Construire des futurs au Brésil

Le philosophe Vladimir Safatle a lu le dernier livre de Fernando Haddad, ancien maire de São Paulo et soutien de Lula. C'est dans la dialectique que celui qui fut battu par Bolsonaro en 2018 va chercher les fondements d'un nouvel universalisme — les bases intellectuelles d'un projet politique radical et innovant.

Fernando Haddad, O Terceiro Excluído. Contribuição para uma antropologia dialética, Zahar, 2022, 288 pages

« En excluant la contradiction de son répertoire, les humanités se sont laissés biologiser, et la dimension spécifique de l’humain se perd dans un pseudoscientisme qui, de la science, ne garde que l’apparence. Hegel, en son temps, avait dû introniser la contradiction dans le règne de la logique afin de trouver Dieu. Nous devons ré-introniser la contradiction dans le règne des sciences humaines (à la place qui lui convient maintenant), si nous souhaitons ouvrir une voie afin de trouver l’humanité. »

C’est ainsi que se clôt  : Le tiers exclus. Contribution pour une anthropologie dialectique, de Fernando Haddad. Du début à la fin, du titre au dernier paragraphe, s’exprime l’effort de délimiter l’horizon effectif du projet qui anime le livre, à savoir, créer les conditions pour que la dialectique s’affirme comme figure fondamentale de la pensée critique, tout en tenant compte de l’état actuel des sciences empiriques. Dans ce sens, c’est la possible actualisation de la dialectique comme forme de pensée critique qui est traitée  ; même si le livre, dû à l’ampleur de sa tâche, ne se concentre que sur ce qu’on pourrait qualifier « d’introduction » à un tel projet. Pour être plus précis, Le tiers exclu se concentre sur les conditions de possibilité d’une possible actualisation de la dialectique face à la situation actuelle des sciences empiriques, représentées à travers la triade  : biologie, anthropologie, et linguistique. La question à laquelle il tente de répondre est  : « L’état actuel des sciences empiriques invalide-t-il le matérialisme historique, ou, plutôt, nous permet-il de mieux définir la place de son émergence nécessaire  ? »

À sa manière, ce projet dialogue avec une certaine tradition de la pensée critique brésilienne à laquelle l’auteur appartient, celle-là même qui a vu dans la récupération rigoureuse de la dialectique une manière privilégiée de penser les impasses et paralysies de la vie brésilienne — cette même tradition qui a fait de cette récupération le fer de lance pour que l’expérience intellectuelle brésilienne lise et critique les autres modalités de pensée critique qui se sont développées sur la scène internationale à partir des années 1960. Néanmoins, puisque c’est la condition de la possibilité qui est traitée, le livre de Haddad, à sa manière, cherche à se frayer un chemin inhabituel, celui qui est énoncé dans la première phrase de l’extrait qui ouvre cet article. Car si, jusqu’à maintenant, récupérer la dialectique et opérer un tournant matérialiste a signifié, entre nous, établir sa genèse à partir des contradictions sociales qui se manifestent principalement dans les pays périphériques, ou bien la comprendre comme moteur pour les actions et formes de pensée capables de stimuler des transformations globales de structure  ; dans les mains de Haddad, retourner au matérialisme historique a un autre sens. Il s’agit de confronter la pensée dialectique à l’état actuel des sciences, prenant comme axe le risque fondamental qui s’exprimerait dans la réduction de l’humain au biologique. 

Mais nous pourrions nous interroger : pourquoi une telle réduction au biologique impliquerait-elle un risque si important ? Une réponse possible est donnée par l’auteur lui-même dès les premières pages, lorsqu’il fait remarquer que  :

La présence d’un certain discours évolutionniste dans les nouvelles conceptions sur le fonctionnement de l’économie et de la société, particulièrement en ce qui concerne les termes de diffusionnisme, altruisme réciproque et institutionnalisme qui tracent des parallèles entre le développement national, d’un côté, et l’évolution, de l’autre. 

Par les voies du biologique, notre époque serait en train de produire une reconstruction normative des discours sur la société, en instaurant une confusion entre le développement social et l’évolution naturelle laquelle a, tout compte fait, une longue histoire à l’intérieur de ce que nous appelons actuellement les «  sciences humaines  ».

En ce sens, le recours des humanités à la biologie apparaîtrait comme une stratégie de naturalisation des formes sociales et des processus d’exclusion associés au développement. Car dans cette soumission à l’égard du biologique, l’expérience sociale serait prisonnière du binôme variation/sélection, serait à la merci d’une idéologie positiviste à l’intérieur de laquelle la violence sociale ne serait rien que l’expression nécessaire de la sélection à l’œuvre dans le développement de la vie sociale. Il n’est pas inutile de rappeler ici l’existence d’une tradition importante de théories de la démocratie pour lesquelles la réduction des formes sociales à l’organicité du biologique est un signe d’autoritarisme (Lefort). Il ne serait pas moins utile de rappeler que les régimes totalitaires, comme le fascisme, se définissaient eux-mêmes comme  : «  rien de plus que la biologie appliquée  » (Rudoulph Hess).

Deux chemins seraient alors possibles. Le premier serait de rendre problématique la vision du biologique comme un champ soumis à une normativité incapable de faire place à l’antagonisme et à la contradiction, qui serait le propre de l’humain. Cela pourrait nous amener à repenser les relations entre le hasard et la nécessité dans la variabilité naturelle (Monod), à prendre en compte la manière dont la vie se sert de valeurs négatives, comme la maladie ou le suicide cellulaire, pour produire de nouvelles formes (Canguilhem, Ameisen), ou bien, à étudier le fait que certaines théories du comportement humain, comme la psychanalyse freudienne, acceptent que la pulsionnalité humaine ne comporte pas de distinctions strictes entre le biologique et le social. Peut-être finirions-nous par récupérer le monisme hégélien sur des bases différentes. 

Le tiers exclus suit, cependant, un second chemin. Un chemin qui consiste à rappeler que l’expérience effectivement humaine produit l’émergence de trois réalités absolument singulières. Ce sont elles : la temporalité historique, l’usage symbolique du langage et, peut-être la plus importante, la production de différence interne à travers la contradiction. L’importance de ces trois réalités émergentes résiderait dans le fait qu’elles permettent l’avènement de l’humain comme «  un seul groupe ouvert à l’altérité radicale  ». La thèse mérite une analyse plus ample. 

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Temps, langage et antagonisme

En s’interrogeant sur la manière dont le comportement humain transcenderait le biologique, Haddad retrouve la thèse de François Jacob eu égard à la spécificité de la temporalité sociale. La thèse est importante en ce qu’elle permet de défendre un processus d’émergence de la conscience de soi de la plasticité du temps, ce qui rendrait possibles des opérations telles que  : se projeter dans le temps, définir l’instant comme un présent, entre passé et futur, créer le temps comme processualité. En somme, ce serait cette temporalité qui nous permettrait de « construire des futurs », en nous libérant de l’immédiateté dont tous les organismes seraient prisonniers. Ainsi l’auteur parlera de la  :

Capacité d’inventer un avenir, exprimée dans la création mentale de mondes possibles, par-delà même la propre mort de l’organisme. Le cerveau humain, selon Jacob, a acquis la capacité de fragmenter les images mémorisées d’événements passés et de les recombiner, à partir de fragments, pour produire des représentations jusqu’ici inconnues, en vue de futurs événements possibles.

Cette temporalité, qui implique que la mémoire ne soit pas pensée comme mise en archive, mais comme reconstruction (et que nous retrouvons chez des neuroscientifiques comme Éric Kandel), réclame une autre émergence, à savoir, celle du langage symbolique qui serait aussi une spécificité de l’humain. Et il est significatif que cette manière de comprendre l’anthropogénèse ait des résonnances avec une autre lecture de la dialectique, qui opère aussi une rupture stricte entre la nature et l’histoire, semblable à celle présupposée par Haddad. Il s’agit de celle d’Alexandre Kojève  : référence importante pour la tradition dialectique à laquelle Haddad fait partie.

Car, de Kojève nous tirons la compréhension que la temporalité propre au monde humain dépend radicalement de l’émergence d’un langage symbolique, du dépassement des relations duales et immédiates et, nécessairement, du constructivisme ouvert que le symbole rend possible. Celui qui un jour affirma que  : « le mot est le meurtre de la chose », a dit ceci dans l’espoir de souligner que la négation immédiate du donné est une possibilité de projection de l’action humaine dans un horizon d’indétermination proprement historique. 

Mais un des éléments réellement décisifs du projet Le tiers exclu réside dans sa manière d’articuler temporalité historique et langage symbolique au prisme de la contradiction comme forme fondamentale de production sociale de la différence. D’une certaine façon, le livre semble prendre la défense de la productivité de la contradiction comme processus qui permet la production du temps et du langage.

Il y aurait beaucoup à dire en regard de cette façon de replacer la contradiction dans un horizon philosophique, comme celui de notre époque, dans lequel la contradiction tend à être vue comme un «  faux mouvement  » qui annule la puissance de création des différences effectives. Mais cela vaut la peine de reprendre ici la proposition d’Haddad en raison de son élégance. Elle n’est pas, par exemple, l’issue que Theodor Adorno suggérait, lorsqu’il rappelait que dans une société comme la nôtre, dans laquelle la différence ne pourrait être posée sans être annulée par la réification de notre langage et par les dynamiques d’intégration propres au Capital, la différence effective ne pourrait que nous apparaître comme contradiction logique, comme un point de torsion du langage. 

En vérité, le fil conducteur du livre consiste à reprendre le concept d’étrangeté tel qu’il apparaît chez Freud (unheimlichkeit) parce qu’il représente le mouvement producteur d’une différence interne. À l’intérieur d’une réflexion qui navigue entre critique littéraire et analyse de la pulsionnalité humaine, Freud rappelle la force de ce type de relations avec ce qui semble brouiller notre distinction entre familier et non familier, entre proche et distant, entre moi et autre, ego et alter. Il parle alors des doubles et des automates qui semblent avoir un visage humain. Sa question tourne autour de la manière dont de telles relations imposent un décentrement des sujets qui les amène à une recomposition, souvent dramatique, des distinctions entre identité et différence. Haddad voit dans cet espace la présence d’une contradiction qui propulse le temps humain vers une dynamique sans origine.

Cette contradiction, qui opère maintenant à un niveau phénoménologique élémentaire, serait opératrice d’une ouverture en direction de l’ordre humain. Ordre hanté par des relations à des altérités non stabilisées, ordre qui produit des formes à partir de telles relations et qui, par-là, inaugure quelque chose de plus en termes de temporalité et de langage. Ordre qui inaugure la politique. 

Dès lors, il ne serait pas possible de finir cette recension sans suggérer une articulation propre à la nature hybride de l’auteur, partagé entre la vie politique institutionnelle et la vie intellectuelle. Aussi économe que soit le livre en digressions sur l’ordre politique actuel, il n’est pas difficile de voir qu’il est animé par un fort désir de trouver les fondements d’un universalisme d’une autre nature. Non pas un universalisme par partage généralisé des attributions, mais un universalisme par implications généralisées. Dans une ère historique, où la relation à l’altérité se manifeste comme une question politique dramatique, et non seulement comme une question morale et épistémique, la défense du caractère instaurateur d’une relation à l’altérité qui ne doit pas être comprise comme relation de « tolérance », mais comme une relation dynamique de reconnaissance et de transformation de soi, de mise en tension et d’internalisation de la contradiction, montre la claire conscience de problèmes que nous ne commençons que maintenant à percevoir dans leur véritable ampleur.

Crédits
Cette rencension a été publiée en portugais dans la revue Cult : https://revistacult.uol.com.br/home/construir-futuros/
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