Le nouveau modèle chinois selon Zhang Jun
Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 24
Pour entrer dans la nouvelle phase de la mondialisation qui s'ouvre après la fin de la politique zéro-Covid, l’un des économistes les plus influents du pays affirme que la Chine doit reprendre le contrôle du narratif façonné par l’Occident sur le modèle de développement chinois. Ce discours clef a fait de Zhang Jun le « penseur financier de l’année 2022 ».
- Auteur
- Alexandre Antonio •
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- © Xinhua/Yang Shiyao
Zhang Jun (张军, 1963-) est un économiste chinois reconnu dans le débat intellectuel en Chine et à l’étranger. Zhang est le doyen actuel de l’École d’Économie de l’Université de Fudan(复旦大学)et Directeur du China Center for Economic Studies, un think tank basé à Shanghai. Fudan fait partie de la ligue C9, une association de neuf prestigieuses universités qui ont été sélectionnées en 1998 par le gouvernement chinois. Fudan produit certains des plus hauts dirigeants du Parti, dont Wang Huning, le numéro 4 du Parti, qui est un alumni de l’école.
Zhang est l’un des économistes chinois les plus éminents et respectés en Chine par ses contributions directes dans de nombreuses revues académiques telles que The World Economy ou China Economic Review ainsi que sa participation aux comités de rédaction de plusieurs d’entres elles dont China Social Sciences Review, China Economic Quarterly, ou encore le China Economic Journal. Au cours des 30 dernières années, il a aussi édité des ouvrages tentant d’expliquer le modèle de développement économique chinois en rebutant souvent les visions occidentales. En 2016, il publie End of Hyper Growth In China ? et réfute « l’opinion largement répandue » selon laquelle la croissance économique chinoise n’est pas soutenable en raison de la faiblesse de la consommation et de sa dépendance à l’égard des exportations.
Parlant couramment anglais, il est depuis la fin des années 1990 fréquemment invité en tant que chercheur dans les pays occidentaux et pour prendre la parole lors de sommets mondiaux, notamment à la LSE, Harvard ou Yale et écrit aussi régulièrement des éditoriaux pour des journaux tels que Project Syndicate et la version chinoise du FT 1.
L’ascension de la Chine au rang de grande puissance a donné de la consistance à la notion autrefois plus élusive d’un « modèle chinois ». Si le modèle chinois est une réalité, alors l’hégémonie du néolibéralisme, incarnée par le Consensus de Washington, ne correspond plus à un paradigme universel. La compréhension du modèle chinois par Zhang Jun doit être lue comme une tentative de formuler une nouvelle compréhension du passé, du présent et de l’avenir de la Chine à la lumière du déclin du « péril néolibéral ». Ce récit se concentre désormais sur la mise en valeur du marché intérieur chinois, et le développement de la souveraineté économique incarné notamment par la protection des chaînes de valeur du pays.
Le 11 janvier 2023, il obtient le titre du « Financial Thinker of the Year 2022 » (2022年度财经思想者) a l’occasion duquel il prononça un discours intitulé « Le modèle chinois est mal compris »(被误读的中国模式), décerné par le journal financier proche du Parti, Yicai. Dans le discours traduit ici 2, Zhang Jun attribue le « miracle économique » chinois au fait que la Chine bénéficie, tout comme l’Occident, d’entreprises privées qui se sont développées par la concurrence et le marché, plutôt que par le contrôle du Parti sur ces mécanismes.
Selon Zhang, ce narratif créé par les pays occidentaux et considéré en Occident comme une raison essentielle de cette réussite. Pour le doyen de Fudan, la Chine doit éliminer ces « interprétations erronées » pour présenter sa propre version de son développement — grâce à des atouts propres à la Chine par l’ampleur du marché intérieur. Selon Zhang Jun, « taille du marché, talents, économies d’échelle, concurrence, innovation et esprit d’entreprise » sont les maîtres mots qui devront constituer ce nouveau récit chinois. Dans la guerre des capitalismes politiques, il veut montrer qu’il ne doit pas se définir en opposition frontale au modèle néolibéral — la résilience du marché intérieur chinois devant désormais être le fil rouge du récit proposé par la Chine.
Aujourd’hui, je voudrais faire un bref discours. Il y a quelques années, Lawrence Henry Summers, célèbre économiste américain, ancien secrétaire au Trésor et président de l’université de Harvard, a déclaré lors du Forum sur le développement de la Chine qu’il n’avait jamais vu un pays dont le revenu personnel moyen ne représente qu’un quart de celui des États-Unis, avoir des entreprises technologiques de premier plan dans le monde.
En fait, depuis de nombreuses années, et encore plus récemment, il existe un narratif largement accepté dans le monde occidental selon lequel l’énorme succès de la Chine dans de nombreux domaines est dû à sa stratégie de non-marché et à l’intervention extensive de l’État, ce qui est injuste, grâce à laquelle le pays a saisi des opportunités d’expansion sans précédent dans les domaines de la technologie de pointe, du commerce, des investissements et autres.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping avait marqué une volonté de contrôler les entreprises privées, perçues comme trop puissantes et « désordonnées ». Au lendemain de la politique zéro-Covid, l’attitude toute récente adoptée par Pékin marque un changement radical — en s’engageant à soutenir davantage le secteur privé, notamment les secteurs de la technologie et de l’immobilier en grande difficulté.
Il n’y a pas si longtemps, lors du sommet du G20 à Bali, où les dirigeants de la Chine et des États-Unis se sont rencontrés, certains médias de ces derniers ont laissé entendre qu’ils s’inquiétaient des comportements économiques non marchands de la Chine qui ont nui aux familles et aux travailleurs des États-Unis et d’autres pays. Mais en fait, un tel récit est biaisé car il s’écarte de la manière dont les principales entreprises technologiques chinoises en sont arrivées là au cours des deux dernières décennies. Si ce récit a été largement diffusé et accepté, c’est parce que, à mon avis, il est « correct » dans le contexte occidental, car il correspond à la compréhension occidentale de la Chine d’un point de vue idéologique. Il s’inscrit également dans la tradition de la vision dogmatique de l’Occident sur le système politique et économique de la Chine.
Pourtant, cette vision se contredit elle-même. Réfléchissez-y : si la Chine pouvait créer des entreprises prospères qui rattrapent les États-Unis dans le domaine des technologies de pointe grâce à une intervention globale de l’État, alors ces entreprises devraient être des entreprises publiques géantes plutôt que des entreprises privées.
Si tel était le cas, je suppose que la Chine ne serait plus tenue de poursuivre la réforme structurelle ou l’ouverture institutionnelle, et encore moins d’apprendre des systèmes des économies de marché matures. Au lieu de cela, nous avons vu le contraire au cours des 20 dernières années, où des entreprises prospères telles que Huawei, Baidu, Alibaba, Tencent, DJI, Geely, BYD, ByteDance et CATL, etc. sont toutes nées et se sont développées grâce à la concurrence du marché et au travail acharné des entrepreneurs chinois avant de se lancer sur le marché mondial.
Le développement d’un marché et d’entreprises domestiques est au cœur du récit du modèle économique chinois poussé par de nombreux intellectuels chinois dont Wang Hui et Qin Shuo.
Aujourd’hui, la Chine devrait entrer dans les frontières de divers domaines tels que l’Internet, le big data, l’IA, la bio-pharmacie, les nouvelles énergies, etc. derrière lesquels la capacité d’innovation a été fondamentalement stimulée par le développement de l’économie de marché chinoise et l’accumulation rapide de capital humain et matériel au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, la Chine possède la chaîne d’approvisionnement la plus résiliente, la plus efficace et la plus large du monde. Ce n’est en aucun cas le résultat d’une intervention massive de l’État et de subventions industrielles, ni le résultat d’une concentration de ressources limitées ou de politiques industrielles exclusives. Au contraire, elle résulte de la concurrence du marché, et l’organisation qui la sous-tend est décentralisée.
Le succès de la Chine dans les domaines industriels, notamment celui des semi-conducteurs, repose en effet sur l’interdépendance mondiale qui caractérise la chaîne de valeurs mais aussi sur des mesures de contrôle strictes sur les transferts de technologie. Pour comprendre le rôle de la Chine au sein de la chaîne de valeur, nous renvoyons à notre étude sur les semi-conducteurs.
Lorsqu’il s’agit de domaines qui présentent des externalités de réseau, comme le réseau électrique de l’État, le réseau de communication, le transport ferroviaire et d’autres domaines d’infrastructure, la Chine a sans aucun doute connu un succès exceptionnel. Et même dans ces domaines, à mon avis, la planification, les investissements et le financement de la Chine ne sont pas réalisés en rejetant la concurrence du marché ou en excluant les capitaux privés, mais en intégrant organiquement les mécanismes du marché et l’intervention de l’État, ce qui garantit des opportunités et des rendements aux investisseurs.
Dans Philosophie et histoire, Jiang Shigong faisait de la pensée de Xi Jinping — un nouveau « socialisme aux caractéristiques chinoises » amélioré — un phare pour toute l’humanité. Le communisme soviétique et la démocratie libérale américaine ayant tous deux échoué, Xi et la Chine ont montré comment combiner marchés et contrôle du Parti, créativité et discipline, dans un nouveau modèle de développement qui libère les autres pays du fardeau de l’expérience américaine ou soviétique.
Certains économistes suggèrent que le succès de la politique industrielle des États-Unis réside dans le fait qu’elle existe, mais tout le monde suppose qu’elle n’existe pas. En revanche, tout le monde pense que le succès économique de la Chine est entièrement dû à l’intervention de l’État. S’il existe des politiques industrielles réussies en Chine, il ne s’agit probablement pas de la planification des industries par le gouvernement. Le point le plus important est que la planification des industries a été motivée par le développement régional et les politiques de concurrence, ce qui bouleverse la façon dont l’Occident perçoit la réussite économique de la Chine.
Pour comprendre ce qui est en jeu dans la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine, nous renvoyons à notre série « Capitalismes politiques en guerre ».
En conclusion, je pense que la Chine doit changer son discours pour rectifier les perceptions erronées de l’Occident. Les mots-clés les plus importants pour les éléments les plus performants de l’économie chinoise devraient être la taille du marché, les talents, les économies d’échelle, la concurrence, l’innovation et l’esprit d’entreprise.
La réussite économique de la Chine est attribuée à la combinaison efficace de ces facteurs clés sur le très grand marché chinois. Et c’est l’avantage de la Chine, un grand pays, d’avoir cette économie à très grande échelle.