L’édition 2022 est lancée. Aujourd’hui, mardi 8 novembre, dans les salons de la Direction de l’École normale supérieure, le Prix Grand Continent a dévoilé les 5 de fictions finalistes en français, espagnol, italien, polonais et allemand parues dans l’année. Le Prix — dont la dotation couvre la traduction et la diffusion du livre primé dans les autres aires linguistiques — sera remis au cœur du massif du Mont Blanc, à 3466 mètres d’altitude, le 18 décembre 2022.

Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site officiel du Prix Grand Continent.

Fabio Bacà, Nova, Adelphi

Fabio Bacà, Nova, Milan, Adelphi, 2021, 279 pages, ISBN 9788845935879

«   Ai-je été un bon père  ? Un bon mari  ? Un bon professionnel  ?  » Après une série d’épisodes déconcertants – des menaces reçues de son voisin, une tentative de harcèlement subi par sa femme, des brimades de la part du directeur du service de neurochirurgie où il travaille – Davide n’en est plus si sûr. La vérité est que nous ne savons rien, ou presque rien, du cerveau humain – ou bien que nous préférons ne pas le savoir. C’est le thème central de Nova, le deuxième et surprenant ouvrage de Fabio Bacà, dernier nouveau venu – chose rare, très rare – chez Adelphi avant la disparition de Roberto Calasso. Si son premier livre, Benevolenza Cosmica (récemment publié en France sous le titre Une chance insolente par Gallimard) relevait littérairement le défi statistique d’avoir une chance inouïe en toute circonstance, Nova entraîne au contraire le lecteur dans les méandres inconnus et inquiétants du cerveau humain.

Davide est l’assistant-chef du service de neurochirurgie de l’hôpital de la modeste Lucques, ville aisée mais sur le déclin de la Toscane profonde. Chaque matin, il se réveille aux côtés de sa femme Barbara et pense à la mort – la sienne, celle de son fils Tommaso, celle de ses amis et même des inconnus croisés dans la rue –, dans un macabre rite apotropaïque qui lui sert à chasser l’insomnie. Il ignore que, silencieusement à ses côtés, un pied enlacé à sa cheville, Barbara fait également semblant de dormir, en pensant non pas à la fin mais à la possibilité que son mari ait une amante. Les journées de Davide filent entre l’extrémisme vegan de sa femme, l’adolescence agitée de son fils, un chien, deux chats, et les irritantes extravagances du docteur Martinelli, son supérieur si peu enclin à faire place au fils d’un neurochirurgien aussi éminent que l’avait été son père. Le morne tableau de cette vie bourgeoise et provinciale est toutefois troublé par le bruit provenant du Labyrinth, un club douteux aux fréquentations louches de Lenci, le voisin de Davide, qui subit sa mauvaise musique à plein volume toutes les nuits. Pendant ce temps, le fils de ce personnage grotesque, comme il en existe des dizaines dans les petites villes toscanes, entre dancings d’été et boîtes de nuit en zone industrielle, vient d’arriver à Lucques depuis l’Australie où il a grandi avec sa mère  ; un boomerang aborigène que Barbara trouve un matin dans le jardin de leur petite villa en est la preuve.

Entre des jeunes patients souffrant du syndrome de la Tourette et des personnes plus âgées atteintes d’Alzheimer, deux épisodes vont ébranler les quelques certitudes de Davide sur le cerveau humain, apprises dans des livres universitaires, obligeant du même coup le lecteur à se demander comment lui-même réagirait. »

Paru le 12 octobre 2021

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Pierre Ducrozet, Variations de Paul, Actes Sud

Pierre Ducrozet, Variations de Paul, Paris, Actes Sud, 2022, 464 pages, ISBN 978-2-330-169

« Si une symphonie classique comporte habituellement quatre mouvements, le dernier roman de Pierre Ducrozet se lit en cinq, comme la Symphonie fantastique de Berlioz. Au programme de ce roman fleuve  : non pas tant l’Épisode de la vie d’un artiste que le récit d’une «  idée fixe  »  : la musique. C’est autour d’elle que Paul Maleval compose son existence, en se disant tour à tour «  homme de radio, musicologue, écrivain, musico-anthropologue, et d’autres noms étranges comme ça.  » La lecture suit plusieurs temporalités qui s’entremêlent comme autant de leitmotivs musicaux dans cette fresque familiale sans pathos inutile.

Le début chronologique de cette histoire pourrait être l’avant-Première Guerre mondiale. En 1913, Emile Cornevin apprend le piano avec Claude Debussy. Lors de leur dernière leçon, le maître prononce ces paroles qu’«  Emile n’est pas certain de comprendre – tisser dans les corps l’envol le contre-point, il a dit quelque chose comme ça – et pourtant il y a peut-être là une clef, un mystère à emporter  ». Tandis que Debussy meurt exsangue en 1918, Emile Cornevin perd deux doigts à la guerre. Sa carrière de pianiste se réduira à la transmission de son savoir. C’est avec cet élève du grand maître qu’Antoine Maleval, père de Paul, apprend le piano, contre la volonté de sa famille. À Lyon, il rencontre Sarah, qui a grandi entourée de chants de Noël entendus dans les églises de la campagne autrichienne et de Lieder allemands. Antoine Maleval vivote de sa musique, joue du piano dans les bars mais transmet sa passion à son fils Paul.

Le dernier roman de Pierre Ducrozet oscille autour de cette «  idée fixe  »  : la musique. C’est autour d’elle que Paul Maleval compose son existence. Au-delà de la fresque familiale, une histoire sensible de la musique au XXe siècle se dessine dans ce roman, tentant d’exprimer qu’elle est à elle seule une manière de traverser notre existence. »

Paru le 17 août 2022

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Aroa Moreno Durán, La Bajamar, Literatura Random House

Aroa Moreno Durán, La bajamar (La Marée basse), Literatura Random House, 2022, 192 pages, ISBN 9788439739937

« La bajamar est le deuxième roman de l’écrivaine espagnole Aroa Moreno Durán (née en 1981), qui a déjà publié des recueils de poésie et des biographies. Le roman s’ouvre sur un événement qui marquera la suite de l’histoire, c’est-à-dire qu’il constitue une sorte de canal par lequel se glissent inévitablement, l’une après l’autre, trois générations de femmes. Tout commence par une mère et son petit garçon dans un village basque au début du XXe siècle. Le courant d’une rivière défile à proximité, agité, abrupt et mortel lorsqu’un autre enfant pousse le petit garçon qui ne sait pas nager. Puis vient la tragédie  : «  À marée basse, sur un lit de vase, l’enfant gît face contre terre et les mains ouvertes sur le sol noir  ». Dans Lumière d’août (1932), William Faulkner affirme, par la voix d’un de ses personnages, que les morts sont plus dangereux que les vivants, parce que l’homme, «  c’est aux morts qu’il ne peut échapper, aux morts qui gisent tranquilles quelque part et n’essaient pas de le retenir.  » Il s’avère que la mort du jeune garçon, inattendue et doublement racontée au début et à la fin du roman, marque non seulement le destin de sa mère qui l’a vu expirer dans ses bras, mais aussi les destins de la fille, de la petite-fille et de l’arrière-petite-fille auxquelles le deuil sera transmis. Parce que, comme nous le savons, on ne peut échapper aux morts.  

La plus grande qualité du livre est son style nerveux et laconique, qui permet une approche elliptique de l’histoire, jamais froide, racontée par ses trois protagonistes. L’auteure parvient à donner forme à une histoire, pleine d’intensité en raison de la dureté de l’expérience, mais surtout en raison de ce qu’elle provoque chez le lecteur. Soudain, le lecteur se trouve ému par les événements familiaux qui lui sont révélés, des événements qui ont été cachés, tus pendant longtemps. C’est précisément ce silence que l’auteure sait façonner par les mots, dosant l’information, se taisant quand il le faut, générant une atmosphère de tension, irrespirable dans la minuscule maison. En général, lorsqu’une personne qui vient de la poésie écrit un récit, elle met l’accent sur les images, négligeant le récit pur, quand elle ne met pas trop l’accent sur les émotions. Venant de la poésie, le mérite de Moreno Durán est double  ; par la force de persuasion, la vraisemblance de sa fiction et aussi par l’attention qu’elle porte à son langage, qui ne grince à aucun moment, ni ne cède à la facilité. »

Paru le 10 février 2022

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Mateusz Pakuła, Jak nie zabiłem swojego ojca i jak bardzo tego żałuję, Nisza

Mateusz Pakuła, Jak nie zabiłem swojego ojca i jak bardzo tego żałuję, [Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette], Varsovie, Nisza, 2021, 222 pages, ISBN 9788366599307

« Mateusz Pakuła est un dramaturge apprécié en Pologne, lauréat du Prix d’art dramatique de Gdynia, entre autres. Le livre Comment je nai pas tué mon père et combien je le regrette est son premier ouvrage en prose. Ce récit intime raconte la mort du père de l’auteur, ou plutôt le processus de la mort d’un cancer du pancréas. Une mort longue, lente et douloureuse. Le livre de Pakuła n’est pas homogène en termes de genre  : il contient des éléments de journal intime, de drame et d’entretien. La structure de cette histoire est désordonnée, ce qui reflète cette expérience traumatique.

Il s’agit donc d’un livre sur la douleur physique et la mort dans la Pologne contemporaine. Honnête, intime à l’extrême, grotesque, brutal, triste et terriblement drôle. C’est le journal de la mort d’un père, l’histoire d’une famille dans une situation liminale. C’est aussi un texte sur des institutions de soins défaillantes, une Église qui s’effondre, un service de santé au bord du gouffre. Le livre de Pakuła est une réponse polémique à l’idée commune que la souffrance ennoblit. C’est également un ouvrage fortement antireligieux, qui considère l’Église catholique comme la source de l’hypocrisie polonaise. Dans le quasi-journal de Pakuła, on trouve d’autres questions sur lesquelles l’Église catholique exerce une influence en Pologne, telles que  : les droits des personnes LGBT, l’avortement légal, autant de questions liées au corps et à la reproduction. Selon l’auteur, il est scandaleux d’assimiler les droits religieux aux droits civils car cela interfère avec les droits constitutionnels à l’autodétermination.

En toile de fond de cette histoire, on retrouve la vie quotidienne, le travail, les relations familiales et… la pandémie de Covid-19, car l’action du livre se déroule d’avril 2019 à août 2020. C’est pourquoi l’histoire présentée est très universelle, puisqu’elle concerne l’expérience générationnelle de la perte des proches pendant la pandémie. Mais c’est aussi l’histoire universelle d’une famille polonaise, dans laquelle on trouve des grands-mères traumatisées par la guerre, des tantes dévotes, des frères et sœurs votant pour l’extrême droite, des divergences dans la vision du monde. C’est donc aussi une histoire de tendresse et d’intimité inondée de colère, d’impuissance, de désespoir et de rage. »

Paru le 3 octobre 2022

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Katerina Poladjan, Zukunftsmusik, Fischer

Katerina Poladjan, Zukunftsmusik, Fischer Verlag, 2022, 192 pages, ISBN 9783103971026

« Dans Zukunftsmusik (Son du futur), Katerina Poladjan dresse un portrait de la société russe juste avant l’ère Gorbatchev. Le son du futur est déjà dans l’air, mais pour l’heure la vie continue dans un entre deux tantôt comique, tantôt tragique. Une histoire racontée avec beaucoup d’humour et de tendresse à l’aube d’un grand tournant historique, dont nous vivons aujourd’hui encore les conséquences. 

Nous sommes le 11 mars 1985. Quelque part en Sibérie, à des milliers de kilomètres de Moscou, une grand-mère, une mère, une fille et une petite-fille vivent dans une kommunalka — ces fameux appartements communautaires typiques de l’Union soviétique. Dans la cuisine, la marche funèbre de Chopin sort d’un vieux transistor et résonne ce jour-là à travers tout le pays comme à chaque fois que l’Union soviétique pleurait l’un de ses grands hommes d’État. Et, comme chacun le sait, cela arrivait souvent à cette époque.

Après la mort de Brejnev en 1982, Iouri Andropov inaugura la série de décès de vieux chefs d’Etat séniles, à peine deux ans après sa prise de fonction, puis le 11 mars 1985 ce fut le tour du camarade secrétaire général Konstantin Tchernenko qui avait passé l’essentiel de son court règne à la tête de l’Etat à l’hôpital et donna ainsi de lui l’image d’un  «   fantôme à l’article de la mort   ». «   Le triomphe du marxisme-sénilisme   », titrait à l’époque Le Canard enchaîné. Il en découlait en effet un découragement du peuple russe face à cette valse des vieux caciques du régime, signe de la déliquescence de la toute-puissante Union soviétique.

Mais, dans ce roman, personne ne se doute encore qu’elle n’est plus si toute-puissante et que Gorbatchev, qui succédera à Tchernenko, fera bientôt s’écrouler le colosse. Ainsi, dans la Kommunalka, chacun vaque d’abord à ses occupations quotidiennes. À l’heure où l’Histoire montre à nouveau son visage le plus cruel, le nouveau roman de Kateryna Poladjan rappelle une chose essentielle  : le régime et les hommes en Russie sont deux réalités différentes qu’il faut distinguer. »

Paru le 23 février 2022

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