Arts

Une anthropologie de l’esprit

Le Cours de poétique que Paul Valéry dispensa pendant près de huit au Collège de France ne parle qu'accessoirement de poésie. Son ambition est autre : faire une anthropologie de l'esprit, de celui de l'être biologique à celui de l'être social. Désormais accessibles grâce au travail de William Marx, les leçons comme celle prononcée le 21 janvier 1938, que nous publions en intégralité, sont représentatives de cet effort — et constituent aussi l'une des meilleures introductions à la pensée de Paul Valéry.

Auteur
William Marx
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© LIDO/SIPA - Texte © ÉDITIONS GALLIMARD, 2023

Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, le Cours de poétique professé par Paul Valéry au Collège de France huit années durant, de 1937 à 1945, ne fut pas un cours de poésie. Valéry lui-même trompa son monde. Quand ils l’élurent sur une chaire de Poétique, ses futurs collègues du Collège croyaient promouvoir un poète qui parlerait de la littérature en tant que tel.

Or Valéry ne l’entendait pas de cette manière – et il se garda bien d’insister là-dessus dans sa campagne de candidature. Il référait la poétique à son origine étymologique, le verbe grec poïein, signifiant faire, et souvent orthographiait le mot ainsi : poïétique. Il s’agit donc pour lui de l’étude du faire, et du faire intellectuel en général, artistique, scientifique, et non pas seulement littéraire.

Comment l’esprit produit-il, en exploitant quelles données involontaires fournies par le corps, la mémoire, l’imagination, et par l’environnement ? Et comment ses données sont-elles ensuite traitées de façon consciente par l’auteur ? Comment le langage permet-il la création individuelle, mais aussi la formation de ce que Valéry nomme « les œuvres collectives de l’esprit », à savoir le droit, la politique, la religion ?

Ainsi Valéry retrace-t-il le parcours complet de l’œuvre depuis sa genèse dans l’individu jusqu’à sa carrière dans l’espace social, non sans s’interroger par ailleurs sur les conditions matérielles, politiques et culturelles qui rendent possible l’existence d’un « univers de l’esprit », défini comme « tangent » à l’univers social.

La poétique selon Valéry est en vérité une théorie totale de l’homme et de la société – et même plus précisément une anthropologie de l’esprit, en ce sens qu’elle englobe des considérations sur l’être biologique aussi bien que social. C’est ce qu’il nommait dans sa jeunesse le « Système », jamais explicité dans son ensemble, mais dont il fournit finalement, dans les dernières années de sa vie, une synthèse admirable et sans égale dans son enseignement du Collège de France.

Enfin révélé au public, le Cours de poétique peut désormais apparaître comme la meilleure introduction possible à la pensée de Valéry dans toute sa richesse et sa complexité, c’est-à-dire à l’une des plus étonnantes tentatives de penser totalement l’être humain au prisme de ce qui lui confère toute valeur et toute dignité, à savoir sa capacité à faire et à créer. Ce qui compte en effet aux yeux de Valéry, c’est l’effort accompli par l’humanité en général et par chaque être humain en particulier pour surmonter les données originelles de la biologie, qui rangent en principe l’homme au niveau purement animal, pour se transformer eux-mêmes et pour laisser éventuellement dans l’histoire une trace, une œuvre, sans commune mesure avec la vie organique brute, monotone et déprimante. Mais l’important est d’abord de se transformer, de se travailler soi-même.

Or s’il est vrai que le Cours de poétique n’est pas à proprement parler, comme on vient de le voir, un cours de poésie, toute la réflexion qu’il contient, et que Valéry cherche et parvient à rendre accessible à ses auditeurs et aujourd’hui lecteurs, n’en demeure pas moins fondée intrinsèquement sur son expérience propre de la création poétique, qu’il observe en phénoménologue de la vie intellectuelle, avec une précision et une acuité qui suscitèrent l’admiration de ses contemporains, André Gide, T. S. Eliot, Jean-Paul Sartre ou Maurice Blanchot.

La poésie ne figure pas au centre du cours, mais elle infuse partout, comme la source ultime et concrète de toute cette pensée, même si les références à la littérature et aux arts sont plus souvent implicites qu’explicites.

Le 21 janvier 1938, cependant – une fois n’est pas coutume –, la leçon fut presque tout entière consacrée aux arts, à la musique, à la peinture, à l’architecture, à la poésie. Valéry le constate et fait mine de s’en excuser : « faisons une comparaison poétique, pour une fois, dans ce cours », avance-t-il non sans une certaine ironie.

La réflexion porte sur l’effet esthétique des différents arts, un effet qui se donne toujours dans le temps. Même les arts dits de la simultanéité, comme les nommait le philosophe allemand Lessing dans le Laocoon, exercent en pratique leurs effets dans une certaine durée incompressible et dans un mouvement : « l’architecture n’est pas du tout un art immobile ». La cathédrale est un « morceau » de musique, et le visiteur la parcourt comme une partition.

L’instant de la perception « n’est rien par soi-même », et cette insistance sur la durée inhérente à la vie psychique rapproche Valéry de Bergson. Le cerveau lui-même nous trompe sur nos perceptions et leur substitue des concepts tout préparés, celui de rectangle ou de mètre, par exemple, tandis qu’en réalité « nous ne voyons jamais de rectangle », et que « l’œil ne voit pas un mètre vertical comme il voit un mètre horizontal ».

Par l’action sur la sensibilité, l’artiste manœuvre l’être tout entier, en créant un écart dans son existence ordinaire : « tout morceau de musique est une manière de s’écarter du silence et d’y revenir » et de revêtir « l’apparence humaine d’une géométrie ». À la différence de la musique, toutefois, la poésie est un art impur, car le poète est obligé de composer avec les usages pratiques du langage et de combiner des valeurs incommensurables, la sensibilité ou sensation, d’une part, et la ressemblance, compréhension ou signification, d’autre part.

Sans envolées lyriques inutiles, mais posément, avec méthode et rationalité, Paul Valéry offre à profusion des formules et des réflexions qui font du Cours de poétique un outil précieux pour toute personne s’interrogeant sur la nature même des œuvres artistiques et de leurs effets, comme sur l’existence humaine en général, et cette leçon du 21 janvier 1938 en fournit un exemple remarquable.

Mesdames, Messieurs,

Samedi dernier, nous avons examiné ce que le système entier des sons présente au musicien, quand il se fait pressentir comme un ensemble de combinaisons possibles et que le musicien a devant lui de quoi produire une infinité d’effets à l’aide d’un nombre fini de moyens1. Alors je vous ai dit que nous ressentions en nous-mêmes, au moment où la musique nous saisit — j’entends d’une certaine musique et de certains compositeurs, bien entendu, mais c’est mon droit de prendre des sujets de l’expérience comme je le veux —, eh bien, ce sujet trouve en soi-même non seulement ce qui lui est produit par la musique même, mais toute la musique elle-même en puissance. En somme, je vous disais qu’on se trouve à la fois générateur et engendré, à ce point de vue, par la musique, constructeur et construit ; et saisi par la présence d’une forme du temps, d’une forme d’univers qui est absolument différente, particulière, tout à fait différente du monde ordinaire, du monde incohérent, du monde significatif, du monde dont les éléments n’ont entre eux aucune relation, qui est le monde de l’expérience ordinaire.

En somme, toute la musique en tant que possible — et, sous la musique, bien d’autres choses —, tout le groupe immense de la sensibilité se trouve en quelque sorte désigné, venant à fleur de notre connaissance par le cas particulier, par le morceau que nous entendons et dont cet ensemble, cet univers musical ou plutôt cet univers de sensibilité, constitue la profondeur. La musique peut se comparer ici — faisons une comparaison poétique, pour une fois, dans ce cours —, la musique peut se comparer à la surface d’une mer2 : si elle est belle et grande, elle nous fait sentir par les mouvements de la surface toute sa profondeur. Les vagues, vous le savez, les ondes sont d’autant plus hautes que la mer est plus profonde et plus étendue. Et tout ceci est possible par les propriétés que j’ai essayé peu à peu, dans une suite de cours, de vous exposer.

D’ailleurs, nous trouvons dans d’autres arts des propriétés analogues. Par exemple, dans le domaine des couleurs, en nous écartant de la peinture proprement dite, vous trouvez dans certains vitraux, dans des verrières de cathédrales, des dispositions de couleurs qui sont curieusement combinées avec les figures que ces vitraux représentent ou semblent représenter. En réalité, il y a là un mélange très particulier de la signification des personnages qui sont donnés par les vitraux et du chatoiement général de la couleur, des complémentaires qui se produisent à l’œil quand il regarde ce vitrail. Ce sont également là de ces formations peut-être un peu plus significatives que dans la musique pure, mais qui se rattachent également au même système.

De même encore, puisque j’ai parlé de cathédrale, les combinaisons d’architecture : l’architecture n’est pas du tout un art immobile, c’est une immense erreur de le croire, puisque nous nous mouvons. C’est nous qui donnons le mouvement à ces figures, à ces systèmes de voûtes ou de perspectives qu’on trouve dans tous les monuments.  Le monument est évidemment un objet immobile, mais l’homme se meut, et le monument est fait pour que, étant dans un monument idéal, il faudrait que tous les mouvements de l’homme qui passe, du visiteur ou de celui qui fait le tour de la cathédrale ou du temple, engendrent une série de formes ou une série de figures qui se déduisent les unes des autres. Ceci est extrêmement important. Cette déduction doit être une véritable modulation dont l’exécutant est celui qui se promène : le morceau écrit est la cathédrale.

À ce propos, je ne comptais pas parler aujourd’hui de cette question-là, mais l’occasion s’en présente, et je la saisis : toutes les fois que nous parlons de proportions, au sens non pas mathématique du mot, parce que l’oeil, la sensibilité, ne connaît pas la mathématique directement — lorsque nous voyons une figure, que je suppose un rectangle, certaines personnes peuvent réagir à la forme de ce rectangle, forme d’une porte, forme d’un format de livre, forme d’un meuble quelconque : eh bien, l’œil ne dit pas que ce rectangle a des côtés AB, …, dont l’un est de trois mètres, l’autre de quatre mètres, etc. ; il ne voit pas cela. Il a cependant une impression spéciale ; cette impression même est tellement antérieure à toute géométrie que le même rectangle au sens géométrique, si vous l’envisagez dans une  direction ou dans une autre, vous procure des impressions tout à fait différentes.

Et la pratique des arts a conduit à attribuer à cette dimension, par conséquent à l’espèce générique rectangle, suivant le cas particulier, des propriétés extrêmement différentes. Dans tel cas nous trouverons que ce rectangle est disgracieux, qu’il est disproportionné, comme on dit ; dans tel autre, au contraire, le même rectangle semblable sera très exact, parce qu’il apparaîtra avec son grand côté vertical au lieu d’être horizontal. Le géomètre a été obligé de se borner uniquement à des mesures de longueur qui lui permettent de ne tenir aucun compte de l’orientation du rectangle, qui conserve ses propriétés quelle que soit son orientation dans le plan. Mais l’oeil absolument séparé de tout autre secours, ne pensant pas du tout à l’unité de mesure, à un nombre qui mesurera les côtés, l’oeil n’aperçoit pas du tout les qualités géométriques immédiates ; il percevra des qualités qui tiennent uniquement à la sensibilité.

Mais quelles sont ces qualités ? Et en quoi verra-t-il que ce rectangle est plus ou moins convenable, plus ou moins agréable à l’oeil ? Eh bien, je n’en sais rien d’une façon positive, mais j’ai l’impression que, saisi par la vue de cette figure, s’y arrêtant, il prononce une tentative pour la modifier. Dans tous les cas où il semble besoin d’une modification de la figure, le rectangle n’est pas pour lui ce qu’il devrait être. Il y a une modification virtuelle qui va enseigner à l’oeil, parce que l’oeil doit, en quelque sorte, a la propriété d’essayer de prolonger de tel côté ou, au contraire, de raccourcir ; si l’oeil essaie cette opération, essaie ces modifications virtuelles, inconscientes, alors il trouvera que ce rectangle n’est pas celui qu’il lui faudrait. Il y a, par conséquent, pour un oeil suffisamment sensible à cette chose-là — dans la plupart des cas, les gens ne font pas attention, mais enfin, si vous voyez un très petit chapeau sur une très grande et très forte personne, vous trouvez que c’est disproportionné, par conséquent, vous serez tentés d’agrandir  le chapeau, votre oeil tentera d’agrandir le chapeau ou de diminuer la personne. Ce n’est pas une opération commode ; dans le fait, la personne résiste, mais votre œil quand même a essayé, et c’est là l’important. Cet essai arriverait, s’il était suivi d’effet, à un point d’équilibre ; c’est ce point d’équilibre que nous appellerons, au point de vue purement esthétique, la proportion, qui n’est pas la proportion mathématique.

Et à ce sujet je fais encore une digression : il ne faut pas se faire d’illusion sur les recherches que l’on a faites pour trouver précisément dans le domaine mathématique, à l’aide d’une formule ou à l’aide de nombres déterminés, un secours pour l’artiste. Je respecte beaucoup toutes ces tentatives, qui nous sont extrêmement sympathiques, comme tout ce qui peut accroître le pouvoir de celui qui fait, du producteur. Mais je ne puis pas croire que les formules ainsi établies, qui d’ailleurs sont présentées, quand les choses se font honnêtement, avec tout l’arbitraire qui devait nécessairement présider à leur construction, eh bien, je ne puis trouver dans ces formules quelque chose de tout à fait convaincant. Je pense qu’elles ont une grande utilité, mais pas du tout l’utilité qui consisterait à arriver à coup sûr à une solution exacte, à la meilleure solution possible.

Par exemple, vous avez tous entendu parler de ce fameux nombre d’or qui nous vient de l’Antiquité, qui a été repris au XVe siècle par des hommes comme Léonard de Vinci, comme Alberti et autres, et qui est évidemment un nombre des plus intéressants par soi-même. Au point de vue algébrique, ce nombre a des proportions intéressantes, il se reproduit d’une façon remarquable quand on opère sur lui, et il est lui-même d’un emploi extrêmement intéressant par ses multiples et par ses puissances. Ce nombre est égal, vous le savez, à 1,618… et je m’arrête, parce qu’il y a un nombre de décimales qui n’en finit plus, des fractions irrationnelles, et on prétend que, si on donne à une figure un côté égal à l’unité et un côté égal à 1,618… — naturellement en pratique, vous savez que le nombre décimal est une chose qui s’arrête très vite ; dans la pratique, il n’y a guère que l’astronomie qui, dans les nombres, puisse en utiliser jusqu’à la sixième et septième décimale, tandis que la chimie s’arrête à la deuxième ou troisième. Toutes les sciences peuvent se classer par le nombre de décimales utiles à calculer, parce que l’observation ne permet pas d’aller plus loin.

Lorsqu’on vous dit, par exemple, qu’un nombre comme π est un nombre transcendant, cela est vrai théoriquement. Pratiquement, tout le monde s’en sert pour faire une roue, tracer un cercle, et on traite ce nombre comme s’il était parfaitement commensurable, parce qu’en arrivant à un certain point de précision, c’est-à-dire marqué par une décimale, au fond, très rapprochée du commencement de cette fraction, nous ne pouvons plus du tout vérifier, constater que nous sommes dans l’erreur. L’erreur est imperceptible à nos instruments et à nos sens.

Dans le cas dont je parle, le nombre d’or, le nombre 1,618, qu’on présente comme celui qui doit entrer dans la constitution, dans la table de construction d’un rectangle ou d’une figure idéale et qui, en effet, a été extrêmement employé, et employé avec succès, je ne dis pas le contraire, eh bien, il est clair que la moindre observation nous montre que l’œil n’a rien à voir avec cela. Et la preuve, la voici, elle est très simple : construisez un rectangle dans les conditions que je dis, 1 sur 1,618 ; eh bien, ce rectangle, qu’il soit tracé sur un monument, qu’il soit un format de livre, le format d’une table, lui et ses multiples, bien entendu, ne nous apparaît pas à l’oeil en tant que chiffre et, quant à l’effet produit, il est vicié dans tous les cas ou, si vous voulez, il n’est pas vicié dans tous les cas sur une infinité de cas, par ce simple fait que nous ne voyons jamais de rectangle, nous voyons tout à fait autre chose, pas plus que nous ne voyons de cercle3. Nous voyons des figures qui sont des transformations, des projections.

Il est très rare qu’on se mette juste en face d’un rectangle, qu’on puisse être assuré par la convergence des deux yeux que l’on voit véritablement une figure rectangulaire, que l’on voit rectangles les angles qui sont au sommet. En général, une figure, dans la plupart des cas, dans une infinité de cas contre un, se présente comme une projection. Par conséquent, c’est un losange qui se présente à nous, ou une figure analogue, un trapèze. Dans ces conditions, il est clair que le nombre en question ne joue plus qu’un rôle, mon Dieu, très modeste. Et cependant il a servi, il a pu servir, et c’est pourquoi je vous disais qu’il m’est très sympathique : c’est parce qu’il sert au constructeur, il sert au producteur beaucoup plus qu’il ne peut servir à l’opération de l’oeil, du consommateur.

Il sert parce qu’il simplifie énormément bien des tâtonnements, bien des hésitations, et que, par exemple, dans une invention quelconque, d’ordre plastique — construction, plan d’une construction, élévation d’une construction, détermination des proportions d’une toile pour un tableau, pour une composition à faire —, dans ces cas-là, il offre un nombre très intéressant par ses propriétés arithmétiques. Et elles se passent dans l’atelier et dans le moment, dans la phase de fabrication.

Et à ce propos, remarquez que, puisque nous parlons architecture, disons-en un petit mot : le mètre, l’unité de mesure que l’architecte, le praticien appliquera horizontalement, verticalement et dans le sens de la profondeur, en réalité est une fausse mesure, puisque l’œil ne le suit pas là-dedans. L’œil ne voit pas un mètre vertical comme il voit un mètre horizontal. Et peut-être — j’y avais songé dans le temps, je ne suis pas arrivé à de grands résultats, car d’abord ce n’est pas mon affaire, mais on se laisse toujours séduire par quelque idée qui passe —, je m’étais demandé s’il n’y avait pas lieu de créer pour l’architecture trois unités de longueur, après tout aussi différentes entre elles que l’unité de longueur, l’unité de temps et l’unité de masse en mécanique. Cela fait trois longueurs très différentes, qu’on pourrait prendre pour construire. Et alors on aurait un système hétérogène, qui conviendrait à l’hétérogénéité de notre sentiment de la dimension, suivant la direction dans l’espace.

Voilà ce que j’avais à vous dire sur cette question-là, en généralisant ce que j’avais dit sur le système des sons. On pourrait également observer, dans la poésie, quelques traits semblables à ceci, quoique dans ces matières-là nous sortions des sens ordinaires pour nous adresser à un sens très particulier, dont je parlerai beaucoup plus tard, que j’appellerai grosso modo le sens du langage, qui n’est pas un sens simple, qui n’est pas un organe simple, mais qui représente une complexité, complexité cependant tellement unie par l’image, tellement associée à notre personne mentale, qu’on peut presque la considérer comme un sens. 

Dans tous ces cas-là, système des sons ou autre, nous avons à côté des cas particuliers, sous ces cas particuliers, constituant la troisième dimension, la profondeur de tous ces cas particuliers de la sensibilité, nous trouvons une totalité virtuelle qui peut être ordonnée comme sont ordonnées les notes de la gamme, qu’on peut ordonner de plusieurs façons différentes, mais que l’on peut ordonner comme sont ordonnées les couleurs d’après le système que je vous ai exposé.

Et alors, comme je vous l’ai dit, chaque figure, chaque cas particulier nous fait sentir un ordre, une existence totale du possible. Et toute oeuvre, alors, à ce point de vue-là, prend ce caractère particulier : c’est qu’elle se présente comme un certain dérangement de l’ordre. Elle fait sentir une sorte d’écart à un ordre qui tendra à se reconstituer, et en effet, pendant que nous écoutons la musique, dans l’esprit que je vous ai dit, esprit qui est peut-être plus ou moins conscient, que nous pouvons mettre en évidence ou non, nous considérons que ce morceau est comme un dérangement. Faisons encore une image, si vous voulez : celui qui pince ses cordes de harpe les déplace de la position de repos, mais la corde revient à sa position d’équilibre, et l’ensemble des cordes de la harpe représentera le système, dont je vous ai parlé, de la sonorité générale. Et chaque oeuvre sera une manière particulière d’écart et de retour au zéro, à l’équilibre total de la virtualité musicale, dont je parlais.

On pourrait dire, d’une manière paradoxale, mais assez imagée, que tout morceau de musique est une manière de s’écarter du silence et d’y revenir — exactement comme on peut dire que l’eau, que des forces antérieures ont amenée sur un niveau très élevé, l’eau qui tombe des hauteurs, revient à l’état d’équilibre, et elle peut y revenir après des aventures plus ou moins variées, et parmi ces aventures elle peut rencontrer des obstacles et des moyens qui en feront une chose utilisable. Telle sera, par analogie, l’œuvre. L’eau peut, par conséquent, tombant d’un niveau élevé jusqu’au point le plus bas, au niveau, mettons, de la mer, elle peut avoir été forcée au moyen de barrages, de roues, de turbines, etc., à revenir au niveau zéro, à la mer, après avoir abandonné en cours de route son énergie d’utilisation : toute l’énergie utilisable qu’elle contenait a été perdue en route.

En particulier, lorsqu’il s’agit des oeuvres d’art — et à ce propos vous pourriez me demander comment, dans une oeuvre qui n’est pas, en apparence, une oeuvre dans le temps, une architecture ou un tableau, comment est-ce que mon image peut se poursuivre ? C’est qu’en réalité il ne faut pas considérer qu’un tableau, une architecture, un ornement soient des œuvres d’espace, pas du tout. Le temps intervient forcément. Je dis, entre parenthèses, que j’emploie ces termes espace et temps parce qu’ils sont commodes actuellement, mais si je dois revenir sur la question je les remplacerai par d’autres. Mais je prends maintenant ces mots-là dans leur sens tout à fait courant, et on peut me dire ceci : « Mais enfin, votre cathédrale ou votre tableau, cela se passe dans l’espace ; c’est entièrement contenu dans l’espace ; nous pouvons, par conséquent, considérer l’oeuvre comme un fait simultané. Ce sont des parties simultanées. » Je réponds non.

En réalité, celui qui regarde cela, celui qui fait le tour de la cathédrale, celui qui passe et qui s’arrête devant le tableau, se met en état, considère, si vous voulez, le tableau, cette cathédrale, comme une utilisation de son temps propre à lui ; et, en effet, dans l’instant, ce n’est pas une cathédrale ou un tableau, c’est un ensemble absolument quelconque de sensations, et ce n’est que par l’usage, c’est-à-dire en regardant de plus près, en se déplaçant, en voyant varier son accommodation le long des lignes, en ressentant, en retransformant cette forme dans ses mouvements générateurs, que le temps intervient.

Si je regarde une ligne, je puis évidemment supposer qu’elle est entièrement dans un instant. Mais, au fond, rien n’existe dans l’instant que le choc. L’instant est une manière de parler, commode évidemment, mais, dans le domaine où nous sommes, on peut dire que l’instant n’est toujours qu’un commencement et n’est rien par soi-même. Il n’aboutit à rien, il n’a aucune signification, il est le choc initial.

Au contraire, si vous observez ce qui se passe au moment où le consommateur du tableau, le consommateur d’architecture, le visiteur du palais ou du temple prend conscience, ou plutôt prend — comment dire ? — prend sensibilité de l’objet qu’il considère, cette sensibilité ne peut exister que par les phénomènes que nous nous représenterons momentanément par le mot de temps. Et en effet, je dis : ce sont des phénomènes d’accommodation, des phénomènes de description, par la convergence oculaire, par exemple, description des perspectives, pénétration dans les perspectives, description des formes, engendrements successifs, modulations, en somme, qui résident, au point de vue actif, dans le sujet qui regarde, mais qui trouve dans le monument qui lui est proposé, dans le tableau qui est devant lui, une sorte de guide, le guide de ses mouvements instinctifs, qu’il fera demain.

Par conséquent, je puis dire également ici, je puis également comparer ce phénomène-là à celui de la musique, que j’ai comparé lui-même à celui d’une chute d’un niveau à un autre, ce niveau — attention ! — étant considéré par un état spécial d’attention à l’objet. Car, en présence du morceau de musique, en présence de l’oeuvre d’art, toute la distraction est possible, je puis ne pas m’y prêter. Je puis ne pas avoir même la sensibilité musicale, et, quoiqu’ayant une excellente oreille, une oreille qui n’est malade en rien, n’avoir aucune notion de la valeur esthétique des sons. Rien n’est plus fréquent qu’un monsieur qui dit : « Je ne comprends rien à la musique. » Et nous avons même de très grands hommes qui l’ont avoué, et très couramment. Gautier disait que la musique est le plus cher de tous les bruits4 : il percevait bien la musique dans la poésie, et pas dans la musique proprement dite.

L’oreille la mieux organisée, au point de vue acoustique, peut absolument se refuser à comprendre la sensibilité, au sens simple du mot, l’intérêt qu’il y a dans une simultanéité de sons. Cela ne parle pas à sa sensibilité. Donc, il faut se mettre en présence, imaginer un être sensible à cette musique, pour que les effets que je décris se produisent en lui. L’évolution qui se produit dans ce sujet, l’évolution qui se produit dans ce sujet en présence de l’œuvre, qu’elle soit une œuvre temporaire ou une œuvre spéciale, est au fond assez analogue et consistera toujours, comme je vous l’ai expliqué, dans une sorte d’écart et dans une sorte de retour. Nous verrons, d’ailleurs, que ce type est extrêmement fécond, en mille matières.

Alors il arrivera que, par une sorte de débordement de ces propriétés purement sensibles dont je parle, la musique en question, même la musique la plus pure, et la construction, ou le paysage aussi, pourront agir, exciter au passage autre chose que cet univers purement musical dont je vous ai parlé.

Il se pourra qu’une musique même sans signification déterminée, qui ne portera pas pour titre Rêverie, mais qui portera pour titre Sonate en sol mineur, et cette musique fût-elle aussi combinatoire que vous voudrez, aussi fondée sur les conventions musicales, comme une fugue, par exemple, pourra cependant exciter au passage des possibilités nombreuses, des possibilités affectives, des possibilités passionnelles. Ceci sera évidemment très particulier aux individus, ce ne sera pas du tout une chose qui sera comprise dans le programme même de l’auteur, qui aura pu ne pas se préoccuper le moins du monde d’agir sur des souvenirs, sur des regrets, sur des espoirs, sur des craintes, qui se sera préoccupé de construire simplement une sorte de géométrie sonore, obéissant à des conventions qu’il s’est données ; mais il arrivera, il pourra arriver, sans que ce soit certain, que la production de ce morceau excitera chez un sujet ses possibilités passionnelles, affectives, particulières et personnelles.

Ainsi, le musicien, par là même, sans le vouloir, aura prise sur les puissances émotives, sur les connexions viscérales. Il pourra nous manoeuvrer l’être tout entier. Et cet être réagira, de son côté, psychiquement à cette excitation de pure sensibilité. Il fournira tout ce qu’il faut nous souvenir de sa vie, ou de désirs, ou d’espoirs, pour compléter l’effet, comme s’il revêtait l’apparence humaine d’une géométrie. Et il arrivera que son être tout entier demeure ébranlé par cette construction qui n’avait aucun dessein de le faire.

Cependant, même si l’intention se trouvait là, même si le musicien a eu cette intention d’agir sur la sensibilité, rien de précis ne peut être fait par lui, du moins dans le cas général, à moins qu’il ne se serve de moyens comme l’harmonie imitative, ou qu’il n’ait recours au théâtre, à la parole, etc. Il ne peut pas disposer de ces effets de fausse ressemblance. Je l’ai privé de ses moyens d’expression directe et significative pour le laisser tout entier en possession des moyens purement de sensibilité pure. Il ne pourra pas viser à une ressemblance quelconque comme le fait un peintre, par exemple ; rien ne ressemblera à quoi que ce soit d’humain, et cependant il agira sur l’humain.

Tout ceci nous montre à quel point cette sensibilité, qu’il a ainsi ébranlée, touche à la sensibilité tout entière, sous toutes ses formes, et que le travail de l’artiste dans ce cas-là est une véritable manœuvre sur le vif. C’est de la vivisection, il travaille sur l’animal vivant — animal vivant, c’est-à-dire animal où on ne peut pas, ou très difficilement, ou, dans des laboratoires, avec des précautions extrêmes, isoler, cloisonner les fonctions, mettre à part les diverses irradiations du système nerveux.

Par conséquent, nous avons, en revenant aux possibilités de l’art, nous avons au contraire un mouvement qui peut être une sorte de recul en lui-même de l’artiste, qui peut ne pas vouloir de ces généralisations, qui peut ne pas vouloir de ce que l’on pourrait appeler, de ce que j’appellerai l’impureté, en matière d’art : l’impureté, c’est-à-dire le mélange des fonctions de sensibilité et des fonctions significatives.

L’artiste peut ne vouloir exactement, et ne tenir qu’à manoeuvrer, exciter, que la nécessité esthétique, sans aucun recours ni au trompe-l’oeil, ni à la falsification du réel, ni à des hypothèses. Et sans doute il y a dans son art des conventions, il est même nécessaire qu’il y en ait. Les conventions sont souvent très intéressantes à examiner, parce que toute convention, dans cet ordre, n’est jamais tout à fait conventionnelle, et, d’ailleurs, dans les sciences non plus, toute convention se donne comme telle pour se défendre contre l’objection. On dira : « Je pose ceci. Si vous acceptez de jouer la partie, jouez-la, mais voici la règle du jeu : il faut la prendre ou la laisser. » Cependant, quand on prend les règles du jeu, quel que soit le jeu, fût-ce le jeu mathématique ou bien le jeu de cartes, ces conventions ne sont pas choisies au hasard, croyez-le bien. Il y a toujours une arrière-pensée, il y a toujours l’intention que ces conventions soient ou les plus commodes, ou les plus fécondes possible. Ces conventions sont indispensables pour additionner les événements et les états successifs qui seront provoqués par la suite des sensations.

Et ceci est très important au point de vue sensibilité. Sans les conventions, la sensibilité est une affaire instantanée. La sensibilité n’a que des suites, qui arrivent très vite aux véritables accidents de suite, à l’accidentel, au hasard, à l’incohérent. Toutes les fois que vous trouverez une suite assez prolongée, vous êtes sûrs que la sensibilité toute seule n’y a pas pu contribuer, qu’il a fallu l’intervention d’autre chose, une sorte d’acte extérieur de la sensibilité, une sorte d’action même extérieure de la sensibilité, pour produire cela. Les conventions sont ici, en matière d’art, aussi nécessaires, aussi fondamentales, aussi efficaces, d’ailleurs, que les conventions fondamentales qui sont dans les sciences, qui permettent de combiner des opérations numériques ou des opérations géométriques, et qui permettent de poursuivre, dans ces univers de possibilités, supposés déjà établis ou construits, ou du moins ordonnés, dans ces possibilités innombrables, qui permettent de suivre, dans un groupe de sensations, une idée particulière, un but particulier, qui lui-même est le résultat de ces conventions.

C’est ce qui arrive — l’exemple est classique — un des plus beaux exemples est celui de la fugue. Un autre exemple serait pris non pas dans le détail d’une oeuvre, comme dans le cas de la fugue, mais dans les parties successives. Par exemple, j’estime qu’avoir trouvé le type de la symphonie est une très grande création, avec ses mouvements divers qui correspondent à quelque chose, qui, au moins dans l’origine, devaient avoir pour fonction, j’imagine du moins, de correspondre à des états de sensibilité successifs, qui doivent se prolonger l’un dans l’autre. Par exemple un andante et un allegro, un scherzo, un largo représentent des phases de l’être sensible. Évidemment, techniquement, ce n’est plus vrai. Techniquement, le musicien y voit simplement je ne sais quelle convention, car — je ne sais pas la musique — mais ce n’est pas pour lui aussi marqué d’intention comme cela a dû l’être au commencement, comme les noms mêmes l’indiquent.

Et tandis que les sensations donnaient une allure et mélangeaient, quant à leur espèce, comme la vie ordinaire nous les offre, un son, une couleur, une forme, etc., tandis qu’elles se suivent, qu’elles coexistent dans une espèce d’incohérence, incohérence qui est notre milieu naturel, le fait de choisir, de discerner les affinités, d’abord, une espèce même de sensation, et puis leurs affinités propres, d’observer les développements purs, propres, formels, en quelque sorte, qu’on trouve en les classant, en les isolant, le fait de percevoir et de prévoir leurs réactions réciproques, comme celles des complémentaires entre elles, ou comme celles des sons rapprochés de la gamme, qui constituent les accords, ou comme d’autres qui sont plus subtils, le fait de percevoir leurs classifications naturelles, c’est-à-dire non seulement celles qu’on aperçoit entre elles quand elles sont données, mais celles qui résultent de la production de l’une par rapport à l’autre, comme je vous l’ai déjà plusieurs fois indiqué, comme tout à l’heure j’y faisais allusion en parlant des proportions, quand je parlais de ces modifications virtuelles qui, en présence d’une figure déterminée, nous font tendre à la modifier dans un certain sens — on peut ajouter à cela, à côté des complémentaires, les harmoniques —, tout ceci a donné naissance à cette immense classe des arts purs.

L’art pur est cet art qui est presque entièrement soustrait à l’imitation, qui n’a pas affaire directement au problème très difficile, à un des plus difficiles de la poésie, de combiner à la fois la sensibilité et la ressemblance, la sensibilité et la compréhension, la sensibilité et la signification, et ce que l’on pourrait appeler des valeurs de vérité pour la mémoire et des valeurs de vérité sensorielle, en appelant vérité sensorielle précisément cette sorte d’accord qu’il y a entre les diverses sonorités ou entre les diverses couleurs et qui se fait de soi-même par l’organe même.

Ces combinaisons entre ces deux ordres de choses si différents ne peuvent avoir lieu, ne peuvent s’effectuer qu’au prix de sacrifices réciproques. Il faut payer en signification, en déformation de la vérité de mémoire, ce que l’on gagne en valeur de vérité sensorielle, et réciproquement.

D’un côté, par exemple, vous arriverez à des invraisemblances. Il y aura dans votre récit, dans votre poème, des choses que vous raconterez, qui seront complètement invraisemblables, mais qui cadreront avec soit la sensibilité musicale, soit une autre espèce de sensibilité, dont je n’ai pas parlé jusqu’ici, qui est celle des images mêmes. Et réciproquement, vous prendrez quelquefois la liberté, vous serez obligés même de faire un vers qui sera un vers, mon Dieu, peu sonore, qui par lui-même aura peu les caractères musicaux qu’on peut exiger d’un vers, parce que vous êtes obligés de céder à la signification et de dire quelque chose. Les vers ne sont pas faits pour dire quelque chose, mais enfin il y a des cas où il faut dire quelque chose ; c’est le cas général des vers dramatiques, dans lesquels le mélange des véritables vers et de ces vers qui sont nécessaires à dire quelque chose s’impose naturellement.

Il faut suivre, d’une part, une action qui n’a pas un rapport direct avec la sensibilité musicale ou avec la sensibilité image, mais qui a ses conditions propres ; il faut que tel événement soit amené, que tel événement soit décrit, que tel événement s’enchaîne. Tout ceci n’a rien à voir avec la sensibilité dont nous parlons. Vous avez choisi de dire cela en vers, très bien ; mais alors le langage poétique reprend ses droits et vous dit : « Pardon, moi je suis langage poétique, moi je suis rythme, moi je suis rime, moi je suis timbre du langage, et il faut tout de même me céder quelque chose. » De là ce combat qui se réduit toujours par la défaite de quelqu’un, des événements.

Enfin, mon art pur est celui qui ne contient plus — ou plutôt l’art pur serait celui qui ne contiendrait plus que les fonctions sensibilité, sans leur application aux circonstances accidentelles de la vie, qui est d’échelle sociale ou d’échelle pratique. Il n’y a pas d’histoire. Et naturellement toute histoire, tout récit emprunté à la vie, comporte toute l’incohérence de la vie. Ce que nous appelons l’irréel, dans le récit, c’est de l’incohérent, c’est-à-dire une interruption, un arrêt des conditions de sensibilité, pour passer à autre chose, tel que la vie nous le présente. C’est l’incohérent qui est à la base de la vie pratique et de la vie ordinaire. La vie sociale est un ensemble de choses qui n’ont aucun rapport entre elles, mais que nous manions fort bien. Nous nageons là-dedans comme des poissons dans l’eau. Et cependant, mieux saisi à chaque instant, le moindre instant de notre vie est, comme je vous l’ai déjà expliqué5, une sorte d’accord dissonant où il y a du son, des odeurs, etc., où il y a des impulsions. À chaque instant, nous sommes dans cette incohérence.

L’art pur essaie de s’en tirer, essaie de construire un système homogène dans lequel il n’y ait plus ou que des sons, ou que des couleurs, etc. Cet art, par conséquent, a l’intention de créer un système absolu, ou du moins de donner l’impression de la possibilité d’un tel système qui, d’une part, est à la fois un système fermé, complet en soi-même, comme si le monde entier n’existait pas — l’univers musical ou l’univers des couleurs nous présente un système qui n’a aucune référence à l’extérieur de lui ; il est donc ce que j’appellerai un système complet en soi-même ou un système fermé : il est entièrement constitué par des relations intrinsèques  ; et d’autre part, il semble aussi qu’il soit le plus général de tous, parce qu’il contient sans exception, à l’état virtuel, toutes les possibilités que les définitions données par le sens lui-même, par la réception-production, qui est la caractéristique de notre sens, nous donnent.

Eh bien, ceci est une remarque assez curieuse. Il arrive que dans l’art, lorsque l’artiste se trouve, par sa propre sensibilité, porté à créer des choses de cet ordre de sensibilité pure, qu’il s’enivre en quelque sorte de son univers particulier, par exemple, un sculpteur qui manoeuvre sa glaise et qui là-dedans essaie des formes, qui peut, dans une phase préparatoire, ne pas chercher à représenter un buste, un visage, un corps, un objet quelconque, mais presque s’amuser avec cette chose plastique qui obéit à ses mains et qui sera dieu, table ou cuvette6, il peut essayer une forme de vase, il peut essayer une courbure, il peut essayer et il crée, en quelque sorte, par la propre sensation de son tact réciproque après sa sensation motrice et sa sensation de force, il peut créer des formes qui lui plaisent, les suivre, en trouver les modulations, passer insensiblement d’une figure dans l’autre. Eh bien, il peut arriver que cet art de sensibilité totale et intrinsèque, quand on veut en faire une oeuvre, quand on veut du moins, de cette condition de sensibilité, arriver à faire une oeuvre de quelque étendue, il arrivera que ce soit peut-être cet art pur qui exigera le maximum d’emploi de ce qu’on appelle l’intelligence. Et c’est là ce que je pourrai appeler le paradoxe de l’art pur. 

Et en effet, on ne peut poursuivre — j’ai parlé d’une oeuvre de quelque dimension, de quelque longueur, par exemple, de quelque étendue, une oeuvre qui n’est pas en quelque sorte engendrée, dans un coup de sensibilité de l’instant, par une sorte de mouvement de réaction, de réflexe, de production réflexe immédiat, mais je parle d’une chose qui se prolonge assez longuement, d’une oeuvre, par exemple, qui est assez grande au point de vue des dimensions extérieures, ou une oeuvre assez longue au point de vue des oeuvres du temps — eh bien, il faut là ce que j’ai appelé un maximum d’emploi de l’intelligence, et vous me permettrez de ne pas, aujourd’hui, insister sur ce mot d’intelligence, qui n’est pas clair du tout. Mais je ne peux pas tout faire à la fois.

À ce moment-là, l’artiste qui s’occupe de cette œuvre-là, de cette œuvre de sensibilité prolongée ou compliquée, il ne peut la produire que moyennant un effort. Pourquoi ? Parce que, je vous l’ai dit, il y a une sorte de pression extérieure, d’incohérence, qui se produit toujours en lui. Il est sollicité par mille choses à la fois, les idées, les sensations, et des choses incohérentes se produisent. S’il a eu un instant la vision d’un effet d’ordre sensible pur, il sera instantanément assiégé par tous ces phénomènes de diversion dans lesquels nous vivons. Donc, il lui faudra un effort pour ne pas céder à la dispersion, à la distraction, à la diversion perpétuelle. Il lui faudra un effort qui sera précisément l’effort de pureté, l’effort de choix, de séparation, exactement d’ailleurs comme un monde physique, car l’image s’impose.

Dans le monde physique, un chimiste ou un physicien s’attachera à préparer des corps purs, plus tard il cherchera des corps simples. Mais le corps pur est un corps qui est homogène, qui est fait d’une seule phase, comme on dit en physique, et en général ce corps commande un travail pour le préparer. Et il est assez curieux, vous le savez très bien, que les applications du principe d’irréversibilité, du principe de Carnot, sont celles-ci : c’est que le mélange est facile, il se fait de soi-même, tandis qu’au contraire le fractionnement qui donne la pureté demande une dépense d’énergie. C’est le cas, par exemple, de l’homme qui verserait dans un bassin un verre de vin : c’est très facile, le mélange se fait de lui-même. Le vin se diffuse dans la masse de l’eau, mais s’il s’agit de rattraper le vin, ce sera très difficile, et cependant les molécules du vin sont dans l’eau7. De même, si vous faites un mélange de deux gaz purs, vous aurez un travail très difficile, et très compliqué, et très coûteux à faire, pour les séparer, pour séparer l’hydrogène de votre oxygène. 

Eh bien, ici, c’est la même chose : la préparation à l’état pur demande un effort. Et cet effort ne peut pas être un effort inconscient. Il exige un effort conscient, comme la préparation à l’état pur des sons, quand on les a retirés de l’univers des bruits pour en former l’univers des sons, a demandé un travail conscient. Il a bien fallu trouver des moyens de préparer à l’état pur les notes de la gamme, et pour cela il a fallu faire intervenir des méthodes d’expérience, des méthodes de mesure. Vous savez qu’on attribue même — c’est une légende, je pense —, on attribue la fondation de la physique mathématique à la remarque de Pythagore, que les marteaux d’un forgeron donnaient des notes différentes et à l’idée qu’il a eue de peser les marteaux. Il a trouvé une relation simple entre les nombres du poids de ces marteaux du forgeron, et il a fait correspondre, aux sons qu’il entendait, ces deux poids. La physique mathématique était ébauchée. Cet effort-là a consisté, par conséquent, à retirer de l’univers des bruits des sons. Les bruits, c’est le mélange, c’est l’incohérence dont je vous parlais, puisque ce sont des sons qui sont mêlés. Mais il a fallu un travail pour cela. Ce travail s’est traduit dans une suite de travaux, d’opérations, de mesures, et dans une suite de constructions et de tables de construction. Et c’est pourquoi un instrument de musique est un instrument de physique, puisque c’est un instrument de mesure. Vous êtes sûrs que les cordes de telle longueur donneront tel son, et il vous suffira de mesurer avec un mètre une longueur de corde et de la tendre à un certain point donné pour avoir tel son.

Par conséquent, un effort s’impose pour passer de l’impureté constante, courante de la vie, à la pureté de cet art dont je vous parlais. Et alors l’opération consistera à séparer, à fractionner ce milieu dans lequel nous vivons, à le traiter de manière à séparer les éléments imitatifs ou les éléments trop humains, c’est-à-dire trop mêlés. Ce sont ces éléments, au contraire, qui dans leur état plus ou moins pur, ou plutôt plus ou moins impur, raccorderont l’oeuvre — parce qu’il en restera toujours — raccorderont l’oeuvre au désordre vital permanent. Et ces oeuvres-là pourront être considérées comme des oeuvres presque pures — en réalité, elles ne sont jamais absolument pures, pas plus qu’un corps n’est absolument pur en physique. Ce sont des oeuvres à peu près pures, qu’on pourrait appeler aussi systèmes isolables, dans lesquelles, par une nouvelle application de nos principes, nous trouverons ce fait remarquable, c’est que nous éliminons le plus possible les combinaisons de hasard. 

Ces combinaisons de hasard, qui sont celles qui se présentent le plus souvent dans l’existence, dans la vie, sont éliminées du moment que nous avons constitué un système ordonné. Sans doute le hasard se produira, dans une certaine mesure, dans la composition même de l’oeuvre. Par exemple, il suffira qu’un musicien entende un certain son de hasard, fourni par le hasard — par exemple, il entendra tomber un corps qui rendra un son qui, par hasard, sera un son pur : son attention sera éveillée, il y aura là comme un germe cristallin qui tombera dans ce terrain préparé, qui est — ah, qui est quoi ? — qui est dans le musicien. Ce milieu préparé est un milieu déterminé, où un son déterminé ne va pas éveiller l’idée ; il ne dira pas : « Tiens, c’est un verre qui est tombé, c’est un marteau qui est heurté. » Non, ce que le son éveillera en lui, c’est le système des sons, et non seulement le système des sons tel quel, qui serait très difficile, mais ce son éveillera en lui ou les harmoniques ou le besoin d’un contraste avec lui, et peut-être déjà sera évoqué un élément de composition, un élément d’oeuvre qui, lui, ne sera encore rien8.

De même, si nous ne parlons plus d’un son, mais d’une série de bruits, se succédant d’une certaine façon, comme ce marteau que j’entends, il lui suffira de ne percevoir que ce système de battements, de chocs, pour entrer dans l’univers des rythmes. Et alors il se séparera entièrement de la signification marteau-choc-ouvrier, etc., par association, pour construire à partir de ce petit élément tout un système qu’on peut dire à la rigueur être préexistant dans son système interne des sons possibles, un peu mieux encore que la statue n’est préexistante dans le bloc de marbre.

Je terminerai ces explications demain.

Sources
  1. Archives Gallimard. Dactylographie transcrivant une sténographie complète de la leçon par Fernande Sergent. Des notes préparatoires de la leçon figurent en NAF 19088, f. 235‑236
  2. Charles Baudelaire, « La Musique » (Les Fleurs du mal), v. 1 : « La musique souvent me prend comme une mer ! »
  3. Voir l’« Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » (1895, OE1, p. 1165 ; LP1, p. 128) : « La plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. »
  4. Dans Caprices et Zigzags (1852), Théophile Gautier attribue à un géomètre la phrase suivante : « La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits. »
  5. Voir plus haut la leçon du 15 janvier 1938, p. 281-282.
  6.  Jean de La Fontaine, « Le Statuaire et la statue de Jupiter » (Fables, IX, 6).
  7. Tel est le thème du « Vin perdu », dans Charmes (Paul Valéry, Œuvres, t. I, éd. Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 146‑147).
  8. L’exemple du son qui « évoque, à soi seul, l’univers musical » figure déjà dans « Poésie et pensée abstraite » (1939, Œuvres, t. I, éd. Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1327)
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