Le proche et le lointain de la guerre, une conversation avec Sylvain Venayre

Peut-on dire que l’éloignement des guerres que mène l’Europe au XIXe siècle a contribué à les rendre plus acceptables ? Ou faut-il forger, dès cette époque, le concept d’une « opinion publique » à même de peser sur les conflits ? Dans cet entretien, l’historien Sylvain Venayre revient sur son dernier ouvrage, une enquête comparative à grande échelle des conflits portés depuis l'Europe XIXe.

Sylvain Venayre, Les guerres lointaines de la paix, Gallimard, 2023, 368 pages, ISBN 9782070179947

Les Guerres lointaines de la paix (Gallimard, 2023) proposent une lecture dialectique du rapport de l’Europe du XIXe siècle à la guerre : l’Europe aurait assuré une paix – relative – sur son territoire entre 1815 et 1914 en exportant la guerre « au loin ». Pouvez-vous revenir sur cette hypothèse générale ? 

Dire que l’Europe a connu la paix entre 1815 et 1914 sur son territoire est évidemment exagéré. Songeons à la guerre franco-prussienne, qui n’a pas été une petite guerre – elle a causé plus de 180 000 morts. Il en va de même pour les guerres des unités allemande et italienne ou les guerres civiles espagnoles. Bref, il serait très exagéré de dire qu’il n’y a pas eu de guerre en Europe au XIXe siècle. Cela dit, il est certain qu’il y a en a eu beaucoup moins qu’à la période précédente, beaucoup moins qu’à la période suivante et beaucoup moins qu’ailleurs à la même période.

Les contemporains eux-mêmes ont défini le XIXe siècle comme une période de paix, d’amenuisement des conflits. On retrouve cette idée chez Tocqueville, par exemple, qui affirmait que « les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions s’égalisent » ou, pour le dire autrement, que le processus de démocratisation en cours au XIXe siècle devait s’accompagner du recul de l’activité guerrière.

Pour revenir sur la façon dont j’ai travaillé, il y a cette hypothèse de départ que l’on peut appeler dialectique si l’on veut : une paix européenne qui se traduit par des guerres au loin. Dans ce processus, ce que j’identifie comme une forme d’origine se passe au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Le premier chapitre est ainsi consacré à des évolutions qui ont lieu à partir des années 1780. Je ne l’avais pas du tout imaginé ainsi. En analysant les discours de l’époque, j’ai essayé de voir quelles étaient les références des gens du XIXe siècle. Un peu intuitivement, je m’attendais à ce que cela me ramène à la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique. Je m’étais dit que de références en références, j’allais sûrement me retrouver vers 1776-1783, aidé par le souvenir de grandes figures, tel La Fayette. Or, ce souvenir est très peu présent chez les acteurs au XIXe siècle, à la différence du combat anti-esclavagiste, qui lui est massivement mobilisé. 

En parlant de guerres « lointaines », je voulais également échapper au piège du discours sur les guerres coloniales, d’une part parce que cette dénomination n’intervient que tardivement dans le siècle, d’autre part parce que cette catégorie laisse de côté des conflits complexes tels que la campagne du Mexique. C’est le risque des catégories historiographiques : on parle de guerre impériale, par exemple pour les guerres de Chine, et puis de guerres coloniales pour les guerres d’Afrique. Ce faisant, on manque certains conflits qu’on ne parvient pas à interpréter. Ma méthode a donc plutôt consisté à neutraliser toutes ces catégories pour me rapprocher de ce dont parlaient les acteurs, c’est-à-dire d’expéditions ou de guerres lointaines.

Votre étude commence par un chapitre sur le rôle du combat anti-esclavagiste dans la justification de l’éloignement du domaine de la guerre par l’extension du domaine de la lutte. Pouvez-vous revenir sur cette dynamique paradoxale, qui sollicite la guerre au nom de la lutte contre la violence de la traite ?

L’objet de mon enquête, c’est la distance à la guerre. Celle-ci implique donc la question de l’opinion publique, sur laquelle les historiens ont déjà travaillé. Ce qui me paraît s’inventer avec le combat anti-esclavagiste – et ensuite avec le mouvement philhellène, qui est étroitement lié –, c’est le sentiment qu’on peut mobiliser l’opinion publique. Cette démarche repose sur une nouvelle configuration historique, que Benjamin Constant appelait la liberté des Modernes la comparant à la liberté des Anciens. L’idée est que, dans un système représentatif, vous déléguez votre parcelle de souveraineté à des représentants pour qu’ils conduisent les affaires de l’État, ce qui crée, pour vous, une forme de droit à l’indifférence. Vous pouvez vous désintéresser des affaires de l’État parce que vous avez donné à des représentants le mandat de s’en charger. Or, au moment où s’invente ce système représentatif, cette liberté des Modernes, on invente son corollaire, c’est-à-dire l’opinion publique en tant qu’instance qui peut faire contrepoids à l’indifférence. Pensée ainsi, l’opinion publique du XIXe siècle n’est pas la même que celle du siècle précédent. Elle repose fondamentalement sur l’idée que, face à l’indifférence des gouvernants, on peut mobiliser l’opinion publique pour forcer ensuite les gouvernements à agir. 

Cela s’observe très bien dans le cas du mouvement philhellène, la bataille de Navarin étant abusivement présentée comme une victoire de l’opinion publique (1827). Mais le moment où cette nouvelle configuration se met en place, c’est vraiment le combat anti-esclavagiste. On utilise alors un procédé que la sociologie politique a ensuite appelé la « scandalisation » : on constitue un événement en scandale, ce scandale mobilise l’opinion publique, laquelle à son tour permet de faire pression sur les gouvernements, qui mettent fin ensuite au scandale par la force militaire. Ce mécanisme-là, qui jouera ensuite dans toute l’histoire des guerres lointaines, apparaît avec le combat anti-esclavagiste. Il mobilise de nouveaux modes d’action, comme le boycott, qui est encore inédit. À des gens qui n’ont jamais vu un navire négrier ou une plantation, on dit : vous avez vu du sucre, vous avez vu du rhum, sachez que quand vous consommez du sucre et buvez du rhum, vous faites couler le sang des esclaves. C’est un moyen de rapprocher les réalités lointaines du quotidien. En même temps, ce qui autorise l’existence de ces modes d’action, c’est l’état social général qui fait que le procédé de scandalisation peut fonctionner dans le cadre du système représentatif, de la liberté des Modernes.

Comment s’articule cette scandalisation à visée humaniste ou humanitaire avec le recours à la violence, à la guerre civilisatrice ?

C’est un héritage du XVIIIe siècle, puis des guerres de la Révolution et de l’Empire. Bien que j’essaie de contourner ce problème dans sa version philosophique, on touche ici à la question de la guerre juste. Le paradoxe du XIXe siècle est qu’une partie des États européens partent à la conquête de la totalité de l’Afrique et de la quasi-totalité de l’Asie à une époque où ce genre de guerres est très mal vu. L’héritage de la Révolution et de l’Empire fait qu’on va définir comme guerre juste uniquement les guerres de défense du territoire, de la patrie et de la liberté. Si l’on veut faire admettre une expédition qu’on envoie par exemple en Chine, il va falloir mobiliser la même rhétorique. Napoléon Bonaparte débarque en Égypte en 1798 au nom de la liberté des Égyptiens contre les Ottomans ; les Anglais débarquent en Chine au nom de la liberté des Chinois contre le despotisme des Mandchous ; et ainsi de suite.

La guerre lointaine est-elle l’impensé, le refoulé de l’Europe contemporaine ? 

Le fait que les Européens ne fassent pas l’expérience sensible de ces guerres est évidemment décisif dans leur capacité à les accepter. Alors même que la quasi-totalité des Etats européens, à part l’Angleterre, mettent en place des politiques de service militaire, ces guerres-là ne mobilisent jamais des appelés du contingent. Les guerres lointaines ne sont pas des guerres dont les familles de la métropole suivent anxieusement le déroulement, attendant des nouvelles du fils parti au combat. Les volontaires et les professionnels de l’armée qu’on envoie sur les terrains de combat sont très minoritaires par rapport aux hommes qu’on recrute sur place. Cela crée une véritable distance, qui autorise l’indifférence. 

En outre, la médiatisation du spectacle de la guerre laisse aussi aux promoteurs de ces guerres le choix dans les images qu’ils en diffusent. Pensons à la conquête de l’Algérie en 1830-1840, avec les grands tableaux d’Horace Vernet, Prise de la smalah d’Abd-el-Kader, Défense de Mazagran, La bataille d’Isly,  toute une série de tableaux qui relèvent de la peinture militaire et ne racontent absolument pas les modalités de la guerre coloniale qui s’invente dans ces années-là en Afrique.

La structure de votre livre, outre le passage en revue d’un très grand nombre de cas (Mexique, Inde, Japon, Afrique…), repose sur une série de verbes qui disent le rapport des Européens à ces espaces lointains où ils amènent la guerre : libérer, s’engager, sensibiliser, mondialiser, circuler, bombarder, forcer au commerce… Faut-il y voir autant de gestes imaginaires appliqués par l’Occident sur le monde ? Est-ce une nouvelle grammaire de l’orientalisme ou de l’impérialisme qui se dessine ici ?

C’est aussi une façon d’interpréter certains types de guerres à la lumière de problématiques différentes. Le risque aurait été d’établir une sorte de typologie où j’aurais retrouvé des catégories de l’historiographie – guerres coloniales, guerres impériales, etc. Bien sûr, il arrive que je les retrouve : le chapitre qui s’intitule « Forcer au commerce » concerne la « guerre des petits gâteaux » entre la France et le Mexique, les guerres de l’opium, l’ouverture du Japon, des conflits qu’on peut désigner comme des guerres impériales en ce sens qu’ils ne se traduisent pas par l’administration des territoires conquis. De la même façon, le chapitre qui s’intitule « Conquérir », au contraire, rejoint la guerre coloniale, puisqu’on décide là, pour différentes raisons, que l’administration des territoires est nécessaire. 

Le fait que les Européens ne fassent pas l’expérience sensible de ces guerres est évidemment décisif dans leur capacité à les accepter.

sylvain venayre

Mais cette distinction entre guerres impériales et guerres coloniales n’épuise pas le sujet de toutes ces guerres, et en particulier la façon dont ces guerres sont perçues en Europe. D’où l’idée d’aborder les guerres de d’indépendance des Républiques sud-américaines sous l’angle de l’engagement. Alors même que je m’attendais à voir resurgir la guerre d’indépendance des États-Unis d’Amérique, je ne m’attendais pas à ce que les guerres d’Amérique du Sud du début du XIXe siècle soient si importantes, alors qu’elles le sont. Les volontaires philhellènes sont d’une certaine façon les héritiers des volontaires bolivariens. C’étaient d’ailleurs parfois les mêmes personnes. Et quand ce n’était pas le cas, c’était la même logique qui les animait. Il se fixe au moment des guerres bolivariennes un cadre qui permet de penser la lutte pour la liberté à l’échelle du monde. C’est là que naît la légende de Garibaldi, par exemple, lequel, après ses aventures sud-américaines, va devenir un héros en Europe. Son aura lui vient des guerres lointaines qu’il a mené au nom de la liberté. 

Enfin, ces différents verbes me permettent d’entrer dans la complexité des années 1815-1848, où le discours sur la paix en Europe est à son apogée à un moment où la guerre, elle, se trouve au loin.

C’est aussi un moment où les puissances européennes projettent leurs questionnements politiques à l’échelle du monde. Vous parlez ainsi d’une « lutte à l’échelle du monde entre l’idée de république et l’idée d’empire » : peut-être est-ce aussi cela que les Européens négocient dans leurs propres conceptions politiques en s’intéressant aux expériences politiques sud-américaines ?

Il est vrai que dans les années 1800 à 1830, on trouve cette idée qu’il faut lutter pour la liberté – incarnée dans des institutions libérales – contre un despotisme qui s’incarne dans des institutions impériales. Ce sera vrai très longtemps. On trouve encore cela dans le discours de Victor Hugo dans les années 1850-1860. Cependant, à la fin du siècle, la plupart des États européens, et notamment des États européens de tradition libérale comme l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la France, assument parfaitement l’idée qu’ils sont à la tête d’un empire.

Il se fixe au moment des guerres bolivariennes un cadre qui permet de penser la lutte pour la liberté à l’échelle du monde.

sylvain venayre

C’est aussi un itinéraire que dessine votre livre : l’appropriation et la transformation de la notion même d’« empire » comme manière de projeter sa propre puissance dans le monde. 

C’est quelque chose que j’avais déjà abordé il y a six ans dans Une guerre au loin (Les Belles Lettres, 2016), une étude de cas sur les reportages écrits par Pierre Loti en Annam. Ces termes d’empire et d’impérialisme sont extraordinairement piégés ; on a le sentiment qu’ils sont vrais à toutes les époques et dans tous les lieux, parce qu’effectivement il y a des empires un peu partout depuis très longtemps, que ce soit en Chine ou en Méditerranée. Cela donne l’impression qu’en usant de ces mots, on va toujours parler de la même chose, que l’impérialisme romain c’est au fond un peu la même chose que l’impérialisme britannique de la fin du XIXe siècle. Or, si on a si on a jugé bon de créer un mot nouveau aux alentours de 1880 pour désigner la réalité géopolitique de l’époque, c’est sans doute que les gens avaient le sentiment que quelque chose avait changé, même si ceux qui créent ce mot nouveau le font – comme toujours dans ce genre de situations –, en inventant une tradition fictive, en voulant plus ou moins que la reine Victoria descende de Tamerlan. 

Vous avez insisté à plusieurs reprises sur le fait que vous vous teniez à l’écart des catégories de guerres coloniales ou impériales. Votre approche ne risque-t-elle pas de créer un lissage entre ces différentes réalités ? À quelle échelle se situe votre analyse ?

Je suis un historien de l’éloignement. Quand je travaille sur le désir d’aventure, sur les pratiques du voyage, sur tous les sujets que j’ai étudiés, le point commun est cette question : que signifie s’éloigner ? Entre le moment où j’ai commencé à travailler dans les années 1990 et maintenant, un des changements historiographiques majeurs a été la prise en compte de l’échelle du monde. Plusieurs courants ont cherché à le penser : la World History, l’histoire transnationale ou de façon plus générale l’histoire des circulations. Mais ce que risque de faire disparaître l’échelle du monde quand on l’aborde de cette façon-là, c’est précisément l’éloignement. 

Penser le monde, repérer les interconnexions risque parfois de faire oublier ce qui a été un phénomène majeur pendant très longtemps, à savoir la totale indifférence des populations à l’existence de l’échelle du monde, et le fait que le monde, de toute façon, est toujours perçu à partir d’un point de vue. Si cette enquête sur les guerres lointaines opère un changement d’échelle par rapport à d’autres travaux que j’ai pu faire, c’est sans doute parce qu’elle essaie d’aborder un point de vue européen. Ce faisant, je prends le contrepied du courant historiographique actuel auquel j’ai moi-même sacrifié quand j’ai dirigé l’Histoire du monde au XIXe siècle. Mais je ne vois pas comment faire autrement, dès lors que le cœur de l’interrogation, c’est la distance. Pour interroger la distance à la guerre, il faut forcément un point de vue. Cela ne veut pas dire qu’on ne pourrait pas faire une autre étude inspirée des mêmes principes à partir d’un autre point de vue, ou qui prendrait en compte les guerres intra-européennes, bien évidemment, mais ce n’était pas l’objet de ce livre.

Vous reposez l’importance de ce que les physiciens appellent un référentiel. 

Je pense que c’est important si l’on veut rendre justice aux acteurs. Comme le disait toute la génération d’historiens des années 1960-1970 autour de Georges Duby, il faut essayer de voir le monde avec les yeux de ceux qui l’ont vécu. 

Par ailleurs, ce qui est fondamental, et j’y tiens énormément dans ce livre-là, c’est que ce point de vue n’est pas du tout unique. Il m’a beaucoup importé de restituer la violence des débats qui agitaient les sociétés européennes autour ces guerres, en n’oubliant jamais qu’il y a eu des grandes oppositions avant la guerre, au moment de la guerre et après la guerre. La guerre de l’opium en Angleterre est votée par le Chambre des communes à très peu de voix de majorité, après une campagne de presse où les opinions se sont exprimées à coups de pétition et de libelles. 

À cet égard, ce livre-là, c’est aussi une histoire des vaincus, non pas au sens de Nathan Wachtel quand on fait l’histoire des vaincus de la conquête des Amériques 1, mais au sens où, à l’intérieur même des sociétés européennes, il y a des gens qui ont perdu. Ils étaient opposés à la guerre, ils étaient opposés à la façon dont ces guerres se faisaient, ils se sont massivement fait entendre. Ils se sont exprimés dans les journaux, dans des livres. Pour l’historien, il est très facile de trouver des discours opposés à ces guerres, notamment à partir des années 1880 quand on invente la notion de scandale colonial, quand les scandales coloniaux s’étalent à la une des journaux de l’Europe entière, bientôt portés par la photographie. Nous n’avons pas attendu ces dernières décennies pour inventer la mauvaise conscience coloniale ; mais celle de 1900 n’est pas la nôtre.

Une des guerres lointaines que vous étudiez et qui semble devenue particulièrement peu lisible pour nous aujourd’hui, c’est l’aventure mexicaine de Maximilien, un Habsbourg imposé de force par un empereur Français dans une nation qui était déjà indépendante depuis un demi-siècle… Qu’est ce qui se joue là ?

C’est une très bonne question. Cette aventure mexicaine des années 1860, quand elle est étudiée, l’est soit au sein d’une histoire du Mexique, soit au sein d’une histoire du Second Empire pour expliquer un énorme échec militaire et diplomatique. Mais on ne la relie jamais aux autres guerres, sauf aux autres guerres du Second Empire (Crimée, Cochinchine, Italie), pour montrer que c’était un régime guerrier, contrairement aux promesses formulées par Napoléon III en 1852. À l’époque, cette campagne du Mexique est intégrée dans toute une série d’autres campagnes qu’on appelle les « expéditions lointaines ». Faire une distinction comme on le fait aujourd’hui entre ce qui serait la conquête de la Kabylie en 1857, la guerre de Crimée en 1854, la campagne de Cochinchine dans les années 1860 et la campagne du Mexique, c’est projeter nos catégories historiographiques sur des guerres qui nous apparaissent comme fondamentalement différentes, parce qu’elles n’ont pas eu du tout les mêmes conséquences et parce qu’on ne voit plus ce qui les réunit. 

Présenter les guerres de conquête du XIXème siècle comme des guerres fondées sur des rivalités entre États européens, c’est fausser la réalité historique des guerres lointaines. 

sylvain venayre

La campagne du Mexique s’inscrit tout d’abord dans la logique des ces guerres qui visent à forcer au commerce. La première cause de l’expédition de 1861, c’est la non-application par le Mexique des conséquences du traité de paix qui a suivi la guerre des petits gâteaux de 1838, laquelle visait à obtenir pour la France un traité de libre-échange avec la clause de la nation la plus favorisée. 

Deuxièmement, comme l’immense majorité des campagnes du XIXème siècle, cette campagne militaire réunit dans un premier temps plusieurs puissances européennes : la France, l’Angleterre et l’Espagne. C’est aussi quelque chose que l’historiographie a longtemps masqué. On a présenté toutes ces guerres comme des occasions de rivalités coloniales, avec en tête le modèle de la crise Fachoda. Mais la plupart de ces expéditions sont conduites par plusieurs États. Les marines française et britannique collaborent un peu partout dans le monde au XIXe siècle : en Chine, à Madagascar, en Argentine, au Mexique. Les marine française et espagnole collaborent au début de l’expédition de Cochinchine. Présenter les guerres de conquête du XIXème siècle comme des guerres fondées sur des rivalités entre États européens, c’est fausser la réalité historique des guerres lointaines. 

Le troisième aspect de la campagne du Mexique tient à ce que, dans les années 1860, l’écart d’armement est en train de basculer définitivement en faveur des Européens. À partir des années 1880, les Européens ne connaîtront quasiment aucune défaite outre-mer. Cette campagne du Mexique est fascinante aussi du point de vue des opérations militaires. Il s’agit d’abord de sécuriser le port de Veracruz, puis ensuite son arrière-pays en direction de Mexico, à commencer par la ville de Puebla qui est l’objet d’une défaite française dans un premier temps, puis d’une victoire dans un second temps. L’armée française du Mexique est composée de beaucoup d’anciens de l’expédition de Chine, d’anciens de l’expédition de Crimée, d’autres de la guerre d’Afrique. Elle va mettre en place les méthodes qui se sont inventées en Algérie. Ce dont les soldats font l’expérience au XIXe siècle, c’est qu’un corps expéditionnaire loin de ses bases – malgré la révolution des transports – et qui lutte sur un territoire contre une population qui connaît ce territoire, qui se réfugie elle-même dans la population civile, qui évite les batailles rangées et la guerre de siège, doit apprendre à faire la guerre autrement. Ce qui s’invente au moment de la campagne du Mexique, c’est ce qu’on se met alors à appeler la « contre-guérilla », ces guerres d’attrition qui visent à décourager l’ennemi par l’occupation et le quadrillage du territoire d’une part, et des atrocités qui sont pensées comme telles, qui ne constituent pas un écart de la guerre mais une spécificité de cette guerre-là. 

La campagne du Mexique est enfin représentative de ce qui se passe à l’époque, jusque dans le projet politique de Napoléon III. Le but poursuivi consiste à ne pas s’approprier le Mexique mais à profiter de ce que les États-Unis d’Amérique soient occupés par la Guerre de Sécession pour installer sur le trône du Mexique quelque chose qui ressemble à ce qu’à la fin du XIXe siècle, on finira par appeler un protectorat : un État dominé par une puissance. Cela a déjà existé : la Grèce indépendante du roi Othon dans les années 1830, c’est un petit État dominé par l’Angleterre. Le Mexique aurait pu être un État dominé par la France, ce qui n’aurait présenté que des avantages. Les travaux récents de David Todd 2 montrent bien comment, des lendemains du Premier Empire jusqu’aux alentours de 1880, le modèle de domination rêvé par les élites, c’est ce modèle du protectorat. C’est ce que l’historiographie britannique appelle depuis les années 1950 « l’empire informel », qui évite les coûts humains et économiques de l’occupation des territoires. 

Si l’on replace l’expédition du Mexique dans ces logiques qui vont des années 1820 aux alentours de 1880, alors elle redevient intelligible.

Le juriste américain Bernard Harcourt a réfléchi à l’importation, sur le sol américain au XXIe siècle, des techniques contre-insurrectionnelles employées (et théorisées) par l’armée américaine au Vietnam et en Irak : voyez-vous un tel mouvement de balancier se produire au XIXe siècle, notamment dans les techniques de répression des insurrections ?

Ce phénomène était non seulement présent, mais identifié par les acteurs. En 1848, les troupes de l’armée d’Afrique qui sont utilisées contre les insurrections parisiennes sont désignées par les révolutionnaires comme « les Africains ». En 1871, au moment de la répression de la Commune de Paris, on dira la même chose, avec d’ailleurs tout cet imaginaire raciste qui suppose que la sauvagerie des troupes françaises d’Afrique aurait été acquise au contact des arabes. 

À propos des guerres d’Irak et d’Afghanistan, il est aussi fascinant de voir comment les stratèges américains ont relu les théoriciens des guerres coloniales du XIXe siècle, plus précisément de la fin du XIXe siècle comme Gallieni et Lyautey. En reprenant leurs théories de la pacification, opposées à la guerre de conquête pensée par Bugeaud en Algérie dans les années 1830-40, ils voyaient des leçons utiles pour les cas de l’Irak et de l’Afghanistan. 

Dans l’Histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours dirigée par Bruno Cabanes 3, le nom le plus cité n’est pas celui de Clausewitz ou des grands théoriciens de la guerre, mais celui de Callwell. Le major Callwell est l’auteur des Petites guerres (1896), un manuel d’étude de toutes ces guerres lointaines du XIXe siècle. C’était un officier de second ordre qui parlait de guerres qui n’intéressaient pas grand monde. Les grands stratèges de l’armée française de l’époque, comme Foch ou Pétain, n’avaient aucune expérience des guerres coloniales et supposaient même qu’elles n’avaient rien à apprendre à la conduite de la guerre en Europe. On croyait en avoir eu la preuve en voyant l’armée française, spécialiste des guerres lointaines depuis les années 1840, s’effondrer devant l’armée prussienne en 1870. 

Aujourd’hui, ce Callwell qui n’était pas quelqu’un de très important à l’époque, qui parlait de guerres que la théorie militaire avait tendance à mépriser, on le retrouve comme l’auteur le plus cité dans un livre d’histoire de la guerre publié en 2018. C’est bien le signe que ces guerres-là, aujourd’hui, nous intéressent. On a le sentiment, depuis la Première Guerre du Golfe de 1991, qu’on a refermé une parenthèse qui s’était ouverte avec les guerres balkaniques ou avec le début de la Première Guerre mondiale, celle d’un court XXe siècle, de 1914 à 1989, qui aurait été le siècle des guerres mondiales – la Guerre froide et ses conflits adjacents fonctionnant comme une Troisième Guerre mondiale. Depuis 1991, le cadre a changé. On se tourne alors vers les leçons des guerres du XIXe siècle. Pas seulement les historiens, mais aussi les stratèges de la guerre eux-mêmes, qui perçoivent que les conflits contemporains ont quelque chose à voir avec les guerres qui se mettent en place à partir des années 1880 mais qui sont fondées sur toute l’expérience du XIXe siècle.

Au plan des représentations et des imaginaires (de la guerre, de la violence), qu’est ce qui, de cette exportation de la violence « outre-mer », au-delà des océans, fait retour dans les sociétés européennes ? 

On ne peut pas dire que l’Europe éloigne la violence. La société européenne du XIXe siècle reste une société violente – pensons à l’histoire du mouvement ouvrier. Si on parle uniquement de la violence de guerre, il y a quelque chose qui a changé concomitamment à toutes ces guerres, c’est que le XIXème siècle est le premier grand siècle de l’image. Avant même les photographes de guerre, les documentaires, les films, la télévision ou internet, il y a l’explosion des gravures et des lithographies dans la presse. La photographie, inventée en 1839, n’est pas reproduite dans les journaux avant 1900, mais les dessins sont faits d’après des photographies. Cela transforme l’imaginaire de la guerre en affranchissant les images de la tradition de la peinture militaire. 

Un autre versant de cette transformation, c’est le rôle de la caricature dans la représentation des conflits lointains. Le premier roman de Kipling, La lumière qui s’éteint, raconte la vie d’un correspondant de guerre, c’est-à-dire d’un dessinateur qui envoie ses croquis aux journaux londoniens pour rendre compte des opérations en Égypte et au Soudan. De tels dessins seront au cœur des débats et des scandales : les « enfumades » pratiques en Algérie sont connues et présentées par des images de presse, dont la peinture va d’ailleurs pouvoir se saisir ensuite. Je parle aussi à plusieurs reprises du cas de Manet, qui joue un grand rôle autant dans la représentation de l’expédition du Mexique et de l’exécution de Maximilien. Au fil du siècle, il devient difficile de produire une peinture de guerre qui soit complètement affranchie des autres modes de représentation de la guerre, qu’il s’agisse de la photographie ou de l’illustration de presse (gravure ou caricature).

À propos des imaginaires de la violence, comment passe t-on de la sensibilisation nouvelle que crée l’anti-esclavagisme au « gore colonial » de la fin du siècle ?

La seule réponse que je pourrais vous donner, c’est que ça dépend des gens. Répétons-le : ils n’étaient pas tous d’accord. La notion d’esprit du temps, qui nous vient plutôt de la philosophie, a fait beaucoup de mal à l’histoire. Pour une part, il est vrai que chaque époque dessine les contours de ce qu’elle est capable de penser, et que de ce point de vue-là les époques changent, qu’il y a des choses qu’on ne pouvait pas penser dans les années 1850 et qu’on peut penser dans les années 1950. Mais s’enfermer dans cette logique de l’esprit du temps, c’est s’interdire de voir qu’on peut, au même moment, défendre des points de vue très différents, avoir des sensibilités très différentes. On a parfois tendance, en regardant le passé, à oublier ce dont pourtant nous faisons l’expérience tous les jours dans la société dans laquelle nous vivons, c’est-à-dire que nous ne sommes pas tous du même avis, qu’il y a des débats politiques, mais aussi  des façons très différentes de voir les choses, de les sentir, de les interpréter. C’était la même chose dans le passé, et tout cela ne s’explique pas nécessairement par la classe sociale, l’âge ou le genre, mais aussi parce que les individus ne sont pas les mêmes. Cette réponse a quelque chose de décevant, si l’on cherche à bâtir une vaste théorie explicative de l’histoire, mais elle a peut-être le mérite de réintroduire de la complexité dans l’étude des sociétés du passé. Plutôt que de s’imaginer l’Europe partant à la conquête du monde comme un seul homme au XIXe siècle avec pour résultat les grands planisphères qui représentent les empires vers 1900, il faut comprendre que cette histoire a été beaucoup plus compliquée, que les motifs des interventions étaient divers et extrêmement discutés. Démontrer cela me paraît plus intéressant que de raconter une fois de plus l’histoire de l’expansion européenne au XIXe siècle.

Revenons finalement sur le rôle que vous attribuez à Jules Verne en épilogue. Votre livre s’ouvre et se ferme sur des écrivains : vous réfutez le jugement hâtif de Zweig, Seeley et Wesseling sur le rapport aux guerres lointaines pour finalement faire de Verne un assez bon exemple de la « façon dont les Européens ont pu connaître, comprendre et ressentir les guerres lointaines du XIXe ». Pourquoi ?

Jules Verne, qui meurt en 1905, est pleinement un homme de la période que j’étudie. La gloire de son œuvre s’est effondrée à ma génération, mais elle a duré jusqu’au milieu du XXe siècle. On a pu dire dans les années 1960 que Jules Verne était la quatrième œuvre la plus diffusée dans le monde. Avec elle, les représentations de ces guerres que j’ai étudiées se sont perpétuées pendant très longtemps. Les gens qui lisaient Jules Verne au XXe siècle continuaient d’être informés sur ces guerres lointaines par un homme du XIXe siècle qui les avait vécues à la manière dont j’en parle dans le livre, c’est-à-dire sans en faire l’expérience sensible, uniquement par voie de presse. 

Cela dit, Jules Verne est capable de dire tout et son contraire sur le même événement : la révolte des Cipayes est tantôt traitée positivement, tantôt négativement dans deux romans différents, publiés à un an d’intervalle. Il ne tient donc pas un discours explicitement politique. Mais, en grand lecteur de la presse de l’époque, il accumule tous les discours sur les guerres lointaines, les justifiant à certains moments, les condamnant à d’autres, comme dans le cas des guerres contre les maoris de Nouvelle-Zélande dans Les Enfants du capitaine Grant en 1867. Son œuvre a ainsi perpétué pendant des décennies l’ensemble des motifs qui sont étudiés dans le livre.

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