Le « non-alignement actif » et l’Amérique latine dans l’ordre global
Un nouveau concept est en train de définir le positionnement stratégique de l'Amérique latine. Présenté par Jorge Heine dans les colonnes du Grand Continent à l'occasion du Sommet des Amériques, le « non-alignement actif » a gagné une actualité nouvelle à la suite de l'invasion de l'Ukraine. Kevin Parthenay donne une lecture critique de cet ouvrage de référence et propose des pistes pour prolonger la réflexion.
Le Non-Alignement Actif et l’Amérique latine : une doctrine pour le nouveau siècle (2021), s’inscrit à la fin d’un monde et au commencement d’un nouveau. Les trois auteurs de cet ouvrage — déjà classique dans la communauté des internationalistes latino-américanistes — s’empare d’une question cruciale : l’Amérique latine serait-elle condamnée, sous des formes certes variées, à subir le jeu des puissants au XXIème siècle ? Ex-diplomates chevronnés (ambassadeurs à l’étranger ou représentants auprès d’organisations internationales), et proches du monde académique, Carlos Fortin, Jorge Heine — qui avait présenté ce concept dans les colonnes du Grand Continent à la suite du sommet des Amériques — et Carlos Ominami proposent un ouvrage collectif tentant d’apporter une réponse contemporaine à cette récurrente « question latino-américaine », remise au goût du jour par la dynamique de reconfiguration de l’ordre global.
Un contexte politique, géopolitique et intellectuel
Pour bien comprendre la portée de cet ouvrage, rassemblant vingt et un contributeurs, il est nécessaire de l’inscrire dans son contexte. Fruit d’une réflexion engagée dès 2020, dont les grands traits ont été publiés dans des revues universitaires (Foreign Affairs Latinoamérica, Global Policy, Nueva Sociedad) et rapports ou notes de think-tanks (IRIS, IISS, WSO), le concept de « non-alignement actif » (NAA) émerge dans et à partir d’un scénario continental troublé. L’Amérique latine est massivement impactée par une recrudescence de crises politiques, de diverses natures et qui touchent la majorité des États de la région (Parthenay 2020) 1, et voit de ce fait son rôle et sa place sur la scène internationale largement questionnés. C’est dans cette perspective que certains théorisent « l’insignifiance » de l’Amérique latine (Malamud et Schenoni 2021). En des termes plus nuancés, Jorge Heine évoque dans cet ouvrage plutôt une tendance caractérisée par le risque d’un glissement de la « périphérisation » à la « marginalité internationale ». Quels que soient les termes employés, ces diagnostics sont reliés à une conception classique de l’Amérique latine comme occupant une place secondaire dans les affaires internationales. Des écoles de pensées se sont même historiquement structurées autour de cette idée, essentiellement pour la dépasser. On évoquera les théories structuralistes de la dépendance (Escuela de la Dependencia, 1960-1970) ou bien, plus tardivement, l’école de l’autonomie (1970-1980). Dans cette trajectoire, et alimentée par les crises politiques, cette position périphérique de l’Amérique latine s’est confirmée pendant la crise sanitaire. Les conséquences du Covid-19 furent en effet dévastatrices dans des sociétés puissamment inégalitaires et du fait des faibles capacités de régulation des Etats. Ceux-ci furent contraints en conséquence de s’approvisionner à l’étranger pour obtenir des vaccins, des appareils médicaux, plaçant le continent au cœur d’une « diplomatie des vaccins » orchestrée par des puissances extérieures (Parthenay 2022).
Dans le même temps, l’ordre global est lui aussi en pleine et constante mutation. Sans entrer immédiatement dans le débat terminologique riche que propose cet ouvrage, un certain nombre de conceptions émergent et décrivent la distribution globale du pouvoir comme une course à l’hégémonie, une « dispute hégémonique » (Actis et Creus 2020). Cette nouvelle rivalité donnerait naissance à ce que certains voient comme une « Nouvelle Guerre Froide », renouvelant une logique d’affrontement bipolaire entre la Chine et les États-Unis. Cette lecture de la transformation contemporaine de l’ordre global s’appuie sur des arguments autant idéologiques (contestation d’un modèle occidental) que pratiques (guerre commerciale), extraits d’une actualité alors rythmée par l’administration étatsunienne de Donald J. Trump. D’autres travaux largement diffusés ont contribué à asseoir cette lecture caricaturale de la reconfiguration en cours de l’ordre global (Allison 2017). Dans cette dynamique, se pose mécaniquement la question de la place des nations non-dominantes, les pouvoirs moyens ou petits États, ou bien des régions du monde. Quelle place pour l’Amérique latine, si proche des États-Unis et, géographiquement, éloignée de la Chine ou de la Russie ? Quelle place pour l’Amérique latine dans cette reconfiguration globale ? Comment le continue se positionne-t-il dans cette dynamique de redistribution du pouvoir ? Comme à plusieurs reprises par le passé, à lors de l’avènement de l’ordre international post-seconde guerre mondiale (dit « libéral »), ou bien de l’avènement de l’ère néolibérale, se pose à nouveau la question de la place que pourra occuper le continent et ses États au XXIème siècle ?
En dernier lieu, il est important de préciser dans quel contexte intellectuel s’inscrit la réflexion proposée par Fortin, Heine et Ominami. En effet, si les facteurs endogènes et exogènes sont sujets à perturbation pour le continent latino-américain, on notera en parallèle la production de travaux historiographiques qui ont eu pour objectif de réviser des conceptions mainstream relatives notamment à la position périphérique des États latino-américain, et du continent dans sa globalité, dans la construction de l’ordre international du XIXème et du XXème siècle. Comme l’ont démontré un certain nombre de travaux, les Etats latino-américains ont en effet directement et indirectement contribué à l’élaboration des normes globales et, ce, de la constitution de l’ordre économique international (Helleiner 2009), au droit de l’homme (Sikkink 2014), en passant par les principaux généraux du droit international (Schulz 2017). Ces travaux sont autant de contre-pieds nécessaires qui ont enrichi les réflexions relatives à l’autonomie ou la manière dont le continent peut peser dans les affaires internationales face aux conceptions de l’insignifiance (irrevelancia) ou de la « marginalité ». C’est bel et bien dans ce registre que la réflexion sur le « non-alignement actif » fait écho à la manière dont le continent a pu, ou peut, exister par lui-même et se positionner autrement que dans une logique d’alignement ou de suivisme diplomatique à l’égard d’une ou de plusieurs grandes puissances. De fait, comme le rappellent les quatre derniers chapitres de l’ouvrage, le concept de NAA se situe dans le prolongement historique de politiques extérieures ou initiatives diplomatiques antérieures mises en œuvre au Chili (politique anti-impérialiste et anticolonialiste de Salvador Allende), en Argentine (la « troisième voie » de Perón ou le structuralisme de Prebisch) ou encore au Brésil (par la promotion de la vision « unctadienne » – UNCTAD (United Nations Conference for Trade and Development) – et l’investissement dans le « sud-sud » plus tard avec Lula Da Silva).
C’est dans ce triple contexte, politique, géopolitique et intellectuel que l’ouvrage de Fortin, Heine et Ominami prend sa place. Autant dire qu’il était non seulement bienvenu mais aussi attendu par toute une communauté d’internationalistes latino-américanistes. Cette publication est opportune à trois égards : premièrement, parce que cet ouvrage entend faire le point sur un certain nombre de questionnements soulevés par la redistribution des cartes de la puissance à l’échelle globale ; deuxièmement, parce qu’il entend faire le point sur l’insertion internationale de l’Amérique latine sur la scène globale en ce début de XXIème siècle, frappée par une incertitude généralisée issue de crises multiformes ; et troisièmement, parce qu’il entend pour les lecteurs les plus aguerris aux relations internationales et, en particulier, aux relations internationales latino-américaines, proposer une réactivation et un enrichissement d’un débat ancien, mais rendu à nouveau pertinent dans la période contemporaine, structuré autour des concepts d’autonomie et de dépendance.
L’Amérique latine dans l’ordre global émergent : un pessimisme constructif
Les auteurs articulent le concept de « non-alignement actif » autour de quatre débats : primo, comment définir l’ordre global en formation ; deuxio, comment le NAA s’articule avec les défis présentés par la gouvernance globale ; tercio, comment le NAA s’imbrique avec les logiques de la nouvelle économie politique internationale ; quarto, comment le NAA s’articule avec des politiques extérieures antérieures mises en œuvre par certains Etats du continent (Chili, Brésil, Argentine, Pérou) ?
Comment définir la reconfiguration de l’ordre global ? Dans le premier débat, il ressort de ce livre que l’ordre mondial émergent se structure essentiellement autour de la rivalité Etats-Unis/Chine. L’ouvrage s’ouvre en effet sur une comparaison entre la guerre froide ayant opposé Etats-Unis et URSS et une « Nouvelle Guerre Froide » contemporaine. Dans un paysage géopolitique où l’Europe peine à affirmer son autonomie stratégique (p.47-48), c’est le rapport de force entre les Etats-Unis et la Chine qui est résolument mis en avant. Les rivalités dans les secteurs du numérique (5G), des infrastructures (Belt and Road Initiative vs. Growth for America (Trump) / Building Back a Better World (B3W, Biden)), ou plus largement du commerce, en témoignent. Dans un monde ainsi structuré et, qui plus est post-pandémique, la position de l’Amérique latine est considérée comme largement défavorable. Si la majorité des contributeurs partagent ce diagnostic, sur le plan conceptuel le débat reste ouvert. De nombreuses propositions conceptuelles sont formulées pour définir la nature de cet « ordre mondial émergent ». Jorge Heine soutient l’idée (avec Khanna 2019) que le XXIème siècle sera le « siècle asiatique », marqué notamment par l’avènement d’un monde « post-occidental » (p.56, voir également le chapitre de Stuenkel), aujourd’hui caractérisé par une dispute pour l’hégémonie et actuellement en défaveur des Etats-Unis. Estaban Actis et Nicolas Creus avancent le concept de « bipolarité entropique », renvoyant vers l’idée d’un monde vulnérable aux pandémies et dans lequel « la coopération et la concertation internationale – en particulière la multilatérale – ne sont pas suffisantes pour garantir un certain ordre et éloigner l’incertitude » (p.101). Ce contexte qui laisse libre cours à la dispute pour la puissance hégémonique donne lieu à une « insignifiance systémique majeure » pour l’Amérique latine (p.104). Partageant ces éléments d’analyse, Leslie Elliott Armijo propose, elle, le concept de « bipolarité-multipolarité » (mais qui s’avère synonyme de « multipolarité globale », p. 117) et conclut qu’il sera « difficile de voir comment {les Etats latino-américains} pourront être pris au sérieux dans les instances globales en absence d’unité régionale ou sous-régionale » face à un terrain d’affrontement de (deux) puissances dominantes, entourées de puissances émergentes. Toutefois, quelques contributeurs ne partagent pas cette idée d’une dispute hégémonique exclusive, ni d’une « nouvelle guerre froide ». Juan Gabriel Tokatlian mentionne d’autres réalités qui complexifient la nature de l’ordre global émergent, telles que l’irruption du Sud Global ou la résurgence d’une Russie perturbatrice. Dans un tel scénario, il précise que « la région {Amérique latine} cohabite avec une superpuissance en déclin relatif – ce qui pourrait conduire à ouvrir d’éventuelles marges de manœuvre d’autonomie relative » (p.79). A cet égard, la mise en place d’une « diplomatie équidistante » vis-à-vis des grandes puissances devrait offrir des opportunités d’autonomie aux États du continent. En dépit de ce constat et celui d’une voie de secours passant par le régionalisme, on comprend que dans cet ordre mondial émergent, le sort de l’Amérique latine semble d’ores et déjà scellé. Seule les options consistant à définir l’ordre global en gestation comme un ordre polycentrique et flexible, l’idée du « multiplex global order » formulé par Acharya (2019) et reprise par plusieurs de contributeurs, laisse entrevoir – a minima – une lueur d’espoir pour les Etats latino-américains
Comment le NAA s’articule avec les défis de la gouvernance ? L’ambition des auteurs est ici d’explorer les défis proprement « politiques » et « diplomatiques », en opposition à une partie dédiée essentiellement à l’économie et au commerce (intitulée « nouvelle économie politique internationale »). Sur ce terrain politico-diplomatique, à l’exception du chapitre d’Andres Serbín, le diagnostic d’une « dispute systémique » entre Etats-Unis et Chine structurant l’ordre global constitue un acquis. De là, les contributeurs reviennent autant sur les origines de la relégation de l’Amérique latine au second plan que les « remèdes » et stratégies articulés au concept de NAA.
Sur l’explication des origines, Herz, Ruy de Almeida Silva et Marcondes expliquent que le manque d’autonomie et la capacité limitée d’influer sur les affaires internationales, en particulier sur les aspects de sécurité et défense, ont deux déterminants : la prédominance historique de la diplomatie de sécurité étatsunienne (mais un argument faiblement convaincant lorsque ce constat est associé à l’idée d’une prise de distance des Etats-Unis à l’égard du continent depuis le début des années 2000) et l’absence et échecs de projets régionaux latino-américains. Roberto Savio parle même de « camisole de force » des Etats-Unis vis-à-vis du continent. Jorge Castañeda évoque quant à lui une relation structurellement plus étroite avec les Etats-Unis qu’avec la Chine, résultant autant de la proximité géographique que des pressions diplomatiques.
Au-devant de ces constats, deux visions se dessinent : une vision optimiste et une vision pessimiste. Chez les pessimistes, on relèvera l’idée selon laquelle face à l’affrontement des grandes puissances, l’Amérique latine ne dispose d’aucun instrument suffisant pour remédier au cercle vicieux de la domination ou de l’enfermement dans la rivalité Etats-Unis/Chine. Roberto Savio souligne que dans ce contexte, il convient surtout de rester « attentif à défendre ses propres intérêts », la stratégie du repli permettant aux États du continent de rester éloignés de cette dispute hégémonique. Selon lui, l’unité régionale constitue le seul salut possible mais, dans le même temps, cette unité ne cesse de montrer sa fragilité et d’échouer. Dans une perspective plus optimiste, Andrés Serbin commence par se détacher d’une vision trop réductrice de « dispute hégémonique ». Il évoque une dilution plus complexe des formes de pouvoirs traditionnels avec l’émergence de nouveaux pôles qui contribuent à définir des ordres régionaux et un ordre global distinct (p.151). En présentant les enjeux de la constitution d’un nouvel espace eurasiatique, il argumente principalement autour de l’idée d’opportunités fournies par l’émergence de cet espace régional pour bâtir des relations non-conditionnées par la rivalité Etats-Unis/Chine, dans une « dimension polycentrique et diversifiée, non subordonnée à une logique binaire » (p.166). Dans un registre différent, Olivier Stuenkel évoque l’avènement d’un monde post-occidental qui constitue une opportunité pour l’Amérique latine. Il considère que l’Amérique latine pourra continuer à entretenir des liens constructifs autant avec la Chine que les Etats-Unis, car « la région n’est pas clairement occidentale, ni non-occidentale, elle ne fait pas partie d’une alliance rigide, ce qui lui permet de produire des actions uniques » (p.185). Un cas typique est le Brésil qui se situe dans un entre-deux : membre des BRICS, du G77 et de l’OCDE. Il ajoute que le continent se situe à une bonne place autour de la table de négociations stratégiques contemporaines, notamment le changement climatique. Cependant, Olivier Stuenkel rappelle que la consolidation de ces fenêtres d’opportunité demeure conditionnée aux capacités des Etats latino-américains à faire converger leurs intérêts.
Au-delà de cette dichotomie, le chapitre de Jorge Castañeda tranche par son positionnement intermédiaire. Il souligne que la proposition du NAA est séduisante mais se confronte à trois défis majeurs : la division géopolitique et économique de l’Amérique latine (notamment dans sa manière variée de s’insérer dans l’économie globale) ; la difficulté de l’équidistance des positions (les régimes de conditionnalités économique des Etats-Unis et de la Chine sont radicalement distincts et politisent les positions diplomatiques) ; un éloignement à l’égard de certaines causes qui permettraient pourtant d’avoir effectivement une position non alignée (par exemple, le changement climatique, les droits de l’homme ou la démocratie). Sur ce dernier point, il soulève des contradictions qui limitent l’opportunité de positionnement « non-alignés » : le terrain des droits de l’homme face à l’attache très forte du continent au concept de non-intervention ; on ajoutera l’engagement en matière de changement climatique face à la quête de développement socio-économiques.
Comment le NAA s’imbrique avec les logiques de la nouvelle économie politique internationale ? Le point central est ici de déterminer la manière dont l’Amérique latine est insérée dans l’économie internationale. Là encore, les constats établissent un scénario plutôt pessimiste pour le continent. On trouvera beaucoup d’élément expliquant comment l’Amérique latine est faiblement intégrée aux chaînes de valeurs globalisées, comment elle subit les cycles économiques, et comment son insertion économique internationale demeure un défi, dans une tendance à la centralisation des affaires globales en Asie (ou « espace euro-asiatique »). Le bilan d’une insertion stagnante est avancé par Barcena et Herreros, avec un niveau d’exportation vers l’extérieur comparable entre 1970 et 2019 (soit autour de 5,5 %). Ces analyses économiques montrent que le continent est fragile et fragilisé du fait de la re-primarisation exportatrice (liée à la relation avec la Chine), le retard technologique (et la production de biens à faible valeur ajoutée), la croissance économique faible, la consolidation limitée du marché intrarégional, la balance commerciale déficitaire et les faibles investissements directs à l’étrangers. On pourra ajouter le fait que la détérioration du multilatéralisme économique affecte la capacité à anticiper les phénomènes, en particulier la volatilité financière et monétaire (qui affecte les investissements vers le continent). Tous ces éléments aident à renforcer le constat implicite d’une incapacité à se mouvoir, résister ou tout simplement exister dans le schéma décrit de dispute pour le pouvoir global entre les Etats-Unis et Chine. Toutefois, la région demeure hétérogène et les schémas d’insertion internationale varient entre les pays. Il existe une division nette entre le Mexique, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud notamment. Ces analyses convergent pour enfoncer le clou de l’insignifiance. Cette thèse est nourrie par le fait que l’un des rares remèdes possibles et disponibles pour les Etats d’Amérique latine reste la coopération régionale, la convergence des intérêts, des actions diplomatiques coordonnées. Pour autant, cette opportunité n’est pas saisie par les gouvernements latino-américains pour des raisons qui touchent autant aux alternances ou aux instabilités gouvernementales, qu’à la prévalence forte de la souveraineté et des intérêts nationaux. Face à ce tableau plutôt sombre, on relèvera plusieurs éléments visant à nourrir un positionnement dit de « non-alignement actif » : un engagement prononcé dans le multilatéralisme ; une action coordonnée sur les enjeux de propriété intellectuelle (notamment les TRIPS à l’OMC, pour garantir le transfert de technologie), une mise en place de mécanismes de consultation pour pouvoir parler au nom de la région dans le G20, et une orientation renforcée vers l’Union (renforcer le dialogue). Autant d’éléments qui visent à assurer une coordination régionale destinée à limiter la capacité d’une grande puissance à imposer ses préférences et à augmenter les marges de manœuvre et coalitions de contrepoids. L’outil essentiel est la coordination des actions diplomatiques. Comme le suggère Diana Tussie, le régionalisme constitue un outil pour que l’Amérique latine se positionne dans un processus de construction d’un méta-discours pour le XXIème siècle (p.295).
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Les limites du « non-alignement actif »
Indéniablement, cet ouvrage de Fortin, Heine et Ominami ouvre une réflexion touchant à un débat stratégique pour l’Amérique latine au XXIème siècle : quelle place occuper dans l’ordre global contemporain ? Si le concept de NAA offre une continuité et une actualité nécessaire à des idées présentes dans le continent depuis les années 1950, cet ouvrage invite à explorer plus en profondeur certains points et arguments sur lesquels nous nous arrêtons à présent.
Consolider les contours du concept
Le succès éditorial qu’a rencontré très rapidement l’ouvrage en Amérique latine et au-delà (en Amérique du Nord, en Europe), s’explique en partie par l’actualisation du concept historique de non-alignement à un moment où le continent voit réapparaître le spectre de la dépendance. Cependant, si le « non-alignement » a une charge historique et symbolique bien connue, du Mouvement des Pays Non-Alignés (MAL) au Sud Global en passant par le tiers-mondisme ou le développementalisme (desarrollismo), l’adjonction du terme « actif » ne permet pour autant pas de définir les contours d’une nouvelle doctrine pour l’Amérique latine telle que l’ambitionnent les auteurs en en faisant le sous-titre de leur ouvrage. Si les contributeurs ne se réfèrent pas tous explicitement au NAA ou n’alimentent pas le débat conceptuel, les propositions existantes ne permettent non plus pas d’en consolider précisément les contours. Les objectifs du NAA ainsi que les stratégies font l’objet de conceptions très hétérogènes. Par conséquent, bien souvent le NAA devient synonyme tantôt d’une meilleure « insertion économique internationale », tantôt d’une convergence régionale des intérêts ou une coordination des actions diplomatiques, ou même plus régulièrement d’une recherche d’autonomie. Si l’objectif (la défense d’un statut international) et l’instrument (coopération et coordination régionale) du NAA font consensus, sa nature véritable demeure floue. Les auteurs marquent la différence de nature du NAA vis-à-vis de la neutralité, mais certains contributeurs évoquent l’idée selon laquelle le NAA invite surtout les États latino-américains à se tenir éloignés des disputes hégémoniques. D’autre part, le NAA est-il synonyme d’équidistance diplomatique ? Le débat engagé par Tokatlian, qui soutient cette option et s’oppose aux auteurs, ne permet pas de trancher et clarifier le concept. Les trois auteurs ont précisé ailleurs plus explicitement que le NAA ne signifiait pas « équidistance » (NUSO 2020). Si l’utilité de la réflexion et du débat est indéniable, on relèvera que sur le plan conceptuel, la proposition du NAA – comme doctrine qui plus est – reste à consolider. La richesse de cet ouvrage consistera néanmoins à avoir ouvert une brèche importante en engageant un dialogue autant entre universitaires qu’entre praticiens (de nombreux ex-diplomates contribuant à l’ouvrage) sur un terrain diplomatique hautement stratégique pour l’avenir des Etats du continent.
De quels États latino-américains parle-t-on ?
Alors que le NAA ouvre la réflexion sur l’autonomie ou l’indépendance des États face aux puissances extérieures, il n’est pas superflu d’interroger la nature et la position des Etats en question. A cet égard, on notera que ce sont essentiellement les Etats les plus développés sur le plan économique et social et qui disposent des appareils diplomatiques les plus robustes qui sont le plus souvent objets de la réflexion portée par l’ouvrage. Il n’est cependant pas neutre de nourrir une réflexion sur l’autonomie internationale en prenant, pour illustration et objet d’étude, des cas catégorisés traditionnellement comme des « puissances moyennes ». De fait, les quatre pays mis à l’honneur en fin d’ouvrage, le Chili, l’Argentine, le Pérou et le Brésil, sont autant de cas qui brouillent les cartes de la distribution du pouvoir à l’échelle internationale. On retrouvera parfois ces pays autant dans les clubs et arènes multilatérales des États dits développés (OCDE, G20, BRICS, etc.) que dans les espaces investis par des Etats moins développés ou en développement (MAL, G77+Chine, etc.). Face à ce constat, nous pourrons ajouter naturellement le Mexique qui répond à une logique duale similaire. Pour autant, cette singularité est susceptible d’induire un biais analytique majeure, car il s’agit de nourrir une réflexion sur le non-alignement actif pour des Etats qui disposent des capacités matérielles et symboliques suffisantes pour se positionner à l’international, voire potentiellement défier certaines puissances (en particulier le Brésil et le Mexique). C’est l’omission des petits États ou Etats fragiles (small states), pourtant nombreux à l’échelle du continent, qui invite à approfondir la réflexion conceptuelle. Cette fragilité qui peut aussi bien s’exprimer sur le plan économique (retard de développement, le Honduras, le Guatemala par exemple) que politique (dérive des régimes politiques, comme pour le Venezuela, Nicaragua), n’a pas les mêmes implications pour le concept de NAA. Le non-alignement actif ne raisonnera pas de la même façon pour qui appartient à l’OCDE (Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica) et pour qui fait face à des crises économiques et/ou politiques à répétition (Argentine, El Salvador, Équateur). Le non-alignement actif n’aura pas le même écho pour une démocratie consolidée que pour une nation en proie à l’essor du populisme et/ou de l’autoritarisme. La prise en compte des intérêts et stratégies des small states ainsi que de la variation des régimes politiques latino-américaines permettrait d’introduire plus de solidité conceptuelle en permettant de dépasser les débats relatifs à la neutralité ou à l’équidistance et de raisonner à travers une approche relationnelle fondée sur les positionnements différenciés et fluctuants des Etats sur la scène internationale. Sur ce terrain, enfin, on notera que la coopération régionale n’est pas le seul secours ou stratégies mobilisées par les Etats. Parmi ces « small states », la recherche du prestige par l’investissement de niches diplomatiques ou la contestation sont autant de moyens qui viennent aujourd’hui compléter la palette des stratégies diplomatiques disponibles pour des Etats en manque ou à la recherche de statut international.
De quelle(s) diplomatie(s) parle-ton ?
Avec la vague progressiste qui a déferlé sur le continent au début des années 2000 (arrivée massive au pouvoir de gouvernement dits de gauche, ou « progressistes), et la forte personnalisation du pouvoir par les leaders politique de l’époque, une distinction a pu être opérée entre une « diplomatie présidentielle » et une « diplomatie professionnelle ». La première s’inscrit dans un temps court, celui de la « democratic accountability », qui pour produire des résultats et de la visibilité doit s’inscrire dans le débat public dans une logique de rupture et/ou d’activisme. Ainsi, autant depuis la scène nationale qu’à l’étranger, en visite officielle ou lors de sommets multilatéraux (régionaux ou globaux), les Présidents procèdent à des engagements rhétoriques (Jenne et al. 2017), destinés à l’opinion publique. Les rapports de force politiques nationaux et internationaux ont régulièrement justifié l’usage d’une diplomatie du coup d’éclat, bien souvent nourrie par les leaders populistes eux-mêmes. Pour autant, en parallèle de cette « diplomatie présidentielle », une autre diplomatie, dite « professionnelle » car conduite par des diplomates de carrière depuis les ministères des relations extérieures, les ambassades ou les représentations permanentes, s’inscrit dans la durée et joue le jeu de stabilité et de la continuité. Cette continuité est la garantie de la crédibilité et de la confiance face aux partenaires internationaux dans les enceintes multilatérales. Ce décalage a été récemment décrit par Mélanie Albaret et Elodie Brun s’agissant de la politique extérieure du Venezuela aux Nations Unies. Elles démontrent qu’au-delà de la rhétorique virulente et véhémente d’Hugo Chavez et Nicolas Maduro, l’action diplomatique du Venezuela au sein du Conseil de Sécurité est en réalité beaucoup plus feutrée, consensuelle et collaborative (Albaret et Brun 2022). C’est là une facette de la réalité qui est occultée dans l’ouvrage de Fortin, Heine et Ominami. Pour autant, la prise en compte de ce découplage possible aide à nuancer l’idée d’un déclassement systématique de l’Amérique latine dans les affaires internationales. Le constat d’une tendance au glissement de la périphérie à la marginalité internationale, ou de l’insignifiance du continent, occulte un certain nombre de dynamiques qui ne se jouent pas sur la « scène éclairée » des relations internationales, mais plutôt dans les coulisses et l’obscurité de la fabrique (onusienne ou autre) des normes globales. Pour preuve, mais sans être exhaustif, on mentionnera : la continuité des engagements diplomatiques brésiliens – notamment en matière de droits de genre et de reproductions sexuelles négociés à Genève – en dépit de la présidence ultra-conservatrice de Jair Bolsonaro ; l’influence décisive des Etats du continent et de la Caraïbe dans l’élaboration des normes globales en matière de protection de la biodiversité marine et plus largement en matière de changement climatique (Edwards et Roberts 2015) ; le rôle de l’Amérique latine dans les négociations sur l’interdiction des armes nucléaires (Patti 2021, Rodriguez et Mendenhall 2022). Sur cette base, le constat du déclassement méritera d’être non seulement nuancé mais surtout mis à l’épreuve des faits contemporains. Si l’Amérique latine semble absente des rapports de forces internationaux, en est-il de même dans la fabrique des normes globales pour le XXIème siècle, l’ouvrage invitera immanquablement à prolonger ce débat.
Sources
- Toutes les références entre parenthèses renvoient à la bibliographie suivante :
Rodriguez J.L., Mendenhall E., “Nuclear Weapon-Free Zones and the Issue of Maritime Transit in Latin America,” International Affairs, vol. 98, no. 3, 2022, pp. 819-836.
Albaret, M., Brun, É. (2022) “Dissenting at the United Nations : Interaction orders and Venezuelan contestation practices (2015–16)”, Review of International Studies, 48(3), 523-542
Parthenay Kevin, Crises en Amérique latine. Les démocraties déracinées, Paris, Armand Colin, 2020.
Parthenay Kevin, “La diplomatie des vaccins anti-covid en Amérique latine et Caraïbe. Repenser la dichotomie dépendance versus autonomie », Annuaire français des Relations internationales, vol.23, p.332-362, 2022,
Edwards, Guy, J. Timmons Roberts, A Fragmented Continent : Latin America and the Global Politics of Climate Change, Cambridge, MA : MIT Press, 2015
Patti Carlos, Brazil in the Global Nuclear Order, 1945-2018. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2021
Jenne, N., Schenoni, L. L., Urdinez, F., “Of words and deeds : Latin American declaratory regionalism, 1994–2014”, Cambridge Review of International Affairs, 30(2-3), 195-215, 2017.
Fortin C, Heine J, Ominami C, « El no alineamiento activo : un camino para América Latina”, Nueva Sociedad, septembre 2020. https://nuso.org/articulo/el-no-alineamiento-activo-una-camino-para-america-latina/
Actis Esteban, Creus, Nicolas (Eds), La Disputa por el poder global. China contra Estados Unidos en la crisis de la pandemia, Capital Intelectual, Buenos Aires, 2020
Allison Graham, Destined For War : Can America and China Escape Thucydides’s Trap ?, Mariner Books, 2017
Helleiner Eric, Forgotten Foundations of Bretton Woods : International Development and the Making of the Postwar Order, Oxford University Press, 2014
Sikkink, Kathryn. “Latin American Countries as Norm Protagonists of the Idea of International Human Rights.” Global Governance, vol. 20, no. 3, 2014, pp. 389–404
Schulz Andreas-Carsten, “Accidental Activists : Latin American Status-Seeking at The Hague”, International Studies Quarterly, 61:3 (2017), 612-622.Schenoni, Andrés Malamud (2021), « Sobre la creciente irrelevancia de América Latina », Nueva Sociedad (NUSO) Nº 291, 66-79