète.
« 11.11 », qui se tient le 11 novembre, est l’équivalent du Black Friday en Chine, et est la plus grande journée de e-commerce dans le monde.
C’est à la Chine et aux États-Unis de décider qui peut sortir du moule de milliers d’années d’équivalence monétaire et être le premier à comprendre les secrets des futures transactions humaines et à créer une nouvelle échelle de valeur et un nouveau système de crédit. C’est en effet un grand moment. Face à l’ère du commerce électronique où Internet et le e-commerce sont des objets sont populaires, la Chine et les États-Unis se trouvent déjà sur la même ligne de départ, et dans cette course, qui est une question de vie ou de mort pour la Chine et les États-Unis, peu importe qui est le leader initial, ce qui importe sera qui est le dernier à atteindre la ligne.
C’est pourquoi j’affirme que le véritable ennemi des États-Unis n’est pas la Chine, mais un nouveau modèle industriel et un nouveau modèle d’échanges qui verront le jour. L’un et l’autre changeront le jeu du capital auquel les Américains se sont habitués et auquel ils sont même devenus accros. Ce sera extrêmement douloureux pour les États-Unis, mais pas du tout un fardeau pour la Chine, qui n’a jamais goûté à l’hégémonie monétaire dans le monde et qui n’a pas encore achevé son passage d’une économie réelle à une économie financière. En effet, si nous allons plus loin et que nous spéculons, lorsque l’économie numérique deviendra pleinement populaire et que les paiements électroniques, la consommation par carte de crédit et les transactions en ligne deviendront le modèle commercial de base de l’humanité, le dollar se retirera inévitablement du domaine de l’échange et du paiement et ne sera plus qu’une mesure de valeur, une unité de mesure, voire un symbole ou un concept, ce qui signifie que les Américains devront renoncer à l’hégémonie du dollar, que ce soit activement ou passivement. À ce moment-là, cette hégémonie cessera d’exister. Les États-Unis peuvent-ils continuer à être un empire qui s’incline devant le monde sans l’hégémonie du dollar ?
Le développement de cette économie numérique décrite par Qiao Liang passe notamment par le développement à long terme du yuan numérique qui est conçu comme un outil de concurrence face au dollar américain. Cette économie numérique est en effet un projet global pour la Chine. L’objectif affiché de Pékin est de devenir le pays leader en matière d’économie numérique, que ce soit dans les infrastructures techniques, les matériels ou les contenus. Cet agenda passe, plus globalement, par la numérisation des Nouvelles route de la soie.
C’est dans cette perspective, dans ce sens, que je dis : l’Amérique va décliner. Tout comme l’opportunité favorise toujours l’esprit préparé, la fortune ne favorise que ceux qui sont préparés. Après que le cycle historique de la montée et de la chute des grandes puissances a fait le tour du monde d’est en ouest, il semble que le temps soit venu pour le soleil de se lever à nouveau à l’est. Mais le déclin des États-Unis ne signifie pas nécessairement la montée en puissance de la Chine. Car la montée d’une grande puissance au sens propre du terme est inévitablement la naissance d’une nouvelle civilisation. Il n’y a pas de puissance mondiale dans l’histoire qui n’ait émergé comme un nouveau modèle de civilisation. En ce qui concerne la Chine, vous pouvez détester l’Empire britannique, avec lequel vous avez mené deux guerres de l’Opium, et vous pouvez détester les États-Unis, qui continuent de réprimer l’essor de la Chine, mais vous devez admettre que ce sont en effet les pays qui ont fourni deux modèles de civilisation au monde. L’Empire britannique a fourni une civilisation commerciale basée sur la révolution industrielle, et les Américains ont suivi la voie de l’Empire britannique, pour finalement dépasser leurs prédécesseurs et fournir au monde une civilisation financière qui a intégré l’économie mondiale. Vous pouvez arguer que ces civilisations ne sont pas justes et qu’elles ont toutes des motifs et des tendances à piller les richesses d’autres pays. Mais dans tous les cas, elles ont fourni au monde un système efficace pour fonctionner dans le cadre de leur civilisation : un système de crédit pour les transactions et un système de valeurs pour les échanges. Inutile de dire qu’aujourd’hui, ces deux systèmes sont en difficulté, comme en témoignent la crise financière américaine et la crise de la dette européenne, ainsi que les guerres menées par les Américains en Afghanistan et en Irak et la guerre menée par les Européens en Libye.
Cette situation a incité la Chine, qui se trouve à un tournant de son histoire, à faire une pause et à réfléchir à son avenir. Ou qu’êtes-vous prêt à offrir au monde si la Chine veut devenir une grande puissance ? Dans un sens, si vous pouvez résoudre les problèmes de la Chine, vous aurez résolu les problèmes futurs du monde. Quelle est l’essence de toutes les civilisations, de l’Antiquité à nos jours ? Ou quel est le cœur de chaque civilisation ? C’est l’établissement d’un système de crédit dominé par l’empire à l’intérieur de ses frontières ou de sa sphère d’influence. Si l’on fait abstraction des Grecs anciens et de l’influence historique du christianisme, si l’on s’en tient à l’histoire moderne, on peut dire que c’est l’Empire britannique qui a créé la civilisation du commerce. Plus précisément, ce sont les Britanniques qui ont créé un système commercial mondial basé sur la civilisation industrielle. Ils ont établi un ensemble de règles du jeu pour ce système. Il s’agit du premier concept d’économie de marché capitaliste et des valeurs définies par Adam Smith.
Qiao Liang place ici l’économie numérique au cœur de la civilisation. Pour le Parti, cela nécessite aussi de mettre en place des outils de censure et de contrôle du discours, dont le Grand Firewall de Chine, mais aussi par les transactions bancaires par Alipay ou WeChat Pay qui permettent d’obtenir des informations personnelles sur les utilisateurs de ces applications.
Les États-Unis, qui ont succédé à l’Empire britannique après son déclin, ont en fait suivi le même ensemble de règles et de valeurs créé par l’Empire britannique. Mais les Américains ont ensuite fait un grand pas en avant par rapport aux Britanniques : ils se sont éloignés d’une civilisation commerciale et ont initié et fait entrer le monde dans une civilisation financière. La différence entre les deux est que, alors qu’une civilisation commerciale nécessite l’utilisation de l’argent comme intermédiaire entre des biens et des objets physiques, une civilisation financière crée une nouvelle façon de commercer dans laquelle de la pure monnaie papier est échangée contre des biens physiques en tant que marchandise spéciale. Cette civilisation financière est un crédit forcé créé par la puissance nationale, en particulier la puissance militaire, et constitue une forme d’hégémonie propre aux États-Unis : un système de valeur de crédit dans lequel le dollar domine la vie économique mondiale.
Qu’est-ce que la civilisation ? Pour les individus, la civilisation est un mode de vie ; pour les nations, c’est un mode de survie. En liant le dollar américain au pétrole, les États-Unis ont réussi à faire du droit d’une nation à imprimer de la monnaie — à créer du crédit — leur moyen de survie le plus fondamental, et en ont profité pendant plus de 40 ans. Le PIB américain a atteint 7 000 milliards de dollars vers 1990 et a doublé exactement en moins de 20 ans. L’industrie de l’information est à l’origine de cet essor, mais sa contribution au PIB américain est loin d’être aussi importante que celle de la création du dollar. L’impact du dollar sur la vie et l’histoire de l’humanité va bien au-delà de sa contribution au PIB américain. Il a modifié de manière irréversible l’investissement humain, l’échelle de la production et de l’échange, et même le paysage naturel grâce à la création d’un crédit quasi illimité, et il a également modifié de manière irréversible la vision de la richesse, les valeurs et même la vision du monde des gens. Ce changement est si profond, voire terrifiant, que l’idée d’y remédier évoque l’Armageddon. Mais le changement est nécessaire, sinon, si nous laissons le jeu du capital, qui repose sur la création illimitée de crédits, se poursuivre sans fin et sans frontières, l’humanité sera réellement confrontée à la fin du monde un jour prochain. Tout ce que nous faisons, travaillons, produisons, créons, quel que soit le pays où vous vous trouvez ou l’échelle de valeur que vous utilisez, qui semble être une monnaie souveraine, peut être converti en dollars américains et mesuré et évalué par l’échelle ultime des dollars américains. Et cette mesure et cette évaluation sont désespérées, parce que la création de crédit du dollar, qui surcharge si infiniment la confiance mondiale, maintiendra tout dans un mouvement perpétuel de dévaluation constante, sans fin. Cela signifie que les vagues du capital monteront de plus en plus haut jusqu’à noyer le monde entier. Il est clair que l’humanité a atteint le point où elle doit quitter ce jeu circulaire qui consiste à tuer et à se tuer avec le capital.
La domination du dollar et du système financier américain sont les sources du pouvoir des États-Unis. Ces deux éléments rendent ceux qui s’en servent dépendants à la pression économique des États-Unis, mais expliquent aussi la multiplication des politiques anti-dollar que Qiao Liang décrit ici.
Cela signifie que nous devons trouver et commencer une nouvelle façon d’être. Cela signifie également que nous devons créer une nouvelle civilisation. Pour ce faire, nous devons d’abord établir une nouvelle relation humaine et internationale, c’est-à-dire un nouveau système de crédit, sur la base duquel une nouvelle mesure de la valeur et de la création de crédit peut être développée. À cet égard, la technologie de l’information en constante évolution que représente Internet nous fournit des pistes et un soutien technique.
Lorsque nous commençons à parler d’un « monde sans banques », ne parlons-nous pas d’une société dans laquelle il n’y a pas d’argent, pas de capital, et pas d’hégémonie financière, pas d’empire financier ? Bien sûr, nous sommes loin de pouvoir dessiner les contours du monde de demain rien qu’en y pensant, mais il faut l’imaginer. Sans imagination, il n’y a pas d’avenir. Un demain sans imagination ne serait pas différent d’un hier. L’imagination fournira un nouvel étalon et une nouvelle balise pour la montée des nations émergentes, afin que nous ne soyons plus aveugles au fait que la Chine peut réaliser son rêve de renaissance si nous dépassons les États-Unis dans tous leurs atouts actuels — PIB, technologie, puissance militaire et soft power. Il s’agit là d’une autosatisfaction sans imagination. Car même si vous y parvenez, ce ne sera qu’une réplique sans vie de l’Amérique d’aujourd’hui, et non la naissance d’une nouvelle civilisation. Lorsque l’ancienne histoire s’achève, il est impossible d’en commencer une nouvelle en créant une fausse, ce qui signifie que la Chine doit choisir une voie qui rejette à la fois ses anciennes voies, qui ne sont plus viables, et les anciennes voies, qui ne sont plus viables non plus, des États-Unis. En d’autres termes, la Chine doit laisser derrière elle le modèle matériel qui lui a valu une gloire fulgurante depuis une trentaine d’années : le dividende de la main-d’œuvre bon marché, « l’efficacité » générée par le pouvoir de rente des fonctionnaires, et l’effet de richesse spectaculaire déclenché par l’utilisation du système financier moderne et la création d’énormes quantités de crédit. Aujourd’hui, ces trois moteurs, qui fonctionnaient autrefois en tandem à grande vitesse, ralentissent ou perdent de la puissance, ce qui indique qu’il est temps de changer de cap. Cela signifie qu’une nouvelle forme de société émerge, qu’aucun être humain n’a jamais connue auparavant. C’est une opportunité pour le monde et pour la Chine.
Aujourd’hui, presque tous les grands pays se trouvent sur la même ligne de départ face à la nouvelle ère sociale qui s’annonce, mais un seul pays sera le premier à se débarrasser de son bagage historique, à changer d’avis, à trouver un nouveau modèle de développement économique et un nouveau mode de gouvernance, et à devenir un chef de file. Mais il est certain que ce pays ne sera pas les États-Unis. Car son drapeau doit porter la marque d’une nouvelle civilisation : le bénéfice mutuel et le partage gagnant-gagnant. Les États-Unis, habitués depuis trop longtemps aux jeux à somme nulle et au « winner-takes-all », ont constaté qu’il était presque impossible de changer cette inertie. N’a-t-il pas fallu un siècle à la Grande-Bretagne pour se rendre compte que l’hégémonie n’était plus à la mode ? Les États-Unis, qui sont également nés d’une mentalité anglo-saxonne, ne changeront pas plus vite que les Britanniques à cet égard. Regardez Joseph Nye, le plus grand penseur américain, qui s’efforce toujours d’utiliser le soft power et le smart power pour soutenir sa nation en ruine, pensant qu’une forêt en décomposition peut être réanimée par un mouvement stratégique et tactique. Il s’agit là d’une erreur de calcul et d’orientation stratégique étonnante. En effet, Nye et ses collègues semblent s’être entièrement concentrés sur l’objectif d’utiliser le pouvoir pour le conserver, sans comprendre les sources et l’évolution du pouvoir et de la force. En d’autres termes, Nye et ses collègues se concentrent trop sur les stratégies et les tactiques d’utilisation du pouvoir, tout en ignorant la composition et la raison d’être du pouvoir lui-même. Aucun pouvoir ne peut être opposé aux principes et aux tendances qui le constituent. Manifestement, Nye n’a pas perçu le mystère de la génération du pouvoir — le monopole de l’information. La naissance du pouvoir est inséparable du monopole de l’information depuis qu’il y a des hommes.
Sans le monopole de l’information, le pouvoir ne peut être créé. Ce mystère a été compris par Qin Shi Huang, César, Napoléon et Roosevelt, et même Confucius — c’est pourquoi il a dit : « On peut faire en sorte que le peuple comprenne, mais pas qu’il sache » —, mais pas par Nye et ses collègues, ni par les décideurs politiques américains d’aujourd’hui. Ils ne comprennent pas comment l’Internet, dont les Américains sont si fiers, est devenu la fin du monopole de l’information et, par extension, la fin de tout pouvoir, y compris de l’hégémonie. C’est quelque chose que les Américains n’avaient pas du tout prévu lorsqu’ils ont inventé et introduit l’Internet, les autoroutes de l’information, dans le monde. La monopolisation ou la dislocation de l’information détermine la conservation ou le transfert du pouvoir. C’est à la fois le principe et la tendance. Par conséquent, dans une période de grands changements sociaux, le transfert du pouvoir dépend de la tendance, et non de la sagesse ou de la stupidité de l’utilisation du pouvoir (stratégies et tactiques).
Cette « nouvelle civilisation humaine » qui se baserait sur le modèle chinois que Qiao Liang évoque est au cœur de la nouvelle gouvernance mondiale souhaitée par la Chine face aux États-Unis, et que Xi voudrait partager avec des « pays partageant des valeurs communes ».
Par conséquent, sur la question importante de savoir s’il faut poursuivre une puissance dominante ou un paysage international multipolaire, Internet, avec sa propriété naturelle de « décentralisation », se rangera fermement du côté de ce dernier et favorisera le transfert de pouvoir. Puisque les cartes de l’histoire ont été retournées, la Chine ne doit pas se battre pour le pouvoir avec les États-Unis et se permettre de s’engager par inadvertance sur la voie du non-retour en imitant ses rivaux. Non, cela ne doit pas être le destin de la Chine. La Chine mérite une meilleure fin que celle-ci. La Chine devrait laisser le monde partager cette meilleure fin avec elle. Pour ce faire, les Chinois doivent d’abord se changer eux-mêmes. Sur cette base, ils devraient établir une relation de crédit et un système de crédit que le peuple chinois lui-même peut respecter et que le monde peut accepter, et créer ainsi une méta-théorie et des méta-valeurs qui peuvent englober tout le peuple chinois et même l’ensemble de la nouvelle civilisation humaine. Il s’agit d’une réponse sincère à la tendance historique de la société humaine engendrée par l’Internet et d’une adhésion à cette tendance. Bien sûr, la Chine ne sera pas la seule à évoluer vers cette tendance. Mais le vainqueur final doit être celui qui obtient des résultats élevés, complets, dans les séries d’épreuves susmentionnées, et ma seule prière est que les dieux du destin favorisent la Chine.