S’il est vrai que l’on assiste à une reconfiguration de la globalisation économique afin de réduire les dépendances et les vulnérabilités dans tous les domaines que la pandémie et les mesures russes de rétorsion sur l’énergie ont rendu impératives, la scène mondiale de la concurrence narrative des représentations est plus active que jamais. 

La maîtrise des récits devient un objectif central des diplomaties, autant que la préservation des parts de marché  ; elle devient le vecteur principal des stratégies d’influence. Je suis d’ailleurs convaincu depuis mon séjour de chef de mission diplomatique dans les pays baltes, au moment de leur double adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et à l’Union Européenne, que la maîtrise de son image extérieure est un ingrédient essentiel de la souveraineté. Sinon, on parle de vous sans vous pour imposer des perceptions évidemment négatives. 

Dans la confrontation des récits, la place des représentations territoriales et historiques est centrale. Le récit historique construit un imaginaire des origines qui a pour fonction de légitimer une revendication suivie d’une conquête. Rappelons ici celle de la Rus’ de Kyiv comme berceau de la nation russe alors que toute continuité fut interdite par l’invasion mongole et que les princes de Moscovie ne s’affirmèrent que comme collecteurs des tributs exigés pour les maîtres Tatars de la Horde d’Or (XIIIème-XVIème). L’efficace de cette vision est à la mesure de l’ignorance générale en Europe occidentale des passés de l’autre Europe. Mais par expérience, on sait que l’interprétation de l’histoire est plurielle. 

La maîtrise des récits devient un objectif central des diplomaties, autant que la préservation des parts de marché  ; elle devient le vecteur principal des stratégies d’influence.

Michel Foucher

La Russie et l’empire national

Il n’en va pas exactement de même dans le champ des imaginaires territoriaux qui sont d’autant plus prégnants qu’ils s’installent par l’école et la carte, la toponymie et la propagande. Dans son journal de Moscou1, Walter Benjamin relate comment la Russie commençait à prendre forme pour l’homme de la rue. «  Dans la rue, sur la neige, s’empilent des cartes de la R.S.F.S.R. offertes par les colporteurs. L’Occident y est représenté par un système compliqué de petites presqu’îles russes. La carte géographique est sur le point de devenir un foyer du nouveau culte russe des icônes, au même titre que le portrait de Lénine. On veut mesurer, on veut comparer et on veut peut-être aussi jouir de cette ivresse des grandeurs dans laquelle plonge la simple vue de la Russie  ». 

La vieille société russe de géographie est présidée par le ministre de la Défense et son conseil rassemble l’élite russe avec Vladimir Poutine comme président du comité de parrainage2. Elle avait été relancée en 2009, avec d’importants moyens afin d’aider les gens à découvrir la Russie et d’inspirer un amour pour ce pays. Rien de plus légitime que cet effort qui n’est pas sans rappeler la mission patriotique du National Geographic Magazine. Poutine géographe avant de devenir «  historien en chef  »3. Le géographe en chef a donc installé les concepts de «  NovoRossia  » pour renommer, à la suite de Catherine II, la steppe d’Ukraine et les littoraux de la mer d’Azov et de la mer Noire, objectifs premiers de l’agression lancée le 24 février, celui de monde russe (Rosski mir) qui engloberait biélorusses et ukrainiens et parfois même les slaves orientaux, d’«  Occident global  » (Global’nyy zapad) coupable de sanctions qui seraient la cause des ruptures d’approvisionnement des pays du Sud et celui d’un empire sans frontières fixes, expression reprise récemment par Dimitri Medvedev.

Le récit historique construit un imaginaire des origines qui a pour fonction de légitimer une revendication suivie d’une conquête.

Michel Foucher

Il est vrai que l’immensité du territoire de la fédération est un défi permanent, que son maintien est une tâche exigeante et les forces d’attraction extérieure sont puissantes  : Turquie en mer Noire et en Transcaucasie et Chine, déjà hégémonique en Asie centrale et active en Primorje. Que l’une soit acceptée comme médiatrice et l’autre comme alliée contribuent à les neutraliser, pour l’instant. Et Karaganov exprime sans doute une obsession réelle quand il jugeait que la Russie devait d’abord fixer son front occidental avant de traiter l’enjeu menaçant de la dissymétrie géoéconomique avec une Chine en ascension4.

Mais ce défi concret de la maîtrise d’un espace immense – un septième des terres émergées – et sous-peuplé a été remanié par des courants idéologiques plus messianiques qui insistent à la fois sur la continuité de l’identité russe et de son espace, sur la centralité d’un empire Russo-eurasien sans frontières fixes. L’empire est réhabilité, gage de puissance. L’eurasisme est un syncrétisme dont le but est de légitimer l’empire, gage d’identité glorieuse et insoluble face à l’Europe, la Turquie, l’Iran et la Chine.

La configuration de l’État-nation ne suffit pas à inclure la nature multiethnique de la Russie. Le concept d’empire national offre une synthèse entre un pays recentré sur son noyau ethnoculturel mais qui garde une forme, voire une apparence d’empire5. Pour Jules Sergei Fediunin, «  la situation russe contemporaine corrobore la pertinence du concept de nationalisme impérial dans sa version nationalisatrice (…). À moyen terme, la promotion d’un projet de construction nationale Russo-centrique6 sous couvert d’unité «  multiethnique et pluriconfessionnelle  » pourrait conduire à la montée de nationalismes minoritaires, mais uniquement en cas d’affaiblissement du gouvernement central ou de changement de régime  ».

L’eurasisme est un syncrétisme dont le but est de légitimer l’empire, gage d’identité glorieuse et insoluble face à l’Europe, la Turquie, l’Iran et la Chine.

Michel Foucher

Est-ce cette instrumentalisation du nationalisme russe qui fait obstacle à la perception par les dirigeants des anciens colonisés que le Kremlin mène une politique néo-impériale  ?

Le Sud et l’empire

Une enquête7 réalisée dans le contexte de la 77ème assemblée générale des Nations Unies de septembre 2022 par la Fondation Open Society auprès de 21 143 sondés dans 23 pays situés pour les deux tiers hors de l’OCDE confirme les différences d’appréciation de l’agression russe contre l’Ukraine qui s’étaient exprimés lors des votes successifs aux Nations Unies. 

Ainsi, à la question de savoir si la Russie devrait se retirer des territoires occupés, la majorité des sondés l’approuve, sauf au Sénégal, en Inde et en Serbie. 44 % des pays non-OCDE estiment que la recherche par la Russie d’une plus grande influence sur l’Ukraine voisine est justifiée (49 % en Afrique du Sud, 54 % au Nigéria, 56 % en Inde)  ; 69 % des mêmes critiquent la priorité donnée par les pays occidentaux à ce conflit et 68 % estiment que trop d’argent lui a été consacré. Réflexe de puissance régionale d’une part, crainte d’une marginalisation dans le regard des grands donateurs de l’autre.

En même temps, l’enquête souligne un accord (61 %) sur l’interprétation d’une confrontation entre démocratie et autoritarisme et sur le fait (66 %) que la Russie «  est un ancien empire qui tente de subjuguer une ancienne colonie  ». Lors de sa tournée africaine, Serguei Lavrov n’avait pas manqué de dénoncer les crimes du colonialisme européen et de se lancer dans une guerre d’influence contre la France. Il a donc fallu que le président français rappelle, lors de son escale en Guinée-Bissau, que la «  Russie est l’une des dernières puissances impériales coloniales  » (28 juillet). Les anciens pays africains de la ligne de front contre le régime sud-africain d’apartheid se souviennent, à juste titre de l’appui soviétique, de même que l’Angola et le Mozambique aidés dans la guerre de décolonisation.

Les anciens pays africains de la ligne de front contre le régime sud-africain d’apartheid se souviennent, à juste titre de l’appui soviétique, de même que l’Angola et le Mozambique aidés dans la guerre de décolonisation.

Michel Foucher

Le décès de la reine Élisabeth II a été l’occasion de cartographier ses nombreux voyages, dans des pays dont les plus visités (Canada, Australie, îles des Caraïbes) étaient ceux restés sous souveraineté britannique8.

Quel meilleur exemple que cet empire britannique maritime, prolongé de territoires d’outre-mer. Sur les cartes des manuels scolaires, colonie européenne et outre-mer semblent synonymes. C’est l’extension d’une domination d’une métropole au-delà des mers qui sous-tend la représentation de la situation coloniale. 

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Ce faisant, on passe sous silence une autre configuration, terrestre  : il y eut et il existe encore des empires d’outre-terre. La Russie de 2022 en est l’illustration. La Turquie d’Erdogan nourrit toujours des rêves néo-ottomans. L’Iran est sorti de son espace après la guerre américaine de 2003 et mène une politique chiite. L’Inde situe toujours son action extérieure dans l’ancien cadre l’empire des Indes, d’où la confrontation permanente avec le Pakistan. Quant à la Chine, la sinisation de sa moitié occidentale se poursuit à marche forcée. Cette résurgence des empires d’outre-terre, même en version atténuée, est une ligne de force de la géopolitique mondiale. «  Nous vivons dans un monde de politique de puissance, dans un monde d’anciens empires [qui] veulent redevenir un empire. C’est le cas de la Russie, de la Chine, [et même] de la Turquie : un vieil empire qui vient et dit : « Je suis une puissance. Je veux jouer un rôle régional politique important ».  » Dans ce monde, «  trop de dépendances est dangereux  », estime Josep Borrell.

L’histoire est rythmée par la formation des empires terrestres puis de leur choc et de leur dissolution par l’émancipation des nations. À cet égard, les Ukrainiens mènent bien une guerre de décolonisation.

Michel Foucher

Et dans les pays du Sud sensibles au récit russe, si l’on refuse d’assimiler la politique russe à celle d’un empire, pourquoi oublier les anciens empires du Mali, du Ghana ou, aujourd’hui encore, de l’Éthiopie déchirée par le glissement conflictuel des centres de pouvoir impériaux, des Amharas aux Tigréens et aux Oromos, désormais majoritaires  ?

L’histoire est rythmée par la formation des empires terrestres puis de leur choc et de leur dissolution par l’émancipation des nations. À cet égard, les Ukrainiens mènent bien une guerre de décolonisation. Et les historiens nous assurent, à la suite de Jean-Baptiste Duroselle en 1981, que «  tout empire périra  », soit parce qu’il se heurtera à un empire plus puissant, plus efficace que lui, ou parce que sa recherche de l’efficacité à tout prix viendra buter contre l’aspiration de ses sujets à plus de liberté, à plus de dignité et parce que de la conscience de l’insupportable naîtra le grand choc destructeur qui entraînera sa perte. Nous nous approchons de cette rupture décisive, aux conséquences incalculables si le messianisme russe persiste.

Sources
  1. 6 décembre 1926-fin janvier 1927.
  2. Quand Vladimir Poutine se fait géographe…Jean Radvanyi, Hérodote 2017/3-4, N° 166-167.
  3. Selon la formule de Nicolas Werth, Tract n° 40, Gallimard, 2022.
  4. «  Mais je suis très préoccupé par la prédominance économique écrasante de la Chine au cours de la prochaine décennie. Des gens comme moi ont dit précisément [que] nous devons résoudre le problème de l’Ukraine, nous devons résoudre le problème de l’OTAN, afin d’être en position de force face à la Chine. Il sera désormais beaucoup plus difficile pour la Russie de résister à la puissance chinoise  ». Bruno Maçães, “Russia cannot afford to lose, so we need a kind of a victory” : Sergey Karaganov on what Putin wants » 7 avril 2022.
  5. Jules Sergei Fediunin, L’instrumentalisation du nationalisme par le régime de Poutine, Journées de Mauprévoir, 19-21 Août 2022.
  6. Helge Blakkisrud, «  Russkii as the New Rossiiskii  ? Nation-Building in Russia After 1991  », Nationalities Papers, 2022.
  7. Fault Lines : Global Perspectives on a World in Crisis. Septembre 2022
  8. Hervé Théry, revue Confins, automne 2022.