Pour mes amis moldaves qui redoutent le pire,
et ceux d’Ukraine (et de Russie) qui le vivent déjà.

On ne sait plus suffisamment ce que la « démocratie » signifie et encore moins pourquoi nous devrions rester attachés à son principe et au fonctionnement des institutions qui en définissent la société. L’un et l’autre, le mot et l’attachement, paraissent usés, galvaudés par la compromission des régimes dits démocratiques avec des violences, symboliques et matérielles, psychiques et physiques, contre lesquelles dès lors ces mêmes institutions ne peuvent plus prétendre assurer la protection. On ne saurait minimiser l’effet désastreux sur notre attachement à ladite démocratie de politiques discriminatoires, attentatoires aux droits et aux libertés fondamentales de telle ou telle minorités, qui se réclament de sa légitimité. Pas plus qu’on ne devrait tenir pour négligeable les pressions exercées sur ceux et celles dont la désobéissance, civile ou incivile, a pour vocation de rappeler aux gouvernements démocratiquement élus les urgences que, sitôt arrivés au pouvoir, ils ont vite fait d’oublier, à commencer par celles qui concernent le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement, ni des inégalités et des formes d’injustice (économiques et sociétales) dont ils s’accommodent et des discriminations de tous ordres (sexistes, raciales) qu’ils entretiennent. Nous savons ce que perpétuent ces pressions  : des rapports de force et de domination que les principes de la démocratie, d’élection en élection, semblent impuissants à renverser. Il est vain, en d’autres termes, de brandir aujourd’hui le drapeau de la démocratie, sans prendre la mesure des raisons légitimes de son discrédit

Et pourtant, partout dans le monde, nous pouvons mesurer ce que signifie très concrètement la privation délibérée des droits et des libertés, dont la démocratie est censée assurer la protection — et combien les violences qui en résultent (arrestations arbitraires, emprisonnements à durée indéterminée, procès truqués, déportations, éliminations physiques) sont sans commune mesure avec celles, aussi intolérables soient-elles, dans lesquelles les « démocraties » se compromettent. Il importe de garder en tête quelque chose comme une géographie de la protestation et de la contestation qui sépare de façon principielle les États dans lesquels le moindre signe d’opposition expose non seulement à des poursuites, mais plus radicalement à des risques vitaux (en Russie, en Chine, en Inde, en Iran, en Turquie, en Birmanie, en Égypte et dans tant d’autres pays encore) et ceux dans lesquels il est en principe toujours possible de manifester dans la rue, de s’exprimer dans les journaux et sur la toile, sans craindre sinon pour sa liberté , au moins pour sa vie. « En principe », car nous savons aussi combien cette frontière est poreuse et combien aucune démocratie ne garantit contre le retournement de ses « forces dites de sécurité » en facteur d’insécurité. Les règles de droit ne sont jamais acquises. Elles sont toujours susceptibles d’être suspendues par des états d’exception, dont nous savons combien le terme reste imprévisible. Il reste que le reconnaître n’est certainement pas une raison pour remettre en question cette ligne de partage, en jetant, en quelque sorte, « le bébé avec l’eau du bain », comme beaucoup seraient enclins à le faire, mais bien davantage une incitation à mesurer les enjeux de la défense des principes démocratiques, là où la digue qui les préserve d’une érosion est menacée de céder. Voilà pourquoi, dans les réflexions qui suivent, on s’attachera à montrer comment la guerre Ukraine et les menaces qui pèsent d’un poids accru sur les États voisins, la République de Moldavie en tête — lesquelles, à la différence de la Russie, sont autant de « démocraties », fragiles sans doute, mais des démocraties tout de même — nous imposent, avec une urgence inattendue, d’en repenser les termes de cette séparation d’un triple point de vue. 

L’instrumentalisation de l’histoire

La ruse du pouvoir moscovite fut, depuis la conquête de la Crimée et la sécession du Donbass, d’invoquer l’histoire, sous un angle qui aura toujours fait le malheur des peuples  : celui des racines et de l’appartenance. Au regard de sa propagande, l’Ukraine aurait depuis toujours son destin lié à celui de la Russie et l’indépendance n’aurait été qu’un accident de l’histoire qu’il s’agirait d’effacer, d’un trait de plume trempée dans le sang de la guerre, pour renouer avec le fil de cette histoire commune. Suivant cette logique, la résistance du peuple ukrainien n’aurait pas lieu d’être, elle serait incompréhensible, dès lors qu’elle s’apparenterait au déni d’une « histoire nationale » — en réalité « impériale » — pluriséculaire. Arrêtons-nous un instant sur cette invocation, ou plutôt non sur cette instrumentalisation de l’histoire, dont l’effet aura toujours été d’entretenir la guerre et de rendre la paix impossible. Pourquoi  ? Parce qu’elle n’est rien moins que l’alibi des empires, en Russie comme ailleurs, pour dénier à leurs « colonies » — c’est-à-dire aux pays et aux peuples soumis à leur joug — l’appartenance à une autre histoire (leur histoire propre), leur culture, leur langue et leur droit à l’indépendance, et celui des nostalgiques de sa puissance perdue pour réclamer sa restauration et œuvrer à son retour.

La ruse du pouvoir moscovite fut, depuis la conquête de la Crimée et la sécession du Donbass, d’invoquer l’histoire, sous un angle qui aura toujours fait le malheur des peuples  : celui des racines et de l’appartenance.

Marc Crépon

L’Union des Républiques socialistes, soviétiques, n’avait d’union que le nom. Ce que sa dénomination masquait, au même titre que les notions de « fraternité des peuples » ou « d’amitié entre les peuples », s’apparentait, en effet, davantage, à des rapports de servitude et à la ruse d’une exploitation systématique des ressources, selon la volonté d’un pouvoir central, celui de Moscou, d’essence coloniale, qu’à une entraide mutuelle. Les Républiques étaient sous contrôle et c’est au pouvoir central que, dans chacune d’elles, le premier secrétaire du parti rendait des comptes. Voilà pourquoi, en 1991, l’indépendance fut une libération. Ce qu’elle initia, pour chacune des républiques assujetties, ce fut un nouveau commencement, — une réappropriation non pas de sa propre histoire, au nom d’une quelconque « appartenance » et pas davantage d’une « identité nationale », mais de son destin politique — ce qui voulait dire une sortie de la terreur, de la servitude et du mensonge. Pourquoi  ? Parce que si une mémoire fut à l’œuvre dans l’éclatement de l’Empire, ce ne fut pas celle d’une lointaine origine, mais celle des traces laissées dans chaque famille par cette terreur, cette servitude et ce mensonge  : la famine, les déportations, les exécutions, les humiliations. Et ce n’est pas un hasard si le maître du Kremlin se sera acharné, ces dernières années, à effacer cette mémoire et si l’interdiction de l’association Mémorial aura précédé de deux mois à peine le déclenchement de la guerre. Cela signifie que l’instrumentalisation d’une histoire supposée pluriséculaire se sera appuyée sur le déni de l’histoire contemporaine. Elle aura impliqué que l’Empire soit magnifié, que son histoire soit glorifiée — et le prix à payer en aura été que ses millions de victimes soient oubliées.

1991. Je me souviens bien de cet hiver-là. Parti passer les fêtes de fin d’année en Moldavie, je suis entré en décembre dans un pays (l’URSS) qui n’existait plus quand j’en suis sorti, le mois suivant. Cela ne s’était pas fait en un jour. Déjà, le 24 août, le Conseil suprême de l’Ukraine avait promulgué la déclaration d’indépendance du pays. Peu de jours après, le Soviet Suprême d’URSS suspendait toutes les activités du Parti Communiste d’Union Soviétique sur tout le territoire. Le 1er septembre, un référendum populaire ukrainien manifestait la volonté de 90 % des électeurs que l’Ukraine devienne indépendante. Le 8 décembre, les dirigeants de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie se réunissaient en secret dans l’est de la Biélorussie pour signer un accord proclamant la fin de l’URSS et la formation d’une nouvelle communauté, la CEI (Communauté des Etats Indépendants). Le 21 décembre, 11 des 12 républiques restantes les rejoignaient. Le 25 décembre, Gorbatchev démissionna de son poste de président de l’URSS et déclara la dissolution et donc la fin de l’Union soviétique. Je nous revois, massés devant la télévision, le soir même, regardant sidérés, les images du drapeau soviétique, abaissé pour la dernière fois, sur les toits du Kremlin. Ce ne fut pas un coup de force. Il n’y eut ni violence, ni coup d’État, ni ingérence d’une puissance étrangère… et aucun complot  : rien de moins que l’effondrement d’un système politique qui ne pouvait s’achever sans que disparaissent avec lui les structures impériales d’exploitation et de domination qu’il avait imposées sur tout le territoire. Si j’ai tenu à raconter cette histoire et à reconstituer les faits, c’est pour rappeler que l’indépendance de l’Ukraine ne fut motivée ni par des raisons « culturelles », ni par un nationalisme agressif. Elle ne fut pas davantage pilotée de l’extérieur, pas plus qu’elle n’aura relevé d’une trahison de l’intérieur. Ce fut une décision politique commune qui prenait acte d’une impossibilité. Celle pour ledit système de survivre autrement que dans un régime de violence (répression des manifestations, déportations) et la répétition de bains de sang. L’indépendance fut une économie de la violence  : celle-là-même dont la tentative du putsch de dignitaires de l’armée et du KGB, au mois d’août de la même année avait laissé pressentir et redouter le retour, suscitant de la part de la population une mobilisation sans précédent. Voilà pourquoi la décision d’indépendance fut aussitôt entérinée par l’ensemble de la communauté internationale. 

L’indépendance de l’Ukraine ne fut motivée ni par des raisons « culturelles », ni par un nationalisme agressif. Elle ne fut pas davantage pilotée de l’extérieur, pas plus qu’elle n’aura relevé d’une trahison de l’intérieur. Ce fut une décision politique commune qui prenait acte d’une impossibilité.

Marc Crépon

Pour autant, elle ne fit pas l’unanimité en URSS. S’il est une chose assurément que lesdites démocraties occidentales, « triomphantes » et arrogantes, minimisèrent, c’est le traumatisme que cet effondrement représenta pour des dizaines de millions de Russes. L’URSS, ce n’était pas seulement un système politique, c’était une société qui, plus qu’aucune autre, avait ses repères ordinaires et calendaires, ses rituels, ses commémorations et ses célébrations, sa grandeur et sa fierté. L’empire y occupait une place importante, dont l’unité s’était alors renforcée dans la mémoire de « la construction commune du socialisme » et des épreuves traversées, à commencer par « la grande guerre patriotique ». Je me souviens des nombreux défilés auxquels j’assistais, dans la capitale de la Moldavie soviétique (qui s’appelait encore Kichinev) sur le boulevard Lénine. J’étais impressionné par la fierté avec laquelle des centaines, sinon des milliers d’hommes et de femmes semblaient oublier, l’espace de quelques heures, la dureté de leur vie quotidienne, en arborant sur leur poitrine les rangées de médailles civiles et militaires, dont le pouvoir les avait honorés. Quelques années plus tard, au milieu des années 1990, je retrouvai ces mêmes décorations, au coin des rues, à l’entrée des parcs, sur ce même boulevard qui avait été entre temps rebaptisé, bradées sur le trottoir, à l’usage de touristes américains et européens, en mal de souvenirs soviétiques exotiques — « soviet-exotiques ». Et je me souviens d’avoir croisé des hommes et des femmes indignés de ce commerce, ressenti comme une négation de leur propre histoire, individuelle et collective, de sa grandeur et de ses sacrifices. 

© Dmytro Kozatski/AP

Ce n’est pas tout. Il importe, en effet, de mesurer l’impact psychologique des années qui suivirent  : les années Eltsine (le début des années 1990) — à savoir les conséquences désastreuses pour une grande partie de la population de l’irruption d’un capitalisme sauvage, l’appropriation brutale et sanglante des richesses et des ressources, dont le premier effet ne fut pas de lui permettre de vivre mieux et plus librement, mais de l’appauvrir. Voilà comment naquit la nostalgie de l’Empire, l’idéalisation rétrospective de ses supposés « bienfaits », et l’espoir de sa restauration. Le bouleversement fut tel, en effet, qu’il nourrit progressivement, dans une large partie de cette même population, un ressentiment contre l’histoire. Le déni et l’instrumentalisation, dont on faisait état à l’instant, sont le revers de ce ressentiment. S’il est vrai que les institutions mises en place, à la fin de l’URSS, instaurèrent entre les États indépendants nés de la fin de l’URSS des relations qui se voulaient pacifiques, il s’en trouva très tôt pour qui « la fin de l’homme rouge »1 était insupportable, et pour qui cette paix n’était qu’une « trêve » et la matière d’une guerre future. 

Ce conflit armé qu’ils espérèrent, dont ils rêvèrent, tout d’abord secrètement, puis de plus en plus ouvertement, il faut reconnaître alors que nous n’avons pas voulu en percevoir la menace, nous croyions impossible un retour en arrière, alors que le maître du Kremlin, lui-même cachait de moins en moins la « catastrophe » qu’avait représenté pour lui la dissolution de l’Empire. Et quand la Crimée et le Donbass furent envahis, nous n’avons pas mesuré à quel point l’agression que signifiait cette invasion ne laissait aucun doute sur l’extension programmée de la reconquête, dont elle était la première étape. Nous avions oublié surtout combien la diplomatie a peu de poids quand elle se heurte à la « folie » d’une vision territoriale, soutenue par les apprentis sorciers de l’histoire, des appareils répressifs qui jugulent toute volonté populaire d’en dénoncer les conséquences meurtrières. Quand cette « folie » est entretenue, à la tête d’un État que verrouille la terreur, par une armée d’idéologues à son service, nous aurions dû nous souvenir qu’aucune raison n’est assez forte pour la dissuader de s’aventurer et de se perdre dans la guerre.

S’il est vrai que les institutions mises en place, à la fin de l’URSS, instaurèrent entre les États indépendants nés de la fin de l’URSS des relations qui se voulaient pacifiques, il s’en trouva très tôt pour qui « la fin de l’homme rouge » était insupportable, et pour qui cette paix n’était qu’une « trêve » et la matière d’une guerre future. 

Marc Crépon

Quand la réécriture de l’histoire se présente comme une opération politique, dont la finalité est de trouver dans le passé la matière et le prétexte d’une guerre programmée, plus rien n’est garanti. Car cela ne saurait se faire autrement que dans le déni des institutions, des règles de droit qui garantissent la paix. La « folie de l’histoire » regarde avec suspicion, sinon mépris les étapes de sa construction, les accords et les traités censés l’avoir établie, auxquelles elle ne reconnaît pas de légitimité. Lentement, mais sûrement, elle en vient à donner à ladite paix le caractère d’une trêve provisoire, dans l’attente que l’occasion lui soit donnée de restaurer des frontières anciennes, de redécouper les territoires, en d’autres termes de rendre à l’histoire ses droits. Ce n’est pas en vain qu’on oppose ici l’idée de « paix » et celle de « trêve ». L’opposition fait signe vers cet article du Projet de paix perpétuelle de Kant, que nous aurions tout intérêt à relire et à méditer dans cette perspective. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit du premier  :

« I — On ne regardera pas comme valide tout traité de paix, où l’on se réserverait tacitement la matière d’une nouvelle guerre.

  Un pareil traité ne serait qu’une simple trêve, une suspension des hostilités. Nommer une telle paix perpétuelle, c’est la charger d’une épithète oiseuse, qui la rend même suspecte. Un traité de paix doit anéantir tous les sujets de recommencer la guerre, présents ou à venir, et même encore inconnus aux parties contractantes, fussent-ils découverts parmi les documents poudreux des archives par la sagacité la plus raffinée. Se réserver tacitement des prétentions, sans les déclarer, parce qu’on est trop épuisé pour continuer la guerre  ; compter sur d’anciennes et obscures prétentions qu’on pourra imaginer dans la suite, avec la mauvaise intention de les faire valoir à la première occasion favorable  ; une telle restriction mentale peut, tout au plus, convenir à quelque casuiste jésuite  ; envisagée en elle-même, elle est au-dessous de la dignité des souverains, comme il est au-dessous de la dignité d’un ministre de se prêter à faire des déductions de cette espèce. »2

Arrêtons-nous un instant sur cet article, avant de poursuivre. Trois points méritent d’être retenus. Le premier tient à l’attention que Kant nous demande de porter aux « sujets de recommencer la guerre, présents ou à venir, et même encore inconnus aux parties contractantes ». Pourquoi  ? Parce que ces sujets sont toujours plus nombreux que nous voulons l’admettre. Et si tel est le cas, c’est qu’il se trouvera toujours des forces réactives, des fauteurs de guerre pour les raviver, distiller leur poison dans les cœurs et les esprits, animés de ce ressentiment contre le temps et contre l’histoire que nous évoquions à l’instant… et qu’il n’est jamais difficile de réveiller. Ces forces existent partout dans le monde  ; elles ne sont pas propres à la Russie. Et il n’est aucun pays au monde qu’elles ne menacent de l’intérieur d’entraîner dans une guerre civile ou un conflit international. Aussi faut-il être naïf pour minimiser leur pouvoir de destruction — c’est-à-dire pour croire « perpétuelle » cette paix illusoire, dont le confort nous assoupit, en oubliant ce qu’elle a de fragile, de relatif… et peut-être même de mensonger. Ce que nous devons comprendre, au contraire, en mesurant les risques qu’il y aurait à le minimiser, ce sont les mille façons (économiques, sociales, idéologiques) qu’a la guerre aujourd’hui de se continuer dans la paix, quels que soient les régimes politiques impliqués.

Le second point concerne ces « anciennes et obscures prétentions » qui restent en sommeil, le temps que l’occasion se présente de les faire valoir à nouveaux frais. Ce qu’il faut souligner alors, c’est la nature de ces « prétentions ». Elles sont, par essence, une force, dont le trait distinctif est d’être utilisée par ceux qui les brandissent pour substituer un droit à un autre, pour renverser donc le droit existant (considéré comme injuste) afin d’imposer le leur. Le troisième point concerne cette « restriction mentale », dont Kant nous dit qu’elle fait du souverain qui s’y fourvoie « un casuiste jésuite ». Elle est, nous dit Kant, contraire à « la dignité des souverains ». Comment faut-il l’entendre  ? En quoi pourrait consister cette « dignité »  ? Et comment faut-il comprendre que cela fasse de lui « un casuiste jésuite »  ? La « dignité » du souverain, c’est de ne rien ignorer du prix de la guerre  ; c’est de ne jamais perdre de vue ce qu’il en coûte aux populations qu’elle entraîne dans la spirale de ses désastres, c’est de garder à l’esprit le poids des deuils et celui des destructions  ; c’est de ne pas prendre à la légère la décision de sacrifier des vies humaines, que ce soit celle des populations civiles ou des militaires… ce serait, si c’était seulement possible, d’être arrêté dans sa folie par le malheur. Quant au « casuiste jésuite », l’expression me fait songer, au risque de l’anachronisme, à ce que Camus désignait sous le nom « la casuistique du sang ». Le souverain « casuiste », sous la plume de Kant, est celui s’arrange avec l’histoire, qui la fait « parler », selon les cas, dans un sens ou dans un autre, en exhumant des archives ce qui convient à ses desseins et en enfouissant ce qui leur est contraire. Quant à « la casuistique du sang », elle consiste à condamner le sang que font couler les autres, en acceptant très bien celui que l’on fait verser soi-même. Le propre des « guerres de conquête » ou de « reconquête », de « restauration », etc., est de conjoindre les deux. Car c’est toujours à une casuistique de cet ordre que conduit l’instrumentalisation de l’histoire — et c’est la raison pour laquelle elle est toujours meurtrière. En quel sens  ? En ceci qu’elle est une machine à fabriquer des « consentements meurtriers ». 

L’esprit de la résistance

La surprise du pouvoir moscovite fut de découvrir la résistance ukrainienne, rétive à toute capitulation des corps et des cœurs, plus forte et endurante qu’il ne s’y attendait. Et si tel fut le cas, c’est que le déni n’était pas historique, mais politique  ; et que, comme nous venons de le voir, ce n’était pas les autorités ukrainiennes qui s’y étaient perdues, mais le président Poutine et son armée d’idéologues. Ce que ceux-là s’étaient refuser à reconnaître et à admettre, c’est que depuis l’indépendance de l’Ukraine — mais c’est aussi vrai de la Géorgie et de la Moldavie — les peuples séparés par de nouvelles frontières étatiques avaient eu des destins politiques différents.

Depuis l’indépendance de l’Ukraine — mais c’est aussi vrai de la Géorgie et de la Moldavie — les peuples séparés par de nouvelles frontières étatiques avaient eu des destins politiques différents. 

Marc Crépon

C’est vrai, il fut un temps où ces deux peuples n’en faisaient qu’un, du moins en apparence, au sens où ils vivaient sous une loi commune. Mais une fois l’indépendance venue, l’empire disloqué, le destin politique des peuples qui composaient l’ex-URSS, désormais confinés dans des entités étatiques séparées fut différent. C’est peu dire qu’au fil des années, l’écart des libertés n’aura cessé de se creuser. Tandis que, tant bien que mal, en Ukraine, comme en Moldavie et en Géorgie, l’apprentissage de la démocratie se mit en route, la Russie fut rattrapée par les fantômes de son passé. Sans doute la personnalité, la formation et les fonctions précédentes de son président n’y furent pas pour rien. On ne se remet pas aisément d’une éducation politique assurée et entretenue dans les rangs du KGB. Les méthodes de gouvernement qu’on avait cru un temps, au début des années 1990, rangées aux oubliettes de l’histoire revinrent à l’ordre du jour. Dans les années 1970 et 1980, sur tout le territoire de l’Union soviétique, quand on se risquait à tenir, en privé, des propos qui risquaient de déranger la susceptibilité du pouvoir, on avait l’habitude d’ouvrir en grand les robinets de la cuisine et de la salle de bains pour couvrir le bruit des voix, afin qu’aucune oreille indélicate ne puisse rapporter aux autorités compétentes le moindre soupçon d’opposition. Il fut un temps sans doute — celui d’un court intermède démocratique —, où ce réflexe prudent ne s’imposa plus comme une nécessité vitale. En Russie, ce temps est désormais révolu. À Moscou, on ouvre à nouveau les robinets, on hésite à se confier à ses voisins, à se parler. Ce n’est plus le cas à Kiev, à Chisinau ou à Tbilissi.

Tel est, depuis plus de vingt ans, le « destin politique » du peuple russe — et c’est peu dire que les menaces n’ont cessé de s’aggraver, les sanctions de s’alourdir depuis le début de la guerre en Ukraine. Or s’il est une chose que nous aurons appris des grandes voix européennes de la dissidence, à commencer par celle de Vaclav Havel, c’est que ce « destin politique » est toujours, en même temps un « destin moral », dès lors qu’il n’a d’autre objectif que de miner les capacités de résistance du peuple aux conditions d’existence qui lui sont imposées. Il faudrait pouvoir relire ici la fameuse lettre que le futur président de la République tchèque adressa à Gustav Husak, le 8 avril 1975. Je m’en étais soucié, il y a déjà une quinzaine d’années, sans imaginer alors l’ampleur que cette même culture était amené à prendre à nouveau en Russie dans la décennie qui devait suivre3. Les lignes qui suivent datent donc de près d’un demi-siècle. Serait-il indu de les transposer à la situation d’une grande partie de la population russe aujourd’hui  ?

« Après les récents bouleversements historiques et la stabilisation d’un certain système, les gens se comportent comme s’ils avaient perdu la foi dans l’avenir, dans la possibilité d’améliorer les affaires de tous, dans le sens d’une lutte pour la vérité et le droit.

Ils se désintéressent de tout ce qui dépasse le cadre de leur sécurité personnelle  ; ils cherchent les moyens les plus divers pour fuir, ils se désintéressent de toute valeur qui les dépasse et négligent leur prochain  ; c’est la passivité de l’esprit, la dépression. »4

Si le destin « politique » et « moral » du peuple russe ne fut pas celui des peuples voisins, c’est que ceux-là finirent pas trouver, qu’ils parvinrent à conserver, non sans mal, le sens de cette « lutte pour la vérité et le droit ». Tout fut laborieux sans doute  ; et il fallut combattre les démons du passé, résister au poids des forces conservatrices récurrentes, longtemps dominantes, au nombre desquelles l’histoire retiendra l’allégeance servile de dirigeants corrompus, inféodés au grand-frère voisin, tant en Ukraine qu’en Moldavie. L’accaparement sauvage des richesses, la brutalité et la criminalité qui les accompagnèrent firent durant des années de la démocratie naissante une mascarade décourageante. Mais l’espoir subsista, la démocratie était en chemin et, tant bien que mal, des espaces de liberté, des lieux de vérité et de contestation s’imposèrent, une alternance crédible offrit de nouveaux horizons. Voilà le sens politique de l’indépendance et de la séparation qu’elle impliqua  : le « peuple » ukrainien, comme le « peuple » moldave finirent par prendre le goût de la vérité et de la liberté, suffisamment pour chercher les moyens institutionnels de les protéger, tandis que le peuple russe se les voyait confisqués. Aussi le déni politique dans lequel les dirigeants russes se sont enfermés est-il d’abord et avant tout celui de ce « goût-là » qui leur est d’autant plus insupportable qu’ils y perçoivent la menace d’une contagion encore une fois politique, préjudiciable à la conservation de leur pouvoir et la protection de leurs intérêts. Pourquoi faut-il insister sur ce point  ? Pour rappeler que si la guerre en Ukraine est « identitaire », l’identité qu’il s’agit de défendre est peut-être linguistique et culturelle, mais qu’elle est d’abord et avant tout politique. Voilà l’esprit de sa résistance. Le peuple ukrainien sait très bien ce qu’il perdrait si, selon l’imagination et la volonté du président russe, il retombait sous la coupe de la Russie. Et cela se définit d’abord et avant tout en termes de droit et de libertés  : ceux-là même qui lui seraient aussitôt confisqués. Le souvenir qu’il garde de cette coupe est précisément celui que le maître du Kremlin voudrait aujourd’hui effacer des mémoires  : les millions de morts de la famine et de la dékoulakisation des années 1930, les déportations massives, la mainmise autoritaire du pouvoir sur tous les lieux de culture, d’enseignement (les écoles et les universités, de création et d’information (la radio, la télévision et les journaux).

Si la guerre en Ukraine est « identitaire », l’identité qu’il s’agit de défendre est peut-être linguistique et culturelle, mais qu’elle est d’abord et avant tout politique. Voilà l’esprit de sa résistance.

Marc Crépon

Reste une objection qu’il convient de lever. La résistance ukrainienne, dit-on, ne serait pas ce qu’elle est, si elle ne bénéficiait du soutien militaire de l’Europe et, plus encore, des États-Unis. Et ce serait sans doute faire preuve de naïveté que négliger l’intérêt des puissances concernées à l’apporter. Cela suffit-il à parler « d’ingérence » et de « manipulation », ou encore de « complot occidental » contre la Russie, comme les thuriféraires du pouvoir russe et autres idéologues voudraient le faire croire  ? Il importe de remettre les choses dans l’ordre. L’invasion de l’Ukraine fut une agression planifiée, en violation de toutes les règles du droit international. Le pouvoir russe n’aura laissé aucune chance à la diplomatie. La preuve en est la façon dont il aura préparé le peuple à ce qu’il se sera longtemps refusé à appeler une « guerre », en même temps qu’il lui aura caché l’ampleur des destructions, peu conformes à l’idée d’une simple « opération militaire ». Il aura usé de tous les moyens à sa disposition pour asseoir cette préparation sur cette double culture, de la peur et de l’ennemi, qui est depuis toujours le ressort ordinaire de la propagande des gouvernements pour faire accepter la guerre à leurs ressortissants, avec son cortège de malheur, de mort et de misère — celle-là même qu’au lendemain de la première guerre mondiale, l’URSS avait exporté à l’est de l’Europe, en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie et en Roumanie. Il n’aura pas caché qu’en s’attaquant à l’Ukraine, c’est l’extension de ses aspirations politiques, la transformation de la société ukrainienne en « société démocratique », qu’il entendait arrêter, dès lors qu’elles avaient pour l’effet de « l’occidentaliser » — c’est-à-dire de l’éloigner, sinon de la couper de ses « racines russes ». Il aura tout fait, semaine après semaine, pour faire de la guerre un « enjeu civilisationnel », comme si sa propre identité, son intégrité, sa survie même se trouvaient en question. Ni l’Ukraine, ni l’Europe, ni les États-Unis n’ont voulu cette « guerre de conquête ou de reconquête ». Encore moins se sont-ils laissés enfermer dans le piège de cette dérive « civilisationnelle ». Ils s’en sont donc tenus au domaine du droit, en s’opposant à sa violation. Il importe de le rappeler pour préciser les termes de la question  : la communauté internationale pouvait-elle fermer les yeux sur les violations du droit international, se contenter de vaines protestations, sans apporter un soutien effectif à la population qui en est la première victime ? Sauf à remettre en cause l’idée selon laquelle il est impératif qu’une telle communauté, aussi imparfaite, aussi critiquable soit-elle, garde un sens. Faut-il le rappeler  ? Ce n’est pas un hasard si, en Europe comme aux États-Unis, ce sont les voix les plus réactionnaires, les partisans d’un repli national ou d’un isolationnisme souverain qui se montrent désormais les plus hostiles à la poursuite d’un tel soutien. La société qu’ils promettent, au demeurant, n’est peut-être pas si éloignée de celle dont Vaclav Havel dressait le portrait dans sa lettre à Gustav Husak.

© AP Photo/Emilio Morenatti

Il y a cependant davantage encore. Ce n’est pas seulement les règles du droit international qui ont été violées par l’agression. Ce sont celles du droit de la guerre qui l’ont été par l’occupation russe. Il n’a pas fallu longtemps, quelques semaines à peine, pour que les crimes de guerre dont s’est rendue (et continue de se rendre) coupable l’armée d’occupation soient mis au jour, pour que des charniers soient découverts et tant d’autres exactions documentées (le viol des femmes, la déportation des enfants, la torture et l’exécution de populations civiles, le bombardement d’hôpitaux, sans compter la volonté d’affamer et désormais de frigorifier la population des villes résistantes). Aurait-il été juste, dans ces conditions, de laisser faire  ? Fallait-il abandonner le peuple ukrainien à son sort, en le privant des moyens de se défendre  ? Les témoignages recueillis dans les villes tombées sous la coupe de l’armée russe ne laissent par ailleurs aucun doute sur la brutalité des méthodes utilisées pour entreprendre la russification à outrance des populations soumises à son joug. Fallait-il accepter alors qu’au nom d’un supposé « droit de conquête », les conquérants ne reculent devant aucune servitude imposée aux peuples prétendument conquis  ? Ce que les Européens, les Américains et, plus largement la communauté internationale n’ont pas su (ou pas voulu faire) pour empêcher ou stopper le génocide rwandais (en 1994), la purification ethnique dans les Balkans, au milieu des années 1995, le massacre des populations civiles en Syrie, depuis plus de dix ans5, fallait-il souhaiter qu’ils s’interdisent, une fois encore, de le faire, en Ukraine  ?

La Moldavie, à la croisée des chemins

Pour le maître du Kremlin, il est deux chiffons rouges que les États, dans lesquels il persiste à voir des satellites, appartenant à sa sphère d’influence, auraient eu intérêt à ne pas brandir, deux lignes rouges qu’ils devaient s’interdire de franchir. Le premier est l’entrée dans l’OTAN, dont il faut là encore comprendre ce qu’elle signifie pour ceux qui en ont manifesté le désir  : rien de plus et rien de moins que la disposition d’un bouclier, pour se protéger de la volonté hégémonique du grand voisin. C’est peu dire que les événements des derniers mois ont prouvé à quel point le pouvoir ukrainien n’avait pas tort de l’appréhender. Quant au second, il s’agit du rattachement à l’Union européenne, dont il convient d’analyser la signification. Là encore, le piège tendu par Poutine est de le circonscrire à un choix civilisationnel. Ce qui serait en question serait le vieux partage idéologique et politique entre slavophiles et occidentalistes, selon lequel la Russie serait la nation phare d’une « identité slave », investie d’une mission historique salvatrice. Les peuples satellites seraient dès lors confrontés à un choix décisif entre deux modèles  ; et la responsabilité historique du pouvoir russe serait de les contraindre à un « juste » rattachement par tous les moyens à sa disposition, y compris la violence la plus extrême. Mais là non plus, cette croisée des chemins n’est pas la bonne. La preuve en est la situation de la Moldavie. Il importe de s’attarder. Que ce pays roumanophone, de langue latine, ne puisse être en aucune façon rattaché à une quelconque « identité slave » montre que la question de soi-disant « attaches civilisationnelles », historiques, linguistiques et culturelles ne tient pas. Ici, comme en Ukraine, elle est le prétexte d’un appétit de domination d’une tout autre nature. 

Depuis bientôt deux ans, la Moldavie est dirigée par une présidente tournée vers l’Europe, qui a entrepris d’offrir à son pays un nouveau modèle de société, respectant les principes de l’État de droit. Elle a engagé un programme de réformes politiques, économiques et sociales, qui semble enfin tourner le dos aux démons du passé, à commencer par cette corruption à tous les étages, dont le premier effet, durant les décennies précédentes, fut de détourner l’argent public au profit d’intérêts privés et de décrédibiliser toute action gouvernementale. Son pari est que la population finisse par être solidement acquise à l’idée que le « choix de l’Europe » qui en résulte lui permettra de vivre mieux. Les progrès sont d’ores et déjà considérables, sur tous les plans, mais comme partout ailleurs, la guerre aux portes du pays a pour effet d’en compromettre la visibilité. Il est à craindre qu’une inflation galopante, l’augmentation prévisible (et déjà sensible) des prix de l’énergie, en dépit des aides européennes, ne finissent à terme par susciter la défiance du peuple et que celui-ci s’imagine à nouveau qu’il vivrait mieux sous la coupe de Moscou. Déjà l’opposition, inféodée au maître du Kremlin, fourbit ses armes, invoquant des promesses non-tenues et déplorant que la présidente moldave ne soit pas allée faire allégeance pour sécuriser l’approvisionnement du pays en gaz russe, cet hiver. 

Peu importe aux yeux des « amis du Kremlin » les conséquences qu’aurait une telle soumission. Rien de moins que la mise en place d’un régime autoritaire, dont les signes avant-coureur sont connus, à l’image de ce qui se produit depuis quelques mois dans les villes occupées d’Ukraine  : le contrôle renforcé des médias, la « russification » de tous les lieux de vie et de culture, une justice aux ordres qui n’aura rien de plus pressé que de mettre un terme aux instructions en cours ciblant depuis deux ans les vieilles élites corrompues, prêtes à tout pour revenir au pouvoir. Autant dire qu’il s’agirait d’une régression politique, renouant une fois de plus avec les pratiques du passé, dans lesquelles, des décennies durant, la société est restée figée. Telle est donc la croisée des chemins. Et si on veut la qualifier de « civilisationnelle », il faut aussitôt préciser que le mot de « civilisation » a une connotation essentiellement, sinon exclusivement politique. Tout le reste (les racines, l’histoire, la culture) est prétexte. Deux modèles s’opposent : celui d’un État de droit qui, tant bien que mal, se plie à ses règles et celui d’un régime dictatorial, dont les dirigeants appuient leur domination sur la corruption d’une clientèle soigneusement entretenue. C’est la contamination du second par le premier qui fait horreur au dirigeant moscovite et à ses soutiens — et c’est elle qu’il veut endiguer, en ramenant l’Ukraine aujourd’hui, la Moldavie demain dans le giron de sa puissance.

Deux modèles s’opposent : celui d’un État de droit qui, tant bien que mal, se plie à ses règles et celui d’un régime dictatorial, dont les dirigeants appuient leur domination sur la corruption d’une clientèle soigneusement entretenue.

Marc Crépon

Il faut cependant aller plus loin  ! Cette croisée des chemins, la guerre, déclenchée le 24 février dernier, en dévoile la vérité. Elle n’oppose pas seulement le droit et la force, mais, plus profondément encore, le souci de la vie et le goût du sang et de la mort. Il n’y a, de fait, aucune violence dont un régime dictatorial ne soit prêt à user pour l’imposer et l’entretenir, pour faire taire, sur son territoire, toute opposition, pour faire régner son ordre mortifère sur les régions conquises par son armée et gouvernées par ses valets (les villes tombées entre leurs mains)  : arrêter, torturer, exécuter. À moins que ce ne soit pour poursuivre la destruction punitive de celles qui continuent de résister  : terroriser, bombarder, affamer, frigorifier. L’essence de la dictature est d’être sacrificielle et « terroriste ». Elle compte d’autant moins les morts en temps de guerre, dans ses propres rangs autant que dans ceux de « l’ennemi », que protéger la vie en temps de paix n’a jamais fait partie de ses objectifs. Rien ne lui est plus étranger que cet « être-contre-la mort » commun qui constitue la seule justification crédible des gouvernements. La sidération de la guerre tient à la radicalisation de son abstraction. Quelle abstraction  ? Rien de moins que la déconsidération, sinon même l’in-considération de son « coût humain », que résume la formule lapidaire  : « à la guerre comme à la guerre ». Et si cette déconsidération et cette in-considération sont le privilège des régimes non-démocratiques, autrement-dit des dictatures, des théocraties et autres États totalitaires, c’est qu’il n’y a aucun « prix » qu’ils n’imaginent en leur pouvoir de faire accepter à la population par le contrôle de l’information et par la terreur qui appartiennent, l’un et l’autre, à sa culture. Ils ont d’autant moins de scrupules à verser le sang qu’ils savent à l’avance disposer de tous les moyens pour que personne ne vienne le leur contester ni le venger.

Nul doute qu’on manque ce qui fait l’essence de la résistance ukrainienne si l’on omet de considérer comme l’un de ses vecteurs majeurs le refus de cette culture mortifère. Et c’est aussi ce qui définit la croisée des chemins, où se trouve la Moldavie. Pas plus que le peuple ukrainien, le peuple moldave n’a la mémoire courte. Le souvenir de la terreur est ancré dans l’histoire intime de toutes les familles. Je me souviens avec émotion de la façon dont, au cours de l’hiver 1987-1988, les récits m’étaient parvenus par bribes, à mesure que la confiance s’était établie, alors que j’effectuais mon service national à l’université Lénine dans cette ville qui s’appelait encore Kichinev6 et à laquelle l’indépendance rendrait quelques années plus tard son nom roumain  : Chisinau. Voilà pourquoi, encore une fois, le 28 décembre dernier, l’interdiction par la cour suprême de Russie de l’association Mémorial qui avait entrepris d’archiver cette mémoire depuis plus de trente ans, aura constitué un signe avant-coureur de la guerre. Elle s’inscrivait d’emblée dans la volonté de minimiser, sinon d’effacer les désastres de cette systématisation meurtrière du mensonge et de la violence  : les déportations massives, l’esclavage forcé, les exécutions sommaires, la famine orchestrée par le pillage des ressources vitales. La préparation de la guerre ancrait ainsi le déni politique dans un déni de l’histoire, au profit d’une nouvelle mythologie  : la grandeur et la bienfaisance de l’empire russe d’abord, soviétique ensuite, à l’égard des peuples qu’il avait mis « sous sa coupe ». Il n’en fallait pas moins pour nourrir le fantasme de leur restauration au moins territoriale… Nous l’avions oublié, nous n’avions pas pris garde au pouvoir intrinsèquement destructeur de toute inféodation de la politique à la puissance d’un mythe. Il était illusoire pourtant de s’imaginer que la raison, les voies de la diplomatie, les règles du droit pourraient avoir le moindre pouvoir pour contrer cette puissance, dont l’essence est de ne reconnaître d’autre règne que celui de la force et de ne reculer devant aucune violence.

© AP Photo/Libkos

Un défi pour l’Europe

On s’étonnera d’autant plus que quelques politiciens et intellectuels usés, nostalgiques de ces empires, à moins qu’ils ne soient soucieux d’y préserver leurs intérêts, relativisent les enjeux politiques du soutien inconditionnel et durable de l’Europe et des Américains au peuple ukrainien, tandis que la Russie parie sur son coût, politique, économique et social, et sur l’usure qui pourrait en résulter. Et il est vrai que l’inflation galopante, le prix croissant de l’énergie, la pénurie de matière premières, risquent à terme de peser lourd sur les convictions des uns et des autres, fragilisant l’élan de solidarité et de générosité qui, dès le mois de février dernier, s’est porté au secours d’une population brutalement frappée par les désastres de la guerre. Comme toujours, ses effets se feront sentir, par ricochet, sur les populations européennes de façon très inégale — et ce sont les plus fragiles, les plus vulnérables qui en feront les frais. Quelles que soient ces conséquences sur leurs conditions d’existence (factures et pénuries), il convient cependant de rappeler qu’elles sont sans commune mesure avec les effets économiques et sociaux de la guerre sur les peuples d’Ukraine et de Moldavie , tant du point de vue des ressources énergétiques que de l’approvisionnement, sans rien dire d’une inflation insoutenable. Voilà pourquoi, si la croisée des chemins est celle que l’on indiquait plus haut, il est nécessaire que le soutien et le secours apportés au peuple agressé (comme à ceux qui menacent de l’être) restent inconditionnels. Nous ne resterons les acteurs de notre propre histoire qu’à préserver, envers et contre toutes les forces contraires, à tenir, comme on s’accroche à une bouée de secours, le fil ténu du désir d’une résistance intransigeante à l’encontre de ce qui, partout dans le monde, compromet cette représentation minimale des droits et des libertés que signifie la démocratie. Mais comment « tenir » quand les bénéfices concrets de cette sauvegarde ne sont pas immédiatement sensibles, matériellement et concrètement perceptibles  ? Comment tenir quand le coût de la guerre profite aux leaders populistes souverainistes, artificiers du repli sur soi, de la désolidarisation ?

Car tel est le problème des droits et des libertés  : on n’en perçoit le prix que lorsqu’on les a abandonnés entre les mains d’apprentis sorciers, en d’autres termes quand on s’en est laissé déposséder. Encore cette perception est-elle alors à géométrie variable. Il arrive, en effet, que la lente sédimentation de l’inacceptable et, avec elle, la progression inexorable d’une servitude volontaire, ne soient parvenues, entre temps, à s’installer durablement dans les cœurs et les esprits. Voilà l’avenir que refusent les Ukrainiens, que redoutent les Moldaves… et que nous devrions nous-mêmes apprendre, continuer d’apprendre, à refuser et à redouter. Il n’y a pas d’alternative. C’est pourquoi cette croisée des chemins est aussi la nôtre, quel que soit le prix de notre solidarité. Être solidaires des peuples d’Europe agressés (ou en passe de l’être) à l’Est de l’Europe, ce n’est pas prendre la défense de quelque « identité nationale » que ce soit, mais réaffirmer, envers et contre tout, notre croyance indéfectible dans l’État de droit, comme support de la paix. Parce que s’il est d’ores et déjà une leçon qu’on doit tirer de cette guerre, c’est qu’on ne peut rien attendre de dictateurs qui s’en sont affranchis depuis longtemps, dès lors qu’il n’est aucune règle, aucun accord, aucune parole ni promesse qu’ils respectent.

Il arrive que la lente sédimentation de l’inacceptable et, avec elle, la progression inexorable d’une servitude volontaire, ne soient parvenues, entre temps, à s’installer durablement dans les cœurs et les esprits. Voilà l’avenir que refusent les Ukrainiens, que redoutent les Moldaves … et que nous devrions nous-mêmes apprendre, continuer d’apprendre, à refuser et à redouter. Il n’y a pas d’alternative.

Marc Crépon

Une fois de plus, il n’est peut-être pas inutile de nous retourner vers le Projet de paix perpétuelle, en relisant le « premier article définitif pour la paix perpétuelle ». Que nous dit-il  ? Qu’il n’y a de paix possible que si la constitution civile de chaque État est « républicaine ». Comment l’entendre  ? Par constitution républicaine, Kant comprend une constitution « établie sur des principes compatibles, 1°, avec la liberté qui convient à tous les membres d’une société, en qualité d’hommes  ; 2° avec la soumission de tous à une législation commune, comme sujets  ; et enfin 3° avec le droit d’égalité qu’ils ont tous, comme membres de l’État »7 — en d’autres termes un État de droit, par opposition à un pouvoir despotique et arbitraire. Pourquoi une telle constitution est-elle la seule à « pouvoir nous faire espérer une pacification permanente »8  ? Parce qu’elle seule donne aux citoyens le pouvoir de s’opposer à la guerre — eux qui savent, mieux que personne, ce qu’il en coûte de s’engager dans un conflit et qui sont les premiers à en payer le prix. La page qui suit est saisissante, tant elle nous reconduit à la question principielle de la décision, c’est-à-dire de la « déclaration » de la guerre, qui devrait précéder toute autre considération  :

  « Suivant le mode de cette constitution, il faut que chaque citoyen concoure, par son assentiment, à décider la question si l’on fera la guerre ou non. Or, décréter la guerre, n’est-ce pas, pour des citoyens, décréter contre eux-mêmes toutes les calamités de la guerre  : savoir de combattre en personne  ; de fournir de leurs propres moyens aux frais de la guerre  ; de réparer péniblement les dévastations qu’elle cause  ; et pour comble de maux, de se charger enfin de tout le poids d’une dette nationale qui rendra la paix même amère et ne pourra jamais être acquittée, puisqu’il y aura toujours de nouvelles guerres. Certes on se gardera bien de précipiter une entreprise aussi hasardeuse. Au lieu que dans une constitution, où les sujets ne sont pas citoyens de l’État, c’est-à-dire, qui n’est pas républicaine, une déclaration de guerre est la chose du monde la plus aisée à décider  ; puisqu’elle ne coûte pas au chef, propriétaire, et non pas membre de l’État, le moindre sacrifice de ses plaisirs de la table, de la chasse, de la campagne, de la cour, etc. »9 

Dans l’esprit de Kant, il n’y a que deux formes de gouvernement qu’il distingue de la forme du souverain (autocratique, aristocratique ou démocratique). Ces deux formes sont le républicanisme d’une part, le despotisme d’autre part. La première repose sur la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, tandis que, dans la seconde, quelles que soient les apparences, les deux pouvoirs sont confondus, de telle sorte que « la volonté particulière du chef » se substitue à « la volonté publique ». La guerre alors relève de son bon plaisir, de ses calculs ou de sa folie. Elle est tributaire de ses rêves de grandeur, autant que de ses passions (sa rancœur, son ressentiment, le sentiment de son humiliation) — et il n’y a rien qui soit en mesure de l’arrêter. Rien non plus qui soit en mesure d’éviter qu’elle ne s’étende, qu’elle ne reprenne, à la moindre occasion, à supposer qu’une trêve ait été conclue. Tel est in fine le sens de l’engagement  : abandonner à leur sort les peuples envahis ou menacés d’invasion, laisser la Russie étendre son empire sur les terres conquises et imposer son joug à ceux qui ne demandent rien d’autre que d’y vivre paisiblement, reviendrait à consacrer, dans un ultime consentement meurtrier, la victoire du despotisme — c’est-à-dire, encore une fois, le triomphe de la servitude, du mensonge et de la terreur — sur toute paix à venir. 

Sources
  1. Sur ce point, cf. Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement, Paris, Actes Sud, 2013.
  2. Kant, Projet de paix perpétuelle, traduction d’un auteur anonyme (1796), revue par Heinz Wismann, dans Œuvres philosophiques, tome III, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1986, p. 334.
  3. Cf. Marc Crépon, La culture de la peur I. Démocratie, identité, sécurité, Paris, Galilée, 2008.
  4. Vaclav Havel, « Lettre ouverte à Gustav Husak », dans Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, pp. 16-17
  5. Sur ce point, voir Catherine Coquio, À quoi bon encore le monde  ? La Syrie et nous, Actes Sud, 2022.
  6. Cf. Marc Crépon, Journal de Moldavie, 1987-1988, juillet 2012, Paris, Verdier, 2023.
  7. Kant, Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 342.
  8. Ibidem.
  9. Ibidem.