Key Points
- Près de 50 ans après la révolution des Œillets (1974), le Portugal est organisé comme un système semi-présidentiel original. La vie politique portugaise est marquée par une alternance entre le centre-droit et le centre-gauche. Depuis 2015, le premier ministre socialiste Antonio Costa gouverne le pays.
- En octobre dernier, le Bloc de gauche et le parti communiste portugais ont refusé de voter le budget de 2022 avec les socialistes, empêchant l’adoption de celui-ci. Pour clarifier la situation et éviter de nouveaux blocages parlementaires, le président portugais Rebelo de Sousa a pris la décision de dissoudre l’assemblée de la République et d’organiser des élections législatives anticipées.
- La gauche dans son ensemble est en position de force dans les sondages, mais le Portugal voit aussi depuis deux ans l’émergence d’un nouveau parti d’extrême droite, Chega.
- La droite portugaise, en difficulté et divisée depuis 2015, pourrait néanmoins revenir sur le devant de la scène.
Alors que les élections législatives portugaises devaient avoir lieu en 2023, les Portugais sont appelés aux urnes ce week-end, pourquoi le Portugal organise-t-il des élections anticipées ?
C’est à la suite du rejet du budget 2022 en octobre dernier que le président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, réélu dès le premier tour en janvier 2021, a pris la décision de dissoudre l’Assemblée de la République et de convoquer des élections législatives anticipées. Il n’était pas obligé de le faire – c’est même une première suite à un rejet du budget –, mais il a jugé nécessaire de clarifier la situation sur le plan politique, constatant une situation de blocage liée à l’absence de majorité stable au Parlement depuis les élections d’octobre 2019. Le Parti socialiste, majoritaire en sièges (108 sur 230), avait alors formé un gouvernement dirigé par António Costa – comme depuis novembre 2015 –, mais « minoritaire », réduit à négocier au coup par coup pour éviter d’être mis en minorité à l’Assemblée par un vote négatif. Ce qui s’est produit en octobre dernier, lorsque le Bloc de Gauche (BE) – comme cela avait été le cas l’année précédente – et le Parti communiste, qui s’était abstenu lors du vote du budget 2021, ont voté contre le projet de budget, « plombant » celui-ci en alliant leurs voix à ceux de l’opposition.
Une situation inédite, mais consécutive aux dysfonctionnements répétés de la « geringonça » depuis 2019 : alors qu’en 2015, un accord écrit de gouvernance entre les partis de gauche avait permis à António Costa de former un gouvernement à ossature socialiste, avec le soutien – sans participation – du BE et du PC, il n’y avait plus d’accord formel depuis les élections d’octobre 2019 où le Parti socialiste avait raté de peu la majorité absolue. Depuis, les lois étaient votées grâce à l’abstention du BE et/ou du PC, à l’appui ponctuel du petit parti animaliste (PAN), parfois même avec le soutien du PSD (Parti social-démocrate, de centre-droite). Bref, une crise politique à la fois prévisible – les élections municipales fin septembre 2021 avaient montré l’érosion du PS (perte de Lisbonne) et surtout du PC –, mais soudaine et incongrue, au sortir de la présidence réussie du Conseil de l’Union européenne exercée par le Portugal au premier semestre 2021 et dans un contexte sanitaire très incertain.
Comment fonctionne le système politique au Portugal ?
C’est un système souvent qualifié de semi-présidentiel et de résilient. Au plan des institutions politiques, le semi-présidentialisme a été posé par la Constitution de 1976, révisée à plusieurs reprises, en conférant au président de la République un rôle d’arbitre, au-dessus des partis, mais pouvant utiliser un droit de veto suspensif et dissoudre l’Assemblée de la République, chambre unique composée de 230 membres élus au suffrage universel à la proportionnelle tous les quatre ans. Le chef de l’État est lui aussi élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans, renouvelable une fois. Si le Parlement est la clé de voûte des institutions et le Premier ministre la principale figure politique – traditionnellement le chef du parti ayant remporté les élections législatives, selon une règle non écrite transgressée pour la première fois en 2015 –, le président de la République est un personnage clé, tant par les pouvoirs que lui confère la Constitution que par sa personnalité et son aura politique : figure marquante de la transition démocratique suite à la révolution des Œillets (25 avril 1974), comme le général Eanes (1976-1986) et Mário Soares (1986-1996), par ailleurs ex-Premier ministre, comme Anibal Cavaco Silva (2006-2016), ou ancien chef de parti, comme Jorge Sampaio (1996-2006) – ancien premier secrétaire du PS et maire de Lisbonne – et, depuis 2016, Marcelo Rebelo de Sousa, ancien président du PSD. Le chef de l’État doit souvent cohabiter avec un chef de gouvernement d’une sensibilité politique différente, avec plus ou moins de facilité, la séquence ouverte depuis 2016, où les relations sont fluides, faisant plutôt figure d’exception. Avant l’automne dernier, l’arme de la dissolution avait déjà été utilisée à 7 reprises depuis celle de 1979.
Quant au système des partis, il est souvent qualifié de résilient, pour dire que deux partis surplombent la vie politique depuis le rétablissement de la démocratie, le Parti socialiste, de centre-gauche, et le Parti social-démocrate, de centre-droite. Au fil des élections, leur poids électoral représente, bon an mal an, deux tiers des suffrages exprimés. La représentation proportionnelle, sans seuil minimal, avec listes dans les 22 circonscriptions électorales et répartition selon la méthode d’Hondt, permet à des petits partis d’obtenir une représentation parlementaire. En octobre 2019, l’extrême-droite a ainsi pu faire une entrée tonitruante au Parlement avec l’élection d’André Ventura, leader du parti Chega qui n’avait pourtant obtenu que 1,3 % des suffrages au plan national, et un peu plus de 2 % dans la circonscription de Lisbonne où il figurait en première position de la liste de son parti de droite radicale populiste. Un système résilient donc, mais dont des signes d’essoufflement sont perceptibles, avec une abstention croissante que le scrutin du 30 janvier devrait amplifier, contexte sanitaire aidant où près de 400 000 électeurs testés positifs ne pourront pas se déplacer, même si une journée de vote par anticipation a été organisée le 23 janvier, avec plus de 285 000 inscrits et un taux de participation supérieur à 90 %.
La gauche au Portugal, contrairement à d’autres pays européens comme la France ou l’Italie, semble très puissante (plus de 40 % avec les communistes), comment expliquer cette différence ? Y a-t-il une spécificité portugaise ?
Elle est effectivement en position dominante, avec plus de de 45 % dans les intentions de vote pour le scrutin du 30 janvier. Le besoin de plus de justice sociale dans un pays où les inégalités restent fortes et les écarts de salaire importants (le salaire minimum vient tout juste d’atteindre 700 €) explique pour partie cette primauté de la gauche, d’autant plus que la politique d’austérité menée par le gouvernement de droite/centre-droite entre 2011 et 2015 a été particulièrement traumatisante.
Le Parti socialiste dispose d’une organisation militante territoriale efficace et d’un solide réseau d’élus locaux maillant l’ensemble du territoire. Ce qui n’est plus le cas du Parti communiste – et de la coalition ancienne qu’il forme avec les Verts – dont les traditionnels bastions d’Alentejo et des banlieues ouvrières de Lisbonne tombent les uns après les autres – le plus souvent au profit du PS –, comme l’ont rappelé les élections municipales en septembre 2021. Quant au Bloc de Gauche (BE), il est surtout implanté dans les villes.
Rassemblée avec la « geringonça » sur une base programmatique écrite de 2015 à 2019, la gauche s’est de nouveau divisée pour des raisons de fond – sur le rythme et l’intensité de la hausse du salaire minimum jugés insuffisants par le BE et le PS, sur la réforme du droit du travail, la lutte contre la précarité – et de tactique électorale, le refus de voter le budget 2022 a été précédé de plusieurs signes avant-coureurs, liés notamment à l’usure au pouvoir d’une équipe gouvernementale quasi inchangée et à une difficulté croissante à négocier des compromis comme c’était la règle de 2015 à 2019.
Les centristes peuvent-ils gagner ces élections ?
Le centrisme en tant que tel n’existe pas vraiment au Portugal, le clivage gauche/droite restant prégnant dans le discours politique, seul le CDS (Centre démocratique et social) étant étiqueté « centriste », après avoir droitisé son discours pendant des années. Les deux partis dominants, PS et PSD, couvrent ce champ mal défini qui va du centre-gauche au centre-droite.
En revanche, l’évocation du « bloc central » revient régulièrement à chaque élection législative, en référence aux années 1983-1985 où le PS et le PSD s’étaient entendus pour gouverner de concert avec Mário Soares comme Premier ministre dont le dernier acte de gouvernement avait été de signer le 12 juin 1985 le traité d’adhésion du Portugal à la Communauté européenne, après avoir joué un rôle décisif dans la reprise et l’accélération des négociations après le sommet de Fontainebleau fin juin 1984.
Cette période, courte, est régulièrement évoquée, soit comme modèle de « grande coalition » centriste, soit, le plus souvent, comme repoussoir et incarnation d’un « bloc bourgeois ». C’est une configuration qui a ressurgi lors de cette campagne des élections législatives anticipées, le président du PSD Rui Rio s’étant déclaré ouvert à l’idée, sous réserve de réciprocité déclarée du PS, ce que son Premier secrétaire António Costa a refusé. Mais l’hypothèse d’un scrutin plus serré que prévu, soulignée par les sondages de la dernière semaine de campagne – alors que ceux-ci évoquaient jusque-là une victoire assez large du PS, sinon la majorité absolue –, redonne une actualité à cette idée de « bloc central » pour pallier les risques d’instabilité inhérentes à un « gouvernement minoritaire ». Enfin, par sa position d’arbitre au-dessus des partis, le chef de l’État, président du PSD dans les années 1990, pourrait peser en ce sens.
Où en est la droite portugaise ?
Plutôt mal en point depuis 2015, après avoir gouverné quatre ans, mené une politique d’austérité et être arrivé en tête des élections législatives d’octobre 2015, la droite souffre à la fois d’une crise de leadership – ce qui n’est pas rien avec sa culture politique du « chef sachant cheffer » – et de l’émergence sur sa droite du parti Chega dont le leader, André Ventura, est un transfuge du PSD.
Parti phare de la droite, le PSD traverse quelques turbulences, avec une réorganisation interne mal vécue par les cadres du parti, des résultats électoraux en baisse (législatives de 2019) et un président contesté mais réélu, à la surprise générale, fin novembre, devançant de 5 points son adversaire Paulo Rangel, pourtant donné favori. La désignation des candidats pour les législatives a montré que Rui Rio, ancien maire de Porto (2001-2013), entendait assumer son « pragmatisme » et imprimer sa marque, écartant des supporters de son adversaire. Bref, les dissensions restent vives et tout va dépendre du scrutin du 30 janvier, l’adage « malheur aux vaincus » restant d’actualité.
Le CDS, fondé après la révolution des Œillets, d’inspiration démocrate-chrétienne au départ, a longtemps participé à des gouvernements de droite/centre-droite, jusqu’en 2015, avec comme figure de proue Paulo Portas, ancien ministre des Affaires étrangères, qui s’est mis en retrait de la politique mais dont on dit que l’élection présidentielle de 2026 pourrait être l’objectif. Depuis 2015, ce parti est en chute libre, son électorat étant pour partie siphonné par Chega, alors que son jeune leader Francisco Rodrigues dos Santos est contesté pour avoir reporté le congrès de son parti après les élections.
Quant à Initiative Libérale, une petite formation revendiquant le libéralisme comme « une idée neuve » au Portugal, elle trace depuis 2019 son chemin et les sondages la créditent de quelques élus.
Plusieurs configurations d’alliance sont donc envisageables si le PSD vire en tête au soir du 30 janvier, ou même s’il arrive en seconde position proche du PS : en cas de courte victoire, alliance de toutes les composantes de la droite – y compris la plus radicale avec Chega, suite au précédent des Açores où, fin 2020, le PSD a pu prendre le contrôle de cette région insulaire autonome grâce au soutien de deux élus régionaux de Chega –, ou, en cas de courte défaite du PSD et s’il n’y a pas d’entente à gauche, avec l’éventuelle formation d’une « geringonça » de droite, en se prévalant du précédent de 2015.
On a beaucoup parlé lors de l’élection présidentielle portugaise de 2021, de la fin de l’exception portugaise vis-à-vis de l’extrême-droite, avec l’émergence du parti “Chega” de André Ventura. Sur quelles bases sociales et politiques ce parti a-t-il émergé ?
Sur un espace laissé en jachère, à droite et au centre-droite, autour notamment des thèmes de l’insécurité et de la corruption. Chega a également repris à son compte tout en le radicalisant, l’antienne du discours luso-tropicaliste autour du caractère supposé singulier, exempt de racisme et bienveillant de la colonisation portugaise1, nourri d’un récit national d’inspiration salazariste sur la « splendeur du Portugal » et nativiste avec les « Portugais de bien », le slogan de la campagne présidentielle d’André Ventura en 2021, stigmatisant telle ou telle communauté, Roms en tête, par ses discours xénophobes. Son électorat est plutôt populaire, nourri par la crainte du déclassement et le discrédit du système des partis, principalement dans ces territoires de l’intérieur « laissés pour compte », éloignés de la bande littorale et des métropoles de Lisbonne et Porto, où Chega a essuyé des revers en 2021, à la présidentielle comme aux municipales.
Malgré cette émergence, les scores de Chega dans les sondages ne dépassent pas 10 % : n’exagère-t-on pas l’influence de ce nouveau parti ?
Les municipales de septembre 2021 ont effectivement souligné les limites de l’ancrage territorial et l’effet « plafond de verre » de Chega. Ce nouveau parti a beaucoup carburé depuis sa naissance en 2019 au rythme des médias, des réseaux sociaux et de leurs algorithmes, micros et caméras braqués sur André Ventura qui, inspiré de Trump et Salvini, maîtrise les codes de l’information en continu, du présentisme ambiant et du buzz médiatique.
Où en est la société portugaise d’un point de vue économique et social, alors que le pays a été l’un des États membres le plus gravement touché par la crise de la zone euro (2010-2012) ?
C’est une société encore très fragilisée par les coups de boutoir successifs de l’austérité jusqu’en 2015, puis, après une courte embellie, de la pandémie, même si les filets de protection sociale ont joué pleinement leur rôle et si le SNS (Système national de santé), malgré sa fragilité, a tenu bon, avec une campagne de vaccination à grande échelle parmi les plus rapides2. La croissance a repris à un rythme soutenu depuis quelques mois, mais l’économie reste très dépendante du secteur clé du tourisme.
Quelles semblent être aujourd’hui les attentes des citoyens portugais et de leurs élites politiques vis-à-vis de l’Union européenne ?
L’Union européenne continue d’être une valeur sûre, refuge, pour une majorité de Portugais dont l’horizon se confond depuis plus de trente ans avec le drapeau bleu étoilé et les fonds communautaires, dont les autorités portugaises sont fortement dépendantes, comme en témoignent attentes et débats autour du plan de redressement post-Covid sur fonds européens3. Personne n’envisage sérieusement de « Portexit »
Sources
- L’empire colonial portugais au XXème siècle était composé du Mozambique, de l’Angola, du Cap-vert, de la Guinée-Bissau, de Sao-Tomé-et-Principe et du Timor Oriental. Il prend fin en 1975, au moment de la transition démocratique portugaise. Le discours luso-tropicaliste s’est développé dans les années 1950, à partir des travaux du sociologue brésilien Gilberto Freyre (1900-1987). Il a été instrumentalisé par le régime salazariste pour justifier la présence portugaise outre-mer et la « nation une », du Minho à Timor
- Le premier ministre Antonio Costa a fait appel au vice-amiral Henrique de Gouveia e Melo pour mener une campagne de vaccination éclair. Aujourd’hui le Portugal est le deuxième pays le plus vacciné au monde en proportion, avec plus de 98 % de sa population de plus de 12 ans vaccinée
- Le Portugal recevra en tout plus de 16 milliards d’euros dans le cadre du plan de relance européen NextGenerationUE