L’armée ukrainienne a affirmé1 lundi que des centaines de civils ont été tués ou blessés lorsque les forces russes ont ciblé sans discernement des zones urbaines à Kharkiv, une ville de l’est de l’Ukraine. Cela a donné lieu à de nombreuses allégations de crimes de guerre. Entre autres critiques, le New Yorker2 a affirmé que Poutine pouvait être considéré comme «  un criminel de guerre, [au moins] selon les termes des Conventions de Genève de 1949 ». Les rapports de plus en plus alarmants sur le bombardement par la Russie d’installations médicales3 en Ukraine, en violation de la première Convention de Genève, ont également attiré l’attention de la planète entière sur ces règles.   

Mais en quoi consistent précisément les Conventions de Genève – et quelle est leur signification aujourd’hui ?

Résistants, levée en masse, et saboteurs

Les Conventions de 1949 comprennent de nombreuses interdictions et des dispositions de protection des victimes de guerre dans les conflits armés, allant des saboteurs aux ennemis étrangers. Chacun des quatre traités se concentre sur une préoccupation morale différente en temps de guerre – la première convention4 porte sur la protection des soldats malades et blessés sur terre, la deuxième5 sur ceux en mer, la troisième6 sur les prisonniers de guerre et la quatrième7 sur la protection des civils. 

La décision du gouvernement ukrainien8 de recruter et d’armer des milliers de civils ukrainiens – y compris ceux qui viennent de l’étranger9 – a également suscité des préoccupations juridiques majeures. Comment ces civils armés doivent-ils être traités s’ils sont capturés par l’ennemi ? Doivent-ils être considérés comme des prisonniers de guerre, ou cela violerait-il la distinction entre combattants et civils dans les conflits armés ? Et comment doivent-ils être traités lorsqu’ils sont interrogés par l’ennemi ? 

Les Conventions de 1949 comprennent de nombreuses interdictions et des dispositions de protection des victimes de guerre dans les conflits armés, allant des saboteurs aux ennemis étrangers.

Boyd van Dijk

Ces questions ne se posent pas seulement aux observateurs contemporains, elles ont réveillé des spectres passés. De nombreux observateurs10 ont vu dans ces civils ukrainiens armés la réincarnation de la levée en masse révolutionnaire,  qui a brouillé les distinctions traditionnelles entre sociétés civile et militaire. Ces civils prendraient «  spontanément »11 les armes dans des territoires non encore envahis, bénéficiant alors de la protection de la Convention sur les prisonniers de guerre12, à condition qu’ils portent leurs armes ouvertement et se conforment à d’autres exigences strictes. 

Comme je le montre dans mon dernier livre13, les rédacteurs de la Convention sur les prisonniers de guerre ont eu beaucoup de mal à définir ce qui constituait un combattant régulier et qui méritait la protection de ce traité. Les rédacteurs anglo-américains souhaitaient exclure de nombreux irréguliers, qu’il s’agisse de saboteurs en territoire belligérant (comme les saboteurs russes dans l’actuelle Kiev14) ou de guérillas anticoloniales (par exemple, les insurgés malaisiens à la fin des années 1940). Sur cette question, leurs idées étaient directement influencées par les inquiétudes liées à l’émergence de la guerre froide, ainsi qu’au déclenchement de nouvelles guerres de décolonisation, comme celle de Malaisie15.

En revanche, les Français, influencés par des années d’expérience de la résistance contre l’occupation nazie et Vichy, ont fait pression pour une protection juridique beaucoup plus importante des irréguliers. Contrairement à leurs deux principaux alliés de l’OTAN, ils souhaitaient – sur le papier du moins – élargir le champ d’application du traité pour les irréguliers et offrir à toute personne capturée un ensemble de droits fondamentaux en temps de guerre, dans le but d’abolir les pratiques endémiques d’exécutions sommaires et de torture.

Guerre froide et décolonisation

Les Français, dont la délégation était composée d’anciens résistants et de survivants de l’Holocauste, ont joué un rôle extraordinaire en faisant pression pour obtenir une plus grande protection des résistants et des civils en territoire occupé (comme les civils ukrainiens dans l’actuelle région du Donbas16). Mais ils ont dû mettre ces efforts progressistes en conformité avec leurs obligations en tant que puissance coloniale combattante en Indochine et en tant que membres de la très récente Alliance atlantique.

Les Français tentèrent d’exclure le Viet Minh du champ d’application de la loi, en arguant qu’ils exigeaient une plus grande protection des résistants dans les guerres entre États. Ils ont également supprimé la référence à la guerre coloniale dans les projets de convention sur les prisonniers de guerre. En limitant le champ d’application du texte final et en empêchant toute entrave majeure à leur brutale campagne de contre-insurrection en Indochine, ils préservèrent l’autorité de leur État colonial. Cela leur permettait de décider si à l’avenir les Conventions s’appliqueraient à l’Algérie coloniale par exemple, plutôt que de laisser cette question à des organisations internationales comme les Nations unies.

Les rédacteurs de la Convention sur les prisonniers de guerre ont eu beaucoup de mal à définir ce qui constituait un combattant régulier et qui méritait la protection de ce traité.

Boyd van Dijk

Tout en créant un nouvel ensemble de protections pour humaniser la guerre, les rédacteurs français ont dû tenir compte de leurs propres intérêts coloniaux et militaires en tant que membre de l’OTAN. Cela s’est avéré particulièrement difficile dans le débat concernant la protection des saboteurs, c’est-à-dire les irréguliers qui ne portent pas toujours leurs armes ouvertement et qui rôdent derrière les lignes ennemies. Ces combattants sont aujourd’hui actifs dans et autour de la capitale ukrainienne de Kiev17. Alors que les Français, qui craignaient une nouvelle occupation ennemie à la fin des années 1940, ont tenté de renforcer la protection de ces irréguliers par la loi, leurs alliés anglo-américains ont réussi à exclure les saboteurs du texte des Conventions, les reléguant dans un trou noir juridique. Cette clause de sécurité «  totalitaire » – c’est le mot que les Pays-Bas ont utilisé pour qualifier l’article18 concernant cette question – a continué à susciter la controverse ces dernières années19

Les femmes dans la guerre

Le rôle des femmes est une autre préoccupation morale majeure du conflit en Ukraine. Leur contribution à l’effort de guerre ukrainien est bien documentée, allant du don de sang20 à la fabrication de cocktails Molotov21, en passant par la participation aux combats. Cette dernière pratique – les femmes prenant les armes – a également préoccupé les rédacteurs des Conventions lorsqu’ils ont finalisé leurs propositions en 1949. 

Avec l’expérience des deux guerres mondiales et le recrutement actif de femmes dans les armées régulières ainsi que dans les mouvements de résistance français, le fait que la conduite de la guerre n’était plus exclusivement dominée par les hommes s’était imposé à eux. Les femmes revendiquaient leur autonomie sur le champ de bataille. Mais le problème – du moins pour les rédacteurs majoritairement masculins – était que les femmes portant des armes sur le champ de bataille déstabilisaient les distinctions claires que les lois de la guerre préexistantes avaient créées entre combattants et civils, généralement sur la base du genre. 

Cette reconnaissance croissante de la capacité des femmes à agir en temps de guerre posait de profondes questions aux rédacteurs concernés, tout comme elle suscite intérêt22 et fascination23 aujourd’hui. Quel rôle devaient-ils attribuer aux femmes en temps de guerre ? Quel type de travail pouvait-on attendre d’elles si elles étaient normalement censées s’occuper du foyer ? Comment les geôliers devaient-ils réagir face à des femmes soupçonnées de crimes de guerre ? Peuvent-elles être punies, voire exécutées, pour avoir enfreint la loi ? Ou bien cela violerait-il la notion d’« innocence naturelle »24 imputée aux femmes ? 

Les femmes portant des armes sur le champ de bataille déstabilisaient les distinctions claires que les lois de la guerre préexistantes avaient créées entre combattants et civils, généralement sur la base du genre. 

Boyd van Dijk

Les rédacteurs des années 1940 exprimèrent de grandes inquiétudes quant au rôle traditionnel des femmes en matière de reproduction dans la société. Pour empêcher la destruction de la famille25 et protéger les capacités reproductives des nations belligérantes, ils décidèrent de créer la Convention civile26. Ce traité crucial énumère un grand nombre d’actes inacceptables en temps de guerre qui pourraient être perpétrés contre les femmes (et les hommes), de la mutilation à la torture en passant par le trafic d’enfants. 

Ils approuvèrent aussi des propositions visant à protéger les mères et les enfants de mauvais traitements en interdisant la prise d’otages. Cette pratique endémique en temps de guerre mettait, pensait-on, en danger la survie de la cellule familiale. Cette interdiction est aujourd’hui utilisée pour exiger la libération des otages pris par les Russes à Tchernobyl27, l’ancienne centrale nucléaire située au nord de Kiev. 

Propagande et pillage

Ces exemples tirés de la guerre en Ukraine montrent que les principes établis par les Conventions n’avaient pas seulement des impulsions exclusives mais aussi inclusives. Ils pouvaient être invoqués par des personnes issues de tout le spectre politique, voire par la Russie de Poutine28 elle-même. Les Conventions ont été invoquées par de nombreux partis et à des fins politiques parfois contradictoires ; y faire référence ne signifie pas automatiquement vouloir soulager les souffrances humaines. Le fait que les propagandistes ukrainiens diffusent activement des images de prisonniers de guerre russes humiliés nous rappelle que les défenseurs autoproclamés du droit humanitaire peuvent souvent tolérer l’inhumanité sur le champ de bataille.  

Le fait que les propagandistes ukrainiens diffusent activement des images de prisonniers de guerre russes humiliés nous rappelle que les défenseurs autoproclamés du droit humanitaire peuvent souvent tolérer l’inhumanité sur le champ de bataille. 

Boyd van Dijk

Il est toutefois certains aspects sur lesquels les rédacteurs de 1949 ne pouvaient prévoir le futur. Ils ont par exemple interdit des actes tels que le pillage29 – une disposition qui est aujourd’hui utilisée pour contrer le pillage russe30 dans les territoires occupés par l’Ukraine – mais n’ont pas condamné les bombardements aveugles. Les résultats de cette action destructrice sont malheureusement bien connus des habitants de Sartana31, Buhas32, Odessa33, Okhtyrka34 et Mariupol35

Il ne faut néanmoins pas s’étonner que les rédacteurs aient été incapables de créer un ensemble juridique complet il y a plus de soixante-dix ans. On ne peut pas les tenir comme seuls responsables de notre inabilité à abolir les souffrances de la guerre sur notre planète, ce qui devrait atténuer les critiques contemporaines sur ce qu’ils ont finalement accompli. Contrairement à aujourd’hui, ils ont obtenu un large mandat des grandes puissances prêtes à soutenir un programme ambitieux qui limiterait leur conduite en période de guerre. Même cet objectif terriblement modeste – une guerre limitée – semble aujourd’hui une réalité douloureusement éloignée, malgré notre expérience commune de la guerre totale et alors que la guerre continue de s’intensifier. 

Sources
  1. Zachary Basu, Ukraine says dozens killed in indiscriminate shelling in Kharkiv, Axios, 28 février 2022
  2. Robin Wright, Putin’s Historic Miscalculation May Make Him a War Criminal, The New Yorker, 24 février 2022
  3. Olafimihan Oshin, Ukraine foreign minister : Russia shelling hospital ‘beyond evil’, The Hill, 24 février 2022
  4. Comité International de la Croix Rouge, Treaties, States Parties and Commentaries
  5. Comité International de la Croix Rouge : https://ihl-databases.icrc.org/ihl/full/GCII-commentary
  6. Comité International de la Croix Rouge : https://ihl-databases.icrc.org/ihl/full/GCIII-commentary
  7. Comité International de la Croix Rouge : https://ihl-databases.icrc.org/ihl/INTRO/380
  8. Cameron Jenkins, Zelensky urges Ukrainians to take up arms as fighting in Kyiv escalates, The Hill, 26 février 2022
  9. Catherine Philp et Oliver Wright, Liz Truss encourages Britons to join Ukraine’s foreign legion, The Times, 27 février 2022
  10. Sulaiman Hakemy, Levee en masse : The old law of war guiding Ukraine’s citizen soldiers, The National News, 28 février 2022
  11. Isabelle Khurshudyan, Siobhán O’Grady et Loveday Morris, ‘Weapons to anyone’ : Across Ukraine, militias form as Russian forces near, The Washington Post, 26 février 2022
  12. Comité international de la Croix Rouge : https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/ihl.nsf/Article.xsp?action=openDocument&documentId=2F681B08868538C2C12563CD0051AA8D
  13. Boyd van Dijk, Preparing for War : The Making of the Geneva Conventions, Oxford University Press, 2022, 400p.
  14. Justin Rohrlich, Allison Quinn et Nico Hines, ‘Combat in the Streets’ of Kyiv as Russian Saboteurs Sneak In, The Daily Beast, 26 février 2022
  15. Karl Hack, The Malayan Emergency. Revolution and Counterinsurgency at the End of Empire, Cambridge University Press, 2021, 340p.
  16. Natia Kalandarishvili-Mueller, Russia’s “Occupation by Proxy” of Eastern Ukraine – Implications Under the Geneva Conventions, Just Security, 22 février 2022
  17. Richard Pérez-Peña, Zelensky says Russian saboteurs are in Kyiv and he is Moscow’s prime target, The New York Times, 24 février 2022
  18. https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/ihl.nsf/Article.xsp?action=openDocument&documentId=3F78F96145A77442C12563CD0051B9F0
  19. John Yoo, Terrorists Have No Geneva Rights, Wall Street Journal, 26 mai 2004
  20. Andrew E. Kramer, ‘Everybody in Our Country Needs to Defend’, The New York Times, 26 février 2022
  21. Sarah Rainsford, Ukraine conflict : The women making Molotov cocktails to defend their city, BBC, 27 février 2022
  22. Jessi Tu, ‘Surreal’ : How women of Ukraine are taking on the invading forces, Women’s Agenda, 1 mars 2022
  23. From MPs to beauty queen, Ukrainian women take up arms against Russia, India Today, 27 février 2022
  24. Voir : Helen M. Kinsella, The Image before the Weapon, A Critical History of the Distinction between Combatant and Civilian, Cornell University Press, 2015
  25. Tess McClure et Miranda Bryant, Fear, darkness and newborn babies : inside Ukraine’s underground shelters, The Guardian, 26 février 2022
  26. https://ihl-databases.icrc.org/ihl/INTRO/380
  27. Gul Tuysuz et Tamara Qiblawi, Russian forces seize control of Chernobyl nuclear plant and hold staff hostage : Ukrainian officials, CNN, 25 février 2022
  28. Jonathan Lis, Russia Slams Israeli ‘Occupation’ of Golan Heights After Jerusalem Supports Ukraine, Haaretz, 24 février 2022
  29. https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/ihl.nsf/Article.xsp?action=openDocument&documentId=72728B6DE56C7A68C12563CD0051BC40
  30. Khaleda Rahman, Videos Show Russian Soldiers Looting Banks and Grocery Stores in Ukraine, Newsweek, 27 février 2022
  31. Greece summons Russian envoy after bombing kills 10 nationals, Al Jazeera, 27 février 2022
  32. Ibid.
  33. Joshua Zitser , Sophia Ankel , Bill Bostock , et Bethany Dawson, People in Ukraine describe the moment they awoke in a war zone as Russian forces bombed the cities where they live, Business Insider, 24 février 2022
  34. Amnesty, Ukraine : Cluster munitions kill child and two other civilians taking shelter at a preschool, 27 février 2022
  35. Ibid.