Dans l’interrègne, le monde se fracture : dans l’état d’exception pandémique, climatique, face au retour de la guerre, l’exécutif limite d’une manière de plus en plus évidente les autres branches. Le parlementarisme a-t-il un avenir en Europe ?
Je crois que le parlementarisme est un axe essentiel de la démocratie européenne et va continuer à l’être — parce que nos démocraties sont, essentiellement, des démocraties libérales. Quand bien même les régimes politiques sont présidentialistes stricto sensu, le contrôle et la fonction parlementaire sont des rôles qui seront certainement préservés
Le Parlement a aussi un rôle très important à jouer : celui d’encadrer tous les spectres politiques d’un pays. Je dis toujours que je préfère que les extrêmes soient représentés à l’Assemblée, plutôt qu’ils soient hors du Parlement et se montrent dans la rue ; évidemment les extrêmes, tant qu’ils ne sont pas majoritaires, ne peuvent pas commander la vie parlementaire — et ils doivent être combattus sans hésitation par les forces modérées. Cependant, qu’ils soient à l’Assemblée est un fait positif — parce qu’ils permettent aussi d’institutionnaliser la représentation de ceux qui, pour des raisons très différentes, peuvent se sentir aliénés ou distants des élites politiques. Il convient de les écouter.
La fin de l’exception ibérique a été beaucoup discuté en Europe. Ces dernières années ont vu l’émergence — en Espagne surtout, dans une moindre mesure au Portugal — de partis ambigus, voire favorables aux dictatures du milieu du XXe siècle. Comment comprenez-vous ce phénomène ?
Nous avons longtemps cru, moi le premier, que l’explication de l’absence de représentation politique de l’extrême droite au Portugal et en Espagne avait une raison historique : dans les deux cas, le XXe siècle a été marqué par de très longues dictatures ; leurs démocraties sont récentes, et nous pensions que c’était ce qui expliquait que l’extrémisme ne disposait pas d’une voix politique — même si l’on pouvait trouver dans les rues ou les journaux des représentations sociales de portée raciste, xénophobe ou populiste. Tout cela a radicalement changé. Nous vivons au Portugal et en Espagne avec cette réalité qui ponctue maintenant presque tout le continent : presque tous les pays européens ont désormais dans leur Parlement des partis politiques qui essayent d’exprimer politiquement cette défiance envers la démocratie. Désormais, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou en Italie, des forces d’extrême-droite très puissantes s’installent. Elles sont néanmoins différentes selon les pays : en France, c’est un agenda social qui prédomine ; au Portugal, c’est surtout un préjugé contre les minorités tziganes ; en Espagne, l’on met au premier plan une lecture de l’histoire récente qui épargne le franquisme, ou le décrit comme s’il n’était pas une dictature.
Tout cela pose des défis très complexes, mais surmontables, aux grandes forces du centre : la social-démocratie ou le socialisme démocratique à gauche, la démocratie chrétienne ou le conservatisme à droite. Je crois que les démocrates doivent mener un combat contre les extrêmes, parce que la gouvernabilité de nos pays dépend de ces deux facteurs croisés. Il faut avoir de l’alternance, mais celle-ci doit se jouer au centre du spectre politique : l’hyperpolarisation ne me paraît pas un facteur qui favorise la démocratie.
Pendant longtemps, la capacité des partis de gauche démocratique et de droite libérale ou de la démocratie chrétienne à se structurer à l’échelle continentale était bien supérieure à celle des partis nationalistes, qui se présentaient souvent (dés)organisés en deux ou trois groupes parlementaires au Parlement européen. Craignez-vous aujourd’hui qu’ils aient appris de leurs erreurs et soient capable de mieux se structurer à l’échelle européenne ?
Je ne suis pas optimiste, parce que je crois qu’il faut un renouveau dans les trois grands champs démocratiques en Europe : le champ conservateur ; le champ social démocrate ; et le champ libéral. Des défis complexes émergent tandis que se font jour de nouvelles demandes des jeunes générations qui donnent une influence nouvelle à des formes non politiques de participation sociale et d’expression. Il faut compter désormais avec de nouvelles participations des ONG au niveau des communautés locales et avec des formes de démocratie participative qu’on doit encadrer. Des phénomènes très nouveaux et très intéressants sont en train de se produire en Europe : par exemple, la relation entre les partis traditionnels de l’après-guerre et le mouvement écologique au moment où les partis verts se rapprochent du centre.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Les sociaux-démocrates, les démocrates chrétiens et les libéraux doivent se repenser eux-mêmes et repenser aussi ce qui les différencie. C’est très important pour que les gens puissent choisir. Mais ces partis doivent aussi penser ce qui les lient, parce qu’une liaison du champ démocratique me paraît absolument essentielle pour arrêter la montée des extrémismes. Le cas portugais est très intéressant. Nous avons des institutions démocratiques depuis bientôt cinquante ans. Pendant ces cinquante années, le parti de centre gauche et le parti de centre droite se sont partagés presque équitablement la direction du gouvernement — vingt-cinq ans pour l’un, vingt-cinq ans pour l’autre. Au Portugal, l’alternance se fait donc au centre. Mais en ce qui concerne ce que l’on appelle couramment les politiques de souveraineté, le principe est que les deux partis construisent un consensus : sur les questions de politique européenne, de politique internationale, de politique de défense et sécurité, mais aussi en ce qui concerne la politique interne, sur les questions qui touchent au ministère de l’Intérieur ou de la justice. Cette recherche de consensus affecte même les grandes lois-cadres sur par exemple l’éducation ou la sécurité sociale.
D’ordinaire, ils y parviennent, ce qui donne une stabilité et une continuité aux politiques publiques, dont le Portugal a bénéficié. C’est un peu complexe, parce que ce n’est pas si intuitif — mais cette dialectique est nécessaire. Il faut une certaine différenciation pour que le choix soit possible. Le consensus ne doit pas se construire par l’annulation des différences mais à travers la négociation à partir des différences.
Vous avez évoqué le cinquantenaire, qui approche, de la Révolution des œillets. Quel bilan politique tirez-vous de ces cinq dernières décennies ?
Le Portugal d’avant le vingt-cinq avril 1974 et le Portugal d’après cette date sont des pays très différents. Cela tient d’abord à la liberté — c’est une évidence mais il faut la rappeler. Quand j’avais quinze ans, on ne pouvait pas lire les livres que l’on voulait ; on ne pouvait pas voir les films que l’on voulait non plus. Nous n’étions pas libres — il n’y avait pas d’associations d’étudiants ni de partis politiques. Pour mes enfants, la liberté est l’air qu’ils respirent. Ils ne se posent pas de questions à son propos.
C’est une autre grande différence, mais il faut aussi compter avec celles de développement. Le Portugal d’avant le 25 avril avait le plus haut taux d’analphabétisme en Europe et le plus haut taux de mortalité infantile. Maintenant, nous sommes parmi les vingt pays au taux de mortalité infantile le plus bas. Avant la Révolution, le taux d’abandon scolaire était supérieur à 50 %. Aujourd’hui il est de 6 %.
Cette rupture a été permise par le lien très profond qui s’est fait entre la transition démocratique et l’intégration européenne. C’était la priorité absolue du père fondateur de la démocratie portugaise, Mario Soares, qui disait toujours : « Je veux la démocratie pour le Portugal, mais je veux une démocratie européenne, et je veux que le Portugal rejoigne l’Europe ».
Finalement, il existe une autre différence essentielle : la période de la démocratie est une période de paix alors que le Portugal était auparavant pris dans une guerre sans issue. C’est ce qui explique une des grandes singularités de la révolution portugaise : un coup militaire de gauche pour terminer une guerre et redonner du pouvoir aux civils. D’une certaine façon, le Portugal a cessé de poursuivre un rêve impossible, obsolète et presque tragi-comique, celui d’un empire colonial, comptant parmi les plus vieux du continent. À la place, il a redéfini sa vocation en tant que pays européen ouvert sur le monde. L’Angola, le Mozambique et le Brésil étaient nos anciennes colonies — l’Angola et le Mozambique ont même dû faire une guerre de libération contre le régime colonial portugais. Ce sont maintenant nos meilleurs amis. Nous n’avons pas perdu notre influence hors d’Europe, mais c’est une influence bénigne, basée sur la coopération et le respect réciproque, non sur l’oppression.
Vous avez évoqué un peu plus tôt l’émergence des mouvements écologiques, et leur déplacement au centre de l’échiquier politique. Le Portugal a été récemment frappé par des incendies colossaux qui en font un des pays en première ligne de la crise climatique, comme tous les pays d’Europe du Sud. Est-ce que, selon vous, l’écosocialisme est l’une des perspectives à travers laquelle le socialisme européen peut se réinventer aujourd’hui ?
Oui — je réponds ici en tant que militant socialiste et non en tant que président du Parlement.
Cela dit, je dis toujours que je suis un social-démocrate classique ; et dans mon parti, je lutte contre toute dérive qui nous éloigne de notre base électorale et de notre doctrine classique. Pour un social-démocrate ou un socialiste, l’essentiel est la redistribution. Pour qu’elle soit garantie, la clef est une croissance économique générant des bénéfices partagés pour toute la collectivité, à travers la santé gratuite, l’école gratuite et un système de sécurité sociale durable et soutenable. Pour nous, l’essentiel, ce sont les questions des salaires, des pensions, des conditions de retraite, de l’accessibilité des services publics, de l’égalité d’opportunités. Personne ne doit renoncer à fréquenter l’école ou l’université ou abandonner des soins médicaux parce qu’il n’a pas l’argent suffisant.
Mais nous pouvons — et nous devons — aussi absorber de nouveaux défis et de nouvelles questions qui marquent l’actualité : l’action climatique d’une part, la non-discrimination d’autre part ; la mobilité et l’immigration, enfin. Nous devons trouver des réponses à ces questions. En ce qui concerne le cas portugais, nous avons un double problème — comme l’Espagne, mais aussi certaines régions de la Suède, du Canada, de l’Allemagne et de la Grèce : le vide démographique. Le renouveau des générations est compromis par la baisse très brutale du taux de fertilité des femmes, mais cet effet se produit inégalement sur le territoire, créant un vide démographique qui est aussi un vide du territoire rural. Nous sommes de plus l’une des principales victimes en Europe du changement climatique — avec des périodes de sécheresse qui sont de plus en plus fréquentes ; les incendies ruraux en sont une manifestation très évidente. La combinaison des deux facteurs nous donne un territoire vide à cause de la démographie et de la pression de la population vers les grandes aires urbaines, subissant les effets de la sécheresse et du changement climatique.
Pour un pays comme le Portugal, il y a trois défis structurants : les inégalités sociales — pour un social-démocrate, c’est la base —, les effets du changement climatique et les effets de l’hiver démographique, que l’on subit déjà en Europe.
Changeons d’échelle : si vous deviez dégager quelques grands axes d’un programme social-démocrate pour l’Europe, quel serait-il ?
Il pourrait inclure en premier lieu la régulation de la financiarisation de l’économie, qui aboutit à la destruction de l’économie productive par l’obsession du profit à court-terme. Par ailleurs, il faut dénoncer un scandale contemporain : quand les banques gagnent, les profits sont pour les actionnaires, et quand elles perdent, ce sont les contribuables qui payent. Cet état de choses n’est pas juste. La régulation de la globalisation des marchés financiers est un chantier fondamental : elle se fait non au niveau des États, mais au niveau d’entités supra-étatiques comme l’Union européenne, et aussi au niveau des grandes organisations internationales comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international.
Il nous faut de surcroît un programme qui garantisse la durabilité et la soutenabilité du système social — éducation, sécurité sociale et santé — grâce à des réformes qui touchent notamment l’âge du départ à la retraite. Notre gouvernement socialiste l’a fait il y a une décennie au Portugal ; maintenant, l’âge de retraite y dépend de l’espérance de vie. S’il est désormais de 66 ans, il peut changer pour accompagner la dynamique démographique.
En troisième lieu, un pas important serait de disposer d’un agenda social-démocrate pour la régulation de l’immigration. Je ne suis pas favorable à une politique de la porte ouverte, mais l’on a cependant besoin de personnes. De plus, nous avons une tradition humaniste européenne à préserver. L’alternative à toutes sortes de trafics est la migration régulée, qui peut se gérer dans un esprit d’intégration. Il s’agit de trouver une place aux nouveaux arrivants — avec leurs droits, mais aussi leurs responsabilités, celles de respecter nos propres règles et nos propres valeurs.
Le Portugal a été un pionnier dans la lutte contre la consommation de drogues, en mettant en place des politiques qui comptent parmi les plus libérales du continent. Pensez-vous que ces politiques pourraient constituer un quatrième pilier pour une social-démocratie à l’échelle européenne ?
Sans aucun doute — non seulement les sociaux-démocrates devraient s’y reconnaître, mais aussi les libéraux, car ce que le Portugal a fait dans les années 1990 était une chose très simple : nous avons dit que la consommation de drogue n’était pas un problème de la police, mais un problème médical. À ce titre, l’addiction doit être traitée comme un problème de santé publique, et l’on doit aider les personnes à le surmonter. La pire façon d’y parvenir est de les traiter comme des criminels.
Ainsi, la criminalisation du trafic existe au Portugal, mais nous avons décriminalisé la consommation. Cela veut dire que les personnes qui ont une petite quantité de drogue sur eux ne sont pas sujettes à des poursuites judiciaires. Nous avons pensé que ce changement de paradigme aurait comme conséquence une diminution des effets associés à la consommation — isolement, dépendance, poursuites judiciaires — et c’est ce qui s’est passé. Non seulement les effets associés à la consommation — en termes de santé, mais aussi de déstructuration des familles et des conduites personnelles — ont diminué de beaucoup, mais la consommation globale a réduit.
Dans un texte pour le Grand Continent, Yolanda Díaz, ministre du Travail et de l’économie sociale en Espagne, écrivait que l’Europe est un pacte intergouvernemental qui doit devenir un projet démocratique, social et fédéral — et qu’il faut donc dissiper la fausse alternative entre les démocraties nationales et la démocratie européenne, la première devant être un moteur pour la seconde. Que pensez-vous de cette position ?
C’est une position que je respecte. Yolanda Díaz est une leader politique de l’extrême-gauche espagnole, et son mouvement Sumar est très important. Mais ma famille politique en Espagne est le Parti socialiste ouvrier espagnol. Cela dit, je crois que la relation entre la démocratie nationale et la démocratie européenne reste à résoudre.
Je dois avouer que je suis désormais moins fédéraliste que je ne l’étais il y a dix ans. D’abord les circonstances ne sont pas favorables à de nouveaux mouvements fédéralistes. Mais il y a une certaine dérive eurocentrique, qui signifie une augmentation du pouvoir de la bureaucratie européenne sans contrôle démocratique et parlementaire suffisant. Pour ces deux raisons, j’avoue que j’emploie beaucoup moins le mot fédéralisme en parlant de l’Europe que je le faisais il y a vingt ans.
Du référendum constitutionnel turc à l’attaque contre le Capitole, il semble que le Parlement soit en péril partout dans le monde. Pensez-vous — sans tomber justement dans l’eurocentrisme — qu’il soit en passe de devenir une spécificité européenne ?
Peut-être pas. Évidemment, on voit une réduction de l’espace démocratique dans certaines régions, même en Inde ou en Afrique subsaharienne, où les coups d’État sont revenus. C’est très troublant puisque nous pensions que ces épisodes appartenaient à l’Histoire.
Il faut donc être vigilant, mais vous savez aussi que l’Union européenne est une entité sui generis : une de ses spécificités tient au volet parlementaire. Le Parlement européen est la seule assemblée parlementaire multinationale avec des pouvoirs délibératifs. Il pèse sur la construction européenne. Nous avons certes diverses assemblées parlementaires, à l’OTAN, au conseil de l’Europe, à l’Organisation pour la sécurité et la coopération de l’Europe, à l’Union africaine ou en Amérique latine. Mais le Parlement européen est le seul Parlement multinational qui mérite réellement ce titre. Si vous nommez la présidente de la Commission européenne, elle doit être confirmée par le Parlement, tout comme les commissaires.
Je crois que c’est un pas en avant que l’Union européenne a fait. C’est un pas essentiel dans l’édification d’une union politique, parce qu’elle met en place un mécanisme essentiel en démocratie : le contrôle des dirigeants par les citoyens. Le Parlement est devenu une véritable source de légitimité. C’est à la fois un mécanisme de représentation de la pluralité des territoires, des intérêts, des opinions et des valeurs ; mais c’est aussi un pouvoir de contrôle et de législation dans des domaines comme les droits fondamentaux.