« Traduire Hitler », une conversation avec Olivier Mannoni

Olivier Mannoni, Traduire Hitler, Héloïse d’Ormesson, 2022, 128 pages, ISBN 9782350878393

Vous écrivez qu’au moment d’accepter la proposition de Fayard, vous aviez oublié, à force de travailler sur le Troisième Reich, que Mein Kampf n’était pas une source comme les autres. Comprenez-vous les oppositions et les critiques qu’a suscitées cette entreprise de traduction ? Aurait-il fallu en publier une version uniquement accessible en ligne aux chercheurs, ou en limiter la vente strictement aux bibliothèques ? Fallait-il restreindre l’accès à ce livre, ou au contraire donner à lire sa déconstruction ?

Aujourd’hui, j’ai l’avantage de pouvoir répondre à cette question avec du recul. Elle s’est effectivement beaucoup posée, notamment en 2016, lors de la première vague de polémique autour de la sortie de cette nouvelle traduction de Mein Kampf. Un remarquable historien, André Loez, mettait en garde contre le risque d’une ruée sur le livre, ce qui est une interrogation tout à fait légitime. On sait qu’en Allemagne, environ 80 000 exemplaires se sont vendus, ce qui est beaucoup, d’autant plus que le livre n’existe plus là-bas officiellement depuis 1945, et que personne n’y avait donc officiellement accès, bien qu’il soit en ligne absolument partout. En France, on doit aujourd’hui avoisiner 15 000 exemplaires, ce qui est beaucoup moins. 

En Allemagne, nous avons pu savoir par des sondages auprès des libraires qui avait acheté le volume : ce sont principalement des historiens, des chercheurs, des gens qui s’intéressent à l’histoire. Le risque, tout à fait réel, était que les gens s’emparent de l’ouvrage par curiosité malsaine, qu’ils se jettent dessus et le picorent, comme on l’a toujours fait – on trouve sur internet de nombreuses citations tronquées, on en reproduit des appels à la haine sans parfois citer la source. Ainsi, la solution qui s’était imposée aux éditions Fayard était de faire un livre qui ne soit pas accessible à tout le monde. Tout d’abord, c’est un très gros ouvrage, qui fait plus de mille pages et pèse plus de quatre kilos. Son prix était volontairement élevé, pour que ceux qui l’achètent le fassent pour des raisons légitimes. Enfin, la forme même du livre en fait un antidote absolu à la tentation de l’utiliser à titre de propagande. Dans Historiciser le mal, la traduction de Mein Kampf n’occupe que le milieu des pages, entourée par un gigantesque travail mené par une équipe d’historiens pour déconstruire le texte et montrer ce qu’est ce livre, expliquer d’où il venait, faire tout un travail qu’on appellerait aujourd’hui de fact checking. Mein Kampf est à la fois un brûlot idéologique nauséabond, mais c’est aussi un livre pseudo-autobiographique, dont beaucoup de gens se servaient par exemple pour soutenir que Hitler avait été un héros pendant la Grande Guerre, légende que les historiens ont démontée depuis longtemps. Chaque page du livre est en quelque sorte confrontée à la réalité, chaque propos est passé au crible de l’analyse historienne.

Aurait-il fallu une version en ligne ? Je répondrais, un peu par facilité, que les versions en ligne existent et que c’est justement celles-là qui posent problème.  La solution qu’ont trouvée les éditions Fayard, Sophie de Closets, puis Sophie Hogg et enfin Florent Brayard et son équipe s’est avérée intelligente et viable. Ce livre enserre le texte de Hitler, il l’empêche de bouger et cherche à démagnétiser au maximum son pouvoir de nuisance. Les bibliothèques l’ont toutes reçu gratuitement. Enfin, l’objectif commercial est nul, puisque tous les bénéfices sont reversés à la Fondation Auschwitz-Birkenau. Je crois que nous avons donc répondu à ces interrogations, qui étaient tout à fait légitimes, et qu’elles nous ont aussi aidés à avancer dans notre travail, à être le plus rigoureux possible. 

En l’état, je pense que ce livre est absolument inutilisable par toute personne qui voudrait faire l’apologie d’Hitler. 

Dans Traduire Hitler, vous revenez sur ce qu’a représenté la tâche de traduire cet ouvrage et même de le traduire à deux reprises. Après avoir rendu une première version, les historiens de l’équipe d’Historiciser le mal vous ont enjoint de rendre tout ce qu’il y avait de « bourbeux, criblé de fautes souvent illisible, d’une syntaxe hasardeuse et truffée de tournures obsessionnelles » dans l’original écrit par Hitler. Vous écrivez aussi que cette seconde version était une sorte de profanation de votre métier, et pourtant cet aspect du travail semble avoir été crucial, et finalement plus riche. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?  

Lors de ma première traduction, j’étais tout à fait conscient du risque, même en prenant de grandes précautions, d’appliquer à un texte comme celui-ci les règles de la traduction. Par exemple, en allemand, une répétition n’a aucune importance, vous pouvez trouver dix fois le mot dans la même page, tandis qu’en français vous essaierez de ne pas l’avoir plus de deux fois. Il y a des règles qu’on enseigne à nos élèves et que connaissent tous les traducteurs, qui consistent à adapter simplement la syntaxe d’un texte étranger à la syntaxe française, et donc à gommer un certain nombre de choses : par exemple, il existe régulièrement des accumulations d’adverbes qui sont très courts en allemand, et très longs en français. 

Ce travail-là, je l’ai d’abord mené en essayant quand même de garder le côté confus du texte. Je n’avais franchement absolument aucune idée de la manière dont on pouvait faire autrement. C’est Florent Brayard qui m’a dit : voilà ce que nous voulons faire en tant qu’historiens pour travailler sur le livre. Il m’a demandé de restituer Mein Kampf, non pas en mot à mot car cela n’aurait eu absolument aucun sens, mais dans une traduction au plus près du texte et qui restitue la totalité de ses défauts. En me remettant à cet immense travail, j’ai redécouvert ce qu’était ce texte, en ne dissociant plus sa syntaxe et son style de son fond idéologique. Au bout du compte, nous sommes tous sortis épuisés par ce travail. Ce texte n’est pas seulement mal écrit, il est comme faussé à chaque phrase. Par exemple, si je vous dis « la table est longue », vous comprenez ce que je veux dire. Mais si je vous dis « la table est encore longue », vous allez vous dire : pourquoi dit-il encore ? Et votre réflexion va déjà se brouiller. C’est le principe de Mein Kampf. Partout, des mots vont légèrement transformer la phrase, laissant des interstices pour que s’engouffrent le doute, la suspicion, la malhonnêteté intellectuelle, le tout dans un ensemble difficilement lisible.

Vous évoquez le destin du livre après 1945 : le fait que beaucoup d’exemplaires aient été enterrés ou brûlés ou que les plaques d’impression aient été fondues par les Alliés. Le travail que vous avez fait s’apparente-t-il à un travail d’exhumation ?

D’une certaine manière, peut-être, mais le terme d’exhumation me pose problème, car il fait référence à l’identification de victimes, tandis qu’on cherche ici à identifier un criminel. Il ne s’agit pas d’un travail de mémoire, mais d’explication. Pour l’équipe comme pour moi, il s’agissait, comme l’a très bien dit Christian Ingrao, de « refroidir Mein Kampf ». C’est un objet très diffusé, disponible en 23 langues, sur internet, que l’on peut trouver partout et dont beaucoup se servent à des fins antisémites, haineuses, complotistes. Il y avait donc l’idée d’un livre auquel s’attachait une sorte de pouvoir maléfique. Comme vous l’avez rappelé, certaines personnes ont enterré le livre après la guerre. En 2016, j’ai même reçu un appel d’une dame, à Strasbourg, qui avait encore un vieil exemplaire de Mein Kampf et me demandait ce qu’elle pouvait en faire. On a vu la polémique que cette nouvelle édition a causée dans les médias, alimentée à l’époque par un Jean-Luc Mélenchon en campagne. Et quelque part, cette aura est aussi un résultat voulu par les nazis, elle participait de leur attirail idéologique. Se replonger dedans, c’était d’abord le désacraliser, lui ôter sa malédiction. C’était le moyen de le regarder de près, de décrire très précisément tout ce qu’il contenait, d’analyser de façon très fouillée les racines de cette rhétorique et de ces arguments. 

Ce travail m’a aussi permis de découvrir que ce livre, que tant de personnes disaient mort, continuait de produire ses effets. Une manière de le tuer définitivement, si une telle chose est possible, c’était en tout cas de s’y pencher avec beaucoup de rigueur et de précision. C’est aussi un travail d’histoire simplement, de confronter le texte à la réalité du fonctionnement de ce régime, et partant pour moi, qui ne suis pas historien mais traducteur, de comprendre quelles sont les traces qu’il a laissées, les traces dans les mots, dans le vocabulaire.  

À ce propos, vous écrivez : « si Hitler a conquis le pouvoir en Allemagne ce n’est pas uniquement par la violence de ses troupes de casseurs qui écumait les rues et attaquait les meetings de ses adversaires de gauche, […] mais aussi par une décennie entière de manipulation et d’abus du langage ». Par delà l’illisibilité de Mein Kampf, comment la langue des nazis a-t-elle conquis l’imaginaire mental de la langue allemande ?

Il y a d’un côté la langue d’Hitler, en général extraordinairement confuse, mais qui sait aussi se faire simple et directe. D’un autre côté, il y a l’utilisation par le régime de la langue allemande pour prendre le pouvoir. C’est ce que j’essaie de retracer rapidement dans Traduire Hitler. Comment ce pays capable de produire les plus grands poètes, les plus grands livres et les plus grands penseurs, a pu basculer dans une folie collective où les mots ont perdu leur sens parce qu’ils sont réutilisés et retournés par le pouvoir.

Goebbels, de ce point de vue, est un exemple parfait. Chez lui, les mots sont en permanence tordus dans la direction de la violence et de la brutalité. La sonorité même de l’allemand, qui peut être magnifique, se transforme en jappement monstrueux dans les discours de Goebbels ou de Hitler. C’est ce que Chaplin a si bien caricaturé. Les nazis ont appris à utiliser la langue allemande pour faire peur. Je cite dans mon livre les exemples des grades de la SS, Rottenführer, Sturmbannführer, Hauptscharführer, qui sont des titres absurdes, qui n’ont aucun sens sinon celui d’être effrayants. 

Ce qui est curieux chez Hitler, c’est le mélange de tout cela. Le résultat est une espèce de bouillie linguistique très déroutante, avec des propositions contradictoires parfois dans la même phrase, ce qui est surprenant pour un texte de propagande. Hitler lance les mots contre les mots comme il a su, pour conserver longtemps son pouvoir, lancer les gens contre les gens, les peuples contre les peuples, les nations contre les nations. Et dans chaque chapitre, au terme de ce magma confus, une charge violente identifie un groupe désigné à sa vindicte : juifs, enseignants, journalistes, Français, Anglais…  Ces passages sont toujours écrits dans une langue simple et directe.   

Avec beaucoup de précautions, vous faites un parallèle entre le langage de Hitler et celui de Donald Trump, en montrant comment ils ont en commun une langue heurtée, simplifiée à l’extrême, souvent incorrecte, et vous y voyez un préalable à la violence. Comment répondre à une langue qui refuse à ce point-là les conditions les plus élémentaires de la discussion, du débat, de la confrontation non violente ?

Il y a deux méthodes. La première, qui est celle qui vient en général sous le sens, c’est d’essayer de raisonner, dans tous les sens du terme, de développer des raisonnements et de raisonner les gens qui écoutent ce langage-là. La deuxième méthode, c’est celle de la réponse à la violence par la violence, comme on a vu par exemple Joe Biden décider de le faire récemment dans un discours où il attaque frontalement Donald Trump. C’est la méthode du choc. En Allemagne, la lutte contre Hitler a d’abord été menée par les sociaux-démocrates d’une manière très rationnelle et raisonnable, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tous dans des camps de de concentration, et par les communistes, qui ont choisi un mode d’opposition beaucoup plus violent. Les années 1931 à 1933 sont des moments de violence dont on n’a pas idée, avec des fusillades dans la rue, des batailles de salle… Mais cela n’a pas fonctionné non plus. Je pense qu’il faut essayer de comprendre pourquoi ces discours-là arrivent à s’imposer, aussi bien dans l’Allemagne des années 1930 que dans les États-Unis des années 2010 ou maintenant en Italie. Pourquoi, à un moment, les barrières naturelles qui protègent notre langue, qui protègent notre raisonnement, notre raison, sautent-elles ? On peut avancer toutes sortes de raisons, mais je vois un lien étroit entre le complotisme d’une manière générale et le surgissement de ce type de discours.  

Hitler utilise lui aussi des arguments complotistes pour défendre l’idée du coup de couteau dans le dos donné par les juifs et les communistes, à coup de phrases dont le sens est parfois littéralement absurde et contradictoire. Donald Trump a usé du même système rhétorique, et il continue de le faire. Son attitude de déni vis-à-vis du Covid-19 est une attitude négationniste. C’est en travaillant sur ces articulations rhétoriques qu’on peut désactiver le ferment du piège dans lequel ce type de personnes politiques prennent leur auditoire. 

Dans LTI. Lingua Tertii Imperii, Victor Klemperer consignait ses remarques sur la façon dont l’idéologie nazie a transformé la langue de l’intérieur. Comme traducteur d’Hitler, cet ouvrage vous paraît-il toujours aussi pertinent ? 

Je crois que Victor Klemperer reste l’auteur absolu sur la manipulation de la langue allemande par Hitler, dans LTI bien sûr mais aussi dans ses journaux que l’on cite moins et qui sont absolument extraordinaires. Je pense notamment au premier volume qui s’appelle Mes soldats de papier. Il montre comment le vocabulaire hitlérien s’infiltre dans la langue quotidienne. L’un des passages de son journal est très frappant. Alors qu’il s’appelle Victor, on lui annonce qu’il va devoir choisir entre trois prénoms juifs celui qu’il portera désormais. Le nazisme a tenté de transformer la réalité quotidienne la plus intime, la plus apparemment intangible, comme un nom ou un prénom. 

Y-a-t-il eu des tentatives en Allemagne de « dénazification » de la langue ?

On peut considérer qu’il y a eu deux tentatives. La première est d’ordre politique. Après la guerre, Adenauer a tenté de rétablir une véritable démocratie et un langage démocratique. Mais les crimes nazis sont très peu évoqués jusqu’en 1967-68. La démocratie allemande arrive à se rétablir sous cette espèce de chape de plomb, comme si le plafond nazi restait au-dessus de sa tête. Il faudra attendre le conflit générationnel très fort qui se joue autour de 1968 pour que démarre un autre travail qui n’est pas encore terminé, qui consiste à reconstituer tout ce qu’on ne connaît pas, à interroger, à mener des enquêtes minutieuses. 

Une autre tentative, beaucoup plus approfondie, a été celle des écrivains, qui a donné des résultats très intéressants. En 1947, un groupe d’écrivains, qu’on a appelé le groupe 47, affirme que son but est de restaurer une langue littéraire allemande qui a été tuée. Entre 1933 et 1945, deux littératures allemandes existent. Celle de l’extérieur, maintenue par les exilés, de Thomas Mann à Bertolt Brecht, continue évidemment de vivre. Un certain nombre d’entre eux commence d’ailleurs à écrire dans d’autres langues et à interroger leur rapport à « leur » langue, comme Hannah Arendt par exemple. Celle de l’intérieur, elle, est absolument inexistante. On peut voir de rares exceptions, et considérer quelqu’un comme Ernst Jünger comme un émigré de l’intérieur lorsqu’il publie Sur les falaises de marbre, mais j’ai du mal à être convaincu par cette interprétation.

Cette tentative a permis de faire renaître une littérature allemande très consciente de ces enjeux, à la sensibilité très vive.

Vous évoquez le « flot brun » qui vous a amené à traduire Mein Kampf, c’est-à-dire les nombreuses traductions issues de l’historiographie allemande sur la Seconde Guerre mondiale que vous avez faites. N’avez-vous jamais été tenté d’arrêter de travailler sur le nazisme ? 

Je m’arrêterai le jour où j’aurai répondu à toutes mes questions, et, du reste, le livre que je publie aujourd’hui représente de ce point de vue une étape importante. Par ailleurs, je pense que le problème que pose le nazisme n’est toujours pas réglé. En histoire, on ne cesse de faire des nouvelles découvertes — sur les relations internationales, sur la structure interne du régime — qui densifient notre regard sur cette période. Philosophiquement, je pense que le nazisme pose toujours des questions fondamentales. On n’a pas fini d’analyser la rhétorique nazie : l’apologie de l’autodidactisme contre l’éducation ; l’éloge de la croyance contre la démonstration ; la haine du raisonnement ; le recours systématique à l’imaginaire du complot. On retrouve ces idées ailleurs que dans Mein Kampf, mais le nazisme a montré de manière paroxystique ce à quoi pouvait mener ce discours.  

Lorsque l’on considère l’Allemagne contemporaine, l’extrême droite et notamment les groupuscules néonazis sont beaucoup plus puissants dans les Länder de l’ancienne RDA qu’à l’Ouest. Pensez-vous que par-delà le traumatisme qu’a pu représenter la réunification, la séduction du nazisme en ex-RDA pourrait aussi être liée au fait que les habitants de ces territoires ont été exposés à une seconde opération de destruction du langage pendant 45 ans ? 

C’est une question extrêmement intéressante, qui ne me relève pas de mon domaine de spécialité, donc je n’ai pas de réponse définitive. Tout d’abord, je ne pense pas qu’il y ait eu une destruction du langage en RDA. Comme en Union soviétique a été appliquée au domaine politique une langue de bois qui a forcé les gens qui dont c’était le métier de parler — les universitaires, les écrivains, les intellectuels — à prendre d’infinies précautions pour dire ce qu’ils voulaient exprimer. D’autre part, j’ai remarqué qu’il y avait eu très peu de résistance en Allemagne au langage nazi alors qu’en RDA il y a eu une résistance permanente au langage plaqué par le pouvoir. C’est une différence très importante : il y a eu des dissidents est-allemands, qui sont restés en RDA, qui y ont travaillé, et qui, pour certains, ont été emprisonnés. Sous le nazisme vous aviez une lobotomisation totale à tous les niveaux et à tous les échelons.  C’est ce que montre Klemperer dans tous les domaines.

Historiens et politistes sont beaucoup plus compétents que moi pour analyser la place occupée par l’extrême droite en Allemagne de l’Est. Je crois quant à moi que cela tient à notamment à la manière dont la dénazification a été faite. On sait qu’elle a été incomplète en RFA après les grands procès de l’immédiat après-guerre. Mais après qu’Adenauer a quitté le pouvoir, il y a eu une deuxième vague d’introspection qui a permis d’engager de nouveaux procès et, plus généralement, d’affronter le passé nazi de l’Allemagne. À l’Est la théorie officielle était que le fascisme capitaliste avait été vaincu, que la RDA était le pays des travailleurs et des ouvriers — de la résistance antifasciste en somme. L’analyse officielle en RDA était que le nazisme, un terme qui était du reste très peu utilisé, était un phénomène extrême du capitalisme. Le travail qui a été mené à l’Ouest n’a donc pas vraiment été mené à l’Est.

Comment caractériser la première traduction – et la dernière en date jusqu’à la vôtre – de Mein Kampf, publiée en 1934 en France ? Avec cette édition, peut-on dire qu’on est en contact avec une sorte de pré-état de la réception du nazisme, devenu impossible à reconstituer après la Shoah ? 

Comme toutes les traductions de cette période, l’édition de 1934 repose sur des règles de traduction qui n’ont plus cours aujourd’hui. L’objectif était de rendre le texte aussi lisible que possible, non pas dans le but qu’on adhère à la propagande de Hitler, mais parce qu’on voulait que le danger soit le plus visible possible. Paradoxalement, cette édition a été faite par l’extrême droite française anti-allemande, par des nationalistes anti « boches ». Il s’agissait de nuire à Hitler, tout en laissant filer la propagande antisémite. Mais, comme je le raconte aussi dans ce livre, la LICA, ancêtre de l’actuelle LICRA, avait aidé à la publication, et surtout à sa conservation, quand Hitler a intenté un procès pour l’interdire.

Beaucoup de contresens ont été faits à cause d’une lecture rétrospective et anachronique de Mein Kampf. On trouve en effet une phrase qui concerne la guerre de 1914, où Hitler dit qu’il faudrait « exposer ces gens-là au gaz ». Certains interprètes du texte ont voulu y voir la preuve que tout était prévu dès 1924. Mais c’est une absurdité complète. Ce qu’il dit là revient à dire il faudrait une bonne guerre, si vous voulez. Dans ma traduction, les prémisses sont les mêmes que dans l’édition de 1934, elles apparaissent dans la violence du langage, mais sous la forme d’une violence contenue. Par exemple, nous avons eu de grandes discussions avec les historiens pour savoir comment traduire le terme de Judentum. Dans la première édition, c’est le vocabulaire d’Édouard Drumont qui est mobilisé, et le terme est systématiquement traduit par juiverie, un mot extrêmement violent. Or, ce n’est pas exactement cela que fait Hitler. Quand, à deux reprises, il emploie le terme das Judentum, c’est pour l’opposer à das Deutschtum, judaïté vs germanité. Sur le fond, c’est tout aussi violent, et le livre est parcouru de charges antisémites insupportables, mais il faut remarquer qu’ici, il tente de se donner une allure d’homme d’État, capable de théoriser, d’expliquer la forme qu’il choisit, comme pour justifier intellectuellement l’injustifiable. Dans l’édition de 1934, on retrouve bien sûr tout cela, avec parfois des glissements qui rendent le texte difficilement compréhensible, sur des termes techniques dont les traducteurs ne connaissaient pas la signification exacte, ou des termes qui glissent vers la violence verbale alors que Mein Kampf, tout en étant un livre extrêmement violent, conserve un vocabulaire contenu la plupart du temps. Que lisait-on, que devinait-on dans Mein Kampf si on le lisait en 1934 en France ? Assurément, que Hitler avait des intentions bellicistes, des intentions, au moins, de ségrégation, vraisemblablement de déportation comme cela apparaît clairement à certains endroits du livre. On pouvait comprendre l’immense danger qu’il représentait en le lisant dans le texte. Geneviève de Gaulle-Anthonioz raconte que c’est son père qui l’a forcée à lire Mein Kampf et que c’est parce qu’elle avait lu ce livre qu’elle avait compris ce qui allait se passer, ce qui l’a poussée à résister dès la première heure. On pouvait donc savoir, comprendre, si on le lisait. Le problème, c’est qu’en Allemagne, on continue de penser qu’il a en fait été très peu lu, ou très peu dans le détail, y compris au sein du parti nazi. Les membres du parti, les officiels du régime le citaient çà et là, il fallait montrer qu’on faisait du Hitler, mais on picorait seulement, comme l’écrit Johann Chapoutot. Les personnes qui l’ont lu se sont très vite exilées. Les premiers à partir avaient souvent lu Mein Kampf, et compris le danger. Et en France également. Cette traduction, quoique illisible et incomplète, était relativement fidèle, à l’exception de quelques grosses erreurs techniques. On pouvait donc savoir ce qui allait se passer et en tirer les conséquences. L’autre traduction, celle que nous avons faite avec les historiens dans Historiciser le mal, a un autre but : celui de rendre le langage tel de Hitler qu’il est apparu aux Allemands et d’essayer de comprendre comment, avec cette soupe, Hitler a pu se porter au pouvoir.

Le Grand Continent logo