Nicolas Leron, chercheur associé au Cevipof et à l’OFCE (Sciences Po), vient de publier Souveraineté, l’obsession des nations (Bouquins, 2022) dans lequel il développe une critique des approches de l’Europe politique au travers de la notion de souveraineté, de la souveraineté européenne d’Emmanuel Macron à la co-souveraineté bien ordonnée de Jean-Marc Ferry. Il y oppose une approche à partir de la démocratie, seule capable selon lui d’un jeu d’échelle pluriel à même de concilier des États membres souverains et une Union européenne élevée en puissance publique continentale – forme politique qu’il nomme « la double démocratie européenne ». Céline Spector, professeure de philosophie à Sorbonne Université, soutient au contraire la pertinence de la notion de souveraineté européenne qu’elle articule avec sa proposition d’une « République fédérative des peuples libres », inspirée de Montesquieu et des fédéralistes américains, et étayée dans son livre No démos. Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe (Seuil, 2021).

CÉLINE SPECTOR

Votre constat fondateur est celui d’une obsession de la souveraineté qui se décante en un «  identitarisme maladif et paranoïaque  » (NL, p. 16)1, et prospère sur la base d’un sentiment d’impuissance à agir dans nos démocraties. Car la démocratie ne se réduit pas à la souveraineté formelle du peuple  ; elle est avant tout, de manière matérielle, «  une capacité collective du plus grand nombre à agir sur la réalité commune  » (NL, p. 17). Aussi faut-il mettre fin à l’obsession du demos et privilégier le kratos, la capacité collective d’agir sur la réalité commune grâce à la «  puissance publique  »  ; et pour cela examiner les risques que comporte l’intégration européenne, soit la «  désubstantialisation  » de la démocratie et le déclin des services publics.

Deux thèses structurent dès lors votre propos. La première concerne la souveraineté, qui réside et doit résider dans l’État-nation  : l’Union européenne infléchit, sans le subvertir, le schème stato-national. Il ne faut donc pas se laisser prendre à l’éclat de la souveraineté, à sa majesté théologico-politique. L’erreur est, selon vous, commune au souverainisme et au fédéralisme  : d’un côté, «  le souverainisme est un défaitisme  » qui nie les immenses défis mondiaux (transition énergétique et numérique etc.) qui exigent une échelle de résolution transnationale  ; de l’autre, le fédéralisme serait voué à la contradiction ou à l’impasse.

Votre seconde thèse porte sur la démocratie  : le vrai problème politique de notre temps ne serait pas l’affaiblissement de la souveraineté, mais la fragilisation de la démocratie sous l’effet de l’ordolibéralisme, depuis les années 1980  : discipline budgétaire, réformes structurelles, libéralisation et privatisations, déréglementation des marchés financiers. Autant dire que la vulnérabilité de nos démocraties est la résultante systémique d’une architecture supranationale et non d’un «  complot  » néolibéral (NL, p. 30). Vous rappelez le rôle décisif de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) et de la Commission européenne et vous vous inquiétez de la baisse tendancielle du pouvoir budgétaire des États membres, qui est aussi une baisse du rôle des Parlements nationaux et donc du rôle des citoyens. Ceci est d’autant plus préoccupant, à vos yeux, que l’UE «  n’est pas une démocratie  » (NL, p. 115) car son Parlement est doté d’une compétence budgétaire, mais non une capacité budgétaire conséquente.

Dès lors, trois axes de discussion émergent entre nous  : 1) le partage de la souveraineté est-il possible  ? 2) le fédéralisme européen est-il désirable  ? 3) comment renforcer la démocratie européenne qui est à ce jour fragile  ?

Sur le partage possible de la souveraineté, d’abord  : selon vous, «  il peut y avoir plusieurs niveaux de démocratie, mais il ne peut y avoir plusieurs niveaux de souveraineté  » (NL, p. 26). Or peut-on affirmer sans ambages que «  La souveraineté renvoie à un principe de suprématie ou de compétence de dernier ressort qui ne souffre aucune exception, aucune limitation  », si bien que «  la souveraineté elle-même ne souffre aucun partage  » (NL, p. 60-61)  ? La formule de la Cour suprême américaine sur la «  souveraineté duale  » (cf. son arrêt Printz vs USA de 1997) est-elle illusoire  ?

NICOLAS LERON

Je partage pour l’essentiel les analyses et les propositions que vous formulez, Céline Spector, dans votre livre No démos  ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe (Seuil, 2021). Je me retrouve pleinement dans votre critique de la thèse du «  no démos  » brandie par les tenants d’un souverainisme et d’un républicanisme national au rousseauisme étriqué, selon lesquels l’absence préalable de peuple européen empêcherait toute perspective de démocratie européenne, préempterait par avance, et ce de manière catégorique, tout projet viable d’Europe politique. Vous dénouez le lien faussement consubstantiel entre nation et démocratie et permettez ainsi de penser une démocratie européenne sans démos européen préexistant. Ce mouvement est salutaire, car l’Europe politique ne peut advenir sans trancher ce nœud d’infaisabilité. L’autre nœud, que vous tranchez également, est la thèse néofoucaldienne d’un lien de consubstantialité entre intégration européenne et néolibéralisme, une thèse contredite par les faits historiques. L’idéologie – s’il en avait une – de Jean Monnet, inventeur de la coordination des ressources interalliées durant la Première guerre mondiale et du Plan français en 1946, relevait bien davantage d’un technocratisme dirigiste contre lequel se récriaient justement les néolibéraux de l’époque. Les traités européens ne gravent pas dans le marbre une idéologie néolibérale  ; ils conservent leur souplesse, admettent des évolutions, voire des ruptures, du paradigme économique en vigueur, à la faveur de crises, comme celle du Covid-19 qui a forcé l’Europe à emprunter la voie jusqu’ici impossible de l’endettement commun.

Je vous suis également dans votre critique du cosmopolitisme, par trop idéaliste face aux réalités socio-politiques, même si nos deux critiques du cosmopolitisme ne suivent sans doute pas exactement le même cheminement, ni n’aboutissent aux mêmes conclusions. Vous, qui puisez dans Montesquieu, à égale distance du rousseauisme et du kantisme, reprochez à J.-M. Ferry son universalisme abstrait tiré de Kant, inapte à fonder une Europe politique, critique que je partage. Mais contrairement à vous, je rejette l’analyse de la «  co-souveraineté bien ordonnée  » du philosophe Jean-Marc Ferry, défenseur de l’union cosmopolitique et de l’intégration transnationale horizontale, quand il me semble que votre proposition de la souveraineté européenne n’en diffère pas fondamentalement. Je garde, en revanche, et vous également je crois, l’éthique cosmopolitique qui me semble utile, sinon nécessaire, à toute démocratie européenne qui ne peut perdurer longtemps sans l’assise d’un espace public européen, lui-même relayé par un système parlementaire européen transnational. Comme l’analyse avec justesse J.-M. Ferry, l’Europe ne saurait répliquer à l’échelle continentale le constructivisme stato-national. Davantage qu’un espace public européen conçu comme un deus ex machina, la voie cosmopolitique de l’européanisation et de l’ouverture transnationale des espaces publics nationaux me semble bien plus intéressante et réaliste2.

Nous cherchons tous deux, dans notre quête d’Europe politique, à prendre au sérieux les craintes, les reproches, les critiques les plus raisonnées jusqu’aux oppositions les plus virulentes formulées à l’encontre de l’intégration européenne. Vous posez avec raison la question de «  comment lutter contre ce populisme europhobe sans nier les atteintes à la démocratie qu’il perçoit à juste titre  ?  » (CS, p. 407) Car nous savons que l’Europe ne pourra pas se faire par-dessus le ressentiment d’une partie significative des Européens, perdants subjectifs et/ou objectifs du marché intérieur et de ses libertés de circulation. Plus encore, nous savons qu’une partie de ces critiques possèdent leur part de justesse et que, pour tout cela, il nous faut bien y répondre sur le fond.

Enfin, nous prenons nos distances avec les approches de la post-souveraineté. Concept toujours utile à notre époque, dites-vous. Concept fondamental, selon moi, dont on ne peut se défaire, ni distordre en lui adjoignant le principe de subsidiarité, et qui demeure en Europe rattachée à l’État-nation pour le restant du siècle. Ici se distinguent nos deux approches. Vous poursuivez la démocratie européenne au moyen de la souveraineté européenne, fondement de la République fédérative des peuples libres que vous proposez, quand je conçois la possibilité d’une démocratie européenne à partir du pouvoir budgétaire parlementaire européen, d’un kratos européen, fondement d’une puissance publique européenne non souveraine, articulée aux démocraties nationales souveraines, ensemble que je nomme, provisoirement et faute de mieux, «  double démocratie européenne  ».

La souveraineté renvoie à une donnée fondamentale, anthropologique, des communautés politiques  : la détermination de l’instance décisionnelle de dernier ressort, c’est-à-dire la volonté qui, en dernier lieu, s’impose de manière légitime à toutes les autres au sein de la communauté politique. On peut appeler cela le «  pouvoir d’appel  », soit l’instance juridictionnelle («  juridiction  » pris au sens large) qui tranche de manière définitive le conflit et impose donc à toutes les autres juridictions sa solution, qui décide en situation de crise de la voie à prendre au détriment de toutes les autres considérations (la décision de l’état d’exception dirait Carl Schmitt). Toute communauté politique doit répondre à cette question. La modernité européenne a forgé le principe de souveraineté, en territorialisant l’instance décisionnelle de dernier ressort, désormais clairement identifiée, et en rejetant aux frontières extérieures les conflits de juridiction non définitivement solutionnables autrement que par la force ou la négociation. Mais l’Europe médiévale n’était pas pour autant exemptée de répondre à cette question. Seulement sa réponse était autre, et l’absence d’un principe de territorialisation de l’instance décisionnelle de dernier ressort a pu nourrir à l’intérieur des communautés politiques des conflits insolubles par le droit, qui mettaient aux prises les prétentions contraires entre le pape, l’empereur et le roi, entre le roi et les grands féodaux, entre le seigneur et la commune. La souveraineté s’attache à la politie, c’est-à-dire de la communauté politique qui se constitue, selon les mots du sociologue Jean Baechler, comme «  groupe de pacification tendancielle vers l’intérieur et de guerre virtuelle vers l’extérieur. » La souveraineté, ultimement, peut s’entendre comme la volonté de la politie, qui tranche en dernier ressort les conflits de justice interne, et qui décide en dernier ressort de la conduite externe à adopter face à la guerre (actuelle ou latente)3.

Ontologiquement, l’instance décisionnelle de dernier ressort ne peut être plurale  : ni division, ni partage n’est ici conceptuellement possible. La souveraineté est un subjectivisme pur  : l’ensemble de l’ordre politique procède symboliquement du point de vue de l’instance souveraine. Aux États-Unis, le fait même que la Cour suprême, juridiction de dernier ressort surplombant l’édifice juridique étatsunien, mentionne la doctrine de la souveraineté duale démontre l’inexistence de celle-ci (qui ne vaut que comme narration visant à entretenir un certain imaginaire originaire américain).

Précisons d’emblée que cette absoluité n’a rien à voir avec la composition de cette instance qui peut s’institutionnaliser dans une personne physique (l’autocrate ou le monarque, vicaire du ciel), un directoire, une assemblée parlementaire (comme au Royaume-Uni), un peuple, une nation, voire une loi fondamentale interprétée par le juge constitutionnel. On pourrait même théoriquement envisager une instance souveraine formée d’un collectif de peuples ou de nations. Mais l’instance souveraine, elle-même, est unique, insécable. Il ne saurait, par définition, prospérer dans un même espace-temps deux instances souveraines. Cette absoluité n’a également rien à voir avec l’exercice de la souveraineté, un exercice qui peut être autocratique et absolutiste ou bien, à l’opposé, équilibré entre différents pouvoirs et contre-pouvoirs, décentralisé et fédéral. Enfin, souveraineté n’équivaut pas à toute-puissance. Une instance souveraine peut très bien faire des mauvais choix, et devoir en payer le prix, ou plus prosaïquement décider sans avoir les moyens de sa décision, ou encore avoir le plus grand mal à formuler une décision (une trop grande fragmentation dans la composition de l’instance souveraine pourrait aboutir à ce résultat).

Vous définissez la souveraineté comme un «  faisceau de droits ou de compétences  », définition que je peux parfaitement faire mienne. Mais vous poursuivez en disant que «  la souveraineté peut être partagée quant à l’exercice mais divisée quant à la source.  » (CS, p. 215) Or si le faisceau peut bien se démultiplier en une infinité de compétences qui peuvent à leur tour se distribuer pour leur exercice dans une pluralité d’institutions ou d’organes (par exemple entre les États membres et l’UE, de même qu’au sein des États membre, entre l’État et les régions et les autres collectivités locales, et au sein de l’État entre différents pouvoirs et contre-pouvoirs), la source du faisceau, elle, demeure bien unique, singulière. Le faisceau lui-même (la souveraineté), dans son entièreté, demeure un. Seuls ses rayons (les compétences) peuvent se concentrer ou se diffracter, s’unir ou se diviser. L’instance souveraine doit, analytiquement, se distinguer de ce qu’on appelle les «  marques  » ou les «  attributs  » de la souveraineté, dont la monnaie par exemple en fait traditionnellement partie. Vous critiquez l’approche «  moniste  » de la souveraineté, c’est-à-dire une souveraineté qui serait exercée pleinement par une seule et même institution qui concentrerait l’intégralité des attributs et des compétences du souverain. Mais il me semble que plus personne ne défend un tel modèle qui, d’ailleurs, n’existe sans doute nulle part dans le monde – à l’exception peut-être des dernières autocraties pures  !

Plus fondamentalement, il me semble qu’il y a ici confusion entre la source de la souveraineté et ses attributs et ses modalités d’exercice (la typologie de la politie  : unitaire ou fédérative  ; et son régime politique  : autocratique, hiérocratique ou démocratique). L’état actuel de l’UE peut parfaitement se décrire comme un faisceau de compétences, où les États membres ont délégué à l’UE via des traités un certain nombre d’attributs et de compétences. Mais les États membres demeurent la source de la souveraineté, qui décide de la distribution du faisceau de compétences. Enfin, vous mobilisez le «  paradigme du partage de la souveraineté entendue comme puissance publique  » (CS, p. 208), ce qui me semble problématique car souveraineté et puissance (ou puissance publique) ne se confondent pas.

Ainsi une souveraineté européenne qui se conjugue avec des souverainetés étatiques est impossible.

NiCOLAS LERON

Ainsi une souveraineté européenne qui se conjugue avec des souverainetés étatiques est impossible. Une souveraineté européenne, c’est-à-dire l’UE comme source de la souveraineté, qui délèguerait certaines compétences aux États membres, selon un schéma fédéraliste, est en soi tout à fait possible. Mais alors il n’y aurait plus de souverainetés nationales. Les fédéralistes italiens emmenés par Altiero Spinelli, avaient d’ailleurs ce projet en tête. Ils voulaient provoquer un moment constituant européen et, par là même, destituer les souverainetés étatiques. Impossible conceptuellement, la souveraineté européenne qui se surajoute et se concilie avec les souverainetés nationales me semble également une stratégie périlleuse pour le projet européen. À trop focaliser les termes du débat sur la souveraineté, qui plus est dans une construction conceptuelle intenable, on pourrait se retrouver à nourrir le réflexe souverainiste des peuples. À mes yeux, la souveraineté, nationale ou européenne, n’est ni la cause de nos maux, ni notre planche de salut. Laissons là où elle se trouve  : ancrée à l’État  ; et construisons l’Europe politique à partir de la démocratie.

La souveraineté a trait à la sphère du vouloir (de la décision de dernier ressort, de la compétence de la répartition des compétences) quand la puissance relève de la sphère du pouvoir (de la capacité à faire et agir). Et dans la démocratie, le démos renvoie à la question du collectif volitionnel, d’où, lorsqu’on emprunte cette voie, la butée inexorable, en bout de course, sur la question de la souveraineté. Tandis que le kratos renvoie à la question de la puissance publique, de la capacité de faire et d’agir, de la production des biens publics, de la matérialité budgétaire du politique qui, elle, admet un jeu d’échelle plurielle, à la différence de la souveraineté/volition. Voilà, me semble-t-il, les deux voies distinctes que nous explorons l’un et l’autre et qui conduisent, pour la voie du démos, à la République fédérative des peuples libres, ou, pour la voie du kratos, à la double démocratie européenne.

CÉLINE SPECTOR

Vous avez raison d’évoquer l’association de la souveraineté à la volonté et la difficulté de concevoir le partage d’une telle volonté. Là où la puissance semble pouvoir se distribuer, la volonté politique semble par définition une et indivisible. Au chapitre 3 de mon livre, consacré à la souveraineté, je soutiens de fait que la voie «  monolithique  » ou «  moniste  » de la souveraineté à laquelle Bodin, Hobbes et Rousseau ont donné ses lettres de noblesse, est très difficile à réfuter. Sortir du monde de la suzeraineté pour entrer dans l’univers politique de la souveraineté revient à abandonner le primat des relations personnelles qui caractérisait la féodalité  ; désormais, comme le stipule Bodin au XVIe siècle, la «  puissance absolue et perpétuelle » de la république monopolise la fonction de protection sans reconnaître d’autorité au-dessus d’elle, sinon celle des lois divines et naturelles. De la sorte, le pouvoir est exercé sur la communauté politique par une instance étatique dotée de certaines prérogatives ou « marques » qui définissent son concept : droit de créer, d’amender et d’abroger les lois, droit de déclarer la guerre et la paix, droit de nommer les principaux officiers publics, droit de juger en dernier ressort, droit de grâce, droit de battre monnaie.

Chez Hobbes, qui introduit le concept de consentement, la souveraineté est le titulaire de l’ensemble des « marques » qui sont ses propriétés : elle est par convention une, indivisible, inaliénable et absolue. La souveraineté ne peut être partagée en raison de la liaison qui unit les différentes compétences de la puissance publique – sauf à risquer l’impuissance ou le retour à l’état de nature. Le raisonnement vaut par l’absurde : en l’absence d’un souverain capable d’imposer sa loi en dernier ressort, l’anarchie conduirait à la guerre civile. Diviser la souveraineté revient à en saper les fondements. Rousseau poursuit ce paradigme en attribuant la souveraineté exclusivement au peuple  :  toute Souveraineté légitime est républicaine.

Néanmoins, j’ai été frappée par l’occultation d’une autre voix exprimée en mode mineur, elle aussi constitutive de la modernité politique  : celle de la souveraineté partagée, défendue par des auteurs moins prestigieux que Hobbes et Rousseau, comme Barbeyrac ou Burlamaqui au XVIIe et au XVIIIe siècle. C’est cette voie qui a trouvé un nouvel écho au moment des débats entre Anti-Fédéralistes et Fédéralistes en 1787, lors du moment Constituant américain. Comme je le souligne, les arguments des Anti-fédéralistes contre la souveraineté partagée sont puissants : la souveraineté fédérale aboutira inéluctablement, selon eux, à la fusion ou à la destruction des États. De deux choses l’une en effet : la doctrine de la souveraineté exige soit la prédominance des assemblées des États, soit celle du Congrès national. Comme le soulignent les Anti-fédéralistes en 1787, deux souverainetés coordonnées constitueraient une aberration politique. L’une ou l’autre imposerait nécessairement sa domination.

Je suis plutôt la voie ouverte par James Wilson, lors de la Convention de ratification de Pennsylvanie, lorsqu’il propose l’argument qui irriguera par la suite la pensée fédéraliste : la souveraineté ne réside pas dans le Congrès, ni dans le gouvernement des États, mais dans le peuple tout entier ; il ne peut la déléguer que pour la durée et dans les limites qui lui semblent équitables ; aussi peut-il parfaitement attribuer une portion de pouvoir au gouvernement des États, et une autre au gouvernement fédéral. Tous deux restent de simples émanations du pouvoir souverain du peuple.

CÉLINE SPECTOR

Mais précisément, on ne peut s’en tenir là, et c’est sans doute ce qui nous distingue. Je suis plutôt la voie ouverte par James Wilson, lors de la Convention de ratification de Pennsylvanie, lorsqu’il propose l’argument qui irriguera par la suite la pensée fédéraliste : la souveraineté ne réside pas dans le Congrès, ni dans le gouvernement des États, mais dans le peuple tout entier ; il ne peut la déléguer que pour la durée et dans les limites qui lui semblent équitables ; aussi peut-il parfaitement attribuer une portion de pouvoir au gouvernement des États, et une autre au gouvernement fédéral. Tous deux restent de simples émanations du pouvoir souverain du peuple. Nous ne sommes donc pas opposés sur la source unique et absolue du pouvoir au sein des États républicains  : le peuple et lui seul. Nous nous accordons également, vous l’avez rappelé, sur la possibilité de concevoir un faisceau de compétences au sein de la puissance publique et sur la nécessité de faire des États membres les «  maîtres des traités  », qui conservent à ce titre la «  compétence de la compétence  ». Mais notre désaccord porte sur la possibilité de fédéraliser l’Union en admettant qu’elle soit dotée d’une «  souveraineté  » que matérialise son droit à édicter le droit pour l’ensemble des États membres.

C’est la seconde question que je vous pose. Doit-on congédier le fédéralisme européen  ? Faut-il récuser la «  souveraineté européenne  » qui ne serait que «  l’ultime vanité d’un jeu de faux semblants  » (NL, p. 84)  ? Il est vrai que la primauté du droit européen et les conflits de souveraineté entre Cour fédérale et cours nationales donnent l’impression d’une question «  non tranchée  », «  en suspens  » quant au véritable titulaire de la souveraineté en Europe (NL, p. 69). Mais je ne crois pas qu’il faille pour autant renoncer au projet fédéral sous la forme particulière que je défends  : non un État fédéral complet, mais une forme sui generis de fédération, où les États membres conservent la maîtrise de leur destin grâce au droit de sortie et négocient les conditions de leur association. Dans ce cadre, la souveraineté ne se loge ni pleinement à Bruxelles ni exclusivement dans les capitales européennes  : les peuples des États membres décident eux-mêmes librement d’auto-limiter leur souveraineté en entrant dans la fédération (comme ils le font d’ailleurs en acceptant le respect du droit international qui limitent la souveraineté absolue des peuples démocratiques). Un tel choix est rationnel, au regard du contexte économique, écologique et géopolitique  : il semble impossible de faire face aux GAFAM, au défli climatique ou aux empires (comme la Russie) sans parler d’une seule voix en matière de fiscalité, d’affaires étrangères et de défense. Telle est la raison pour laquelle je propose le passage au vote à la majorité qualifiée au Conseil européen dans de nombreuses matières – c’est la voie que défend désormais le Chancelier Olaf Scholz depuis son Discours de Prague le 29 août 2022.

Enfin, je ne crois pas que la «  double démocratie  » que vous proposez échappe à cette difficulté métaphysique et politique du partage de la souveraineté  : car la démocratie implique conceptuellement la souveraineté du peuple. Même si l’on considère cette souveraineté dans sa dimension la plus matérielle (en l’identifiant à la capacité budgétaire), la difficulté demeure. C’est toujours le peuple souverain qui est maître de son budget comme il peut l’être de ses lois, au niveau du Parlement européen comme des Parlements nationaux. Évoquer une «  double démocratie  », c’est au fond reconnaître la nécessité d’une «  souveraineté duale  ». Dans les deux cas, les parlements et les gouvernements décident des lois et des finances, sans que l’on puisse faire jouer l’une de ses dimensions contre l’autre, une souveraineté prétendument formelle et une puissance d’agir censément matérielle.

Je suis en désaccord avec l’idée d’un lien consubstantiel entre démocratie et souveraineté du peuple. Au contraire, je maintiens la possibilité de dissocier peuple, démocratie et souveraineté, et donc de penser une démocratie européenne non souveraine (et ne procédant pas d’un peuple européen)

NICOLAS LERON

NICOLAS LERON

Je suis en désaccord avec l’idée d’un lien consubstantiel entre démocratie et souveraineté du peuple. Au contraire, je maintiens la possibilité de dissocier peuple, démocratie et souveraineté, et donc de penser une démocratie européenne non souveraine (et ne procédant pas d’un peuple européen). Il me semble que c’est justement la modernité politique qui a voulu réunir ces trois dimensions dans un seul et même bloc. Mais l’expérience historique comme l’analyse théorique permettent de penser une modulation différente de ces trois termes. Le démos n’est pas nécessairement le peuple  ; il renvoie plus généralement au corps des citoyens (à la collection des citoyens agissant en corps, pour être plus précis) de l’unité politique considérée. Une entité politique souveraine n’est pas nécessairement démocratique – c’est un truisme. De même qu’une entité politique démocratique n’est pas nécessairement souveraine  : prenons l’exemple d’une commune ou d’une région française, entités démocratiques, dotées d’un corps de citoyens et d’un pouvoir budgétaire permettant le déploiement de politiques publiques. Mais il est vrai qu’un corps de citoyens ne saurait flotter dans l’éther, libre de tout rattachement à une souveraineté. Tout corps de citoyens est ultimement compris dans une politie, c’est-à-dire l’unité politique fondamentale qui prend en charge le double problème de la poursuite de la paix interne par la justice et de la latence externe de la guerre. La politie est l’unité politique à laquelle se rattache la souveraineté. Une commune ou une région française ne sont pas des polities, mais elles s’intègrent à la politie qu’est l’État souverain. Le corps des citoyens de la commune ou de la région s’incorpore ultimement dans le corps de citoyens de l’État-nation/politie. L’UE n’est pas, et ne semble pas devoir devenir une politie. Alors peut-être pouvons-nous penser – c’est la voie que je propose – une démocratie supraétatique non souveraine (et son corps de citoyens européens) qui se rattache ultimement aux souverainetés de ses États membres/polities.

Ensuite, si à mes yeux la souveraineté étatique persiste, inchangée dans son ontologie, l’intégration européenne produit sur elle des perturbations inédites dont il faut prendre la mesure, et que j’appelle dans mon livre «  les jeux de la souveraineté en Europe  ». Les prétentions exceptionnelles de l’ordre juridique de l’UE via sa Cour de justice, couplées à l’architecture institutionnelle de l’UE et à l’interdépendance économique forte des États membres pris dans marché intérieur, génèrent des effets de dissipation de la souveraineté étatique. La Cour de justice de l’UE semble capter la souveraineté juridictionnelle, et imposer ses vues aux cours constitutionnelles nationales. Les décisions de Bruxelles paraissent tomber des cieux et s’abattre sur les peuples européens, qui n’ont d’autres choix que d’obtempérer, sans le sentiment d’avoir pu influer en rien sur ces règles. Plus encore, la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) semble même échapper aux chefs d’État et de gouvernement réunis au sein du Conseil européen. Mais cet apparent glissement de la souveraineté étatique vers les institutions européennes n’est qu’éclipse  : la souveraineté étatique disparaît momentanément sous notre regard, mais persiste dans l’ombre, pour mieux réapparaître dans tout son éclat à la faveur des événements (internes, comme pour le «  Brexit  », ou externes, comme avec la crise du Covid-19 ou la crise ukrainienne). Les maîtres des traités reprennent la bride de l’UE dont les institutions ne peuvent que suivre et appliquer au mieux leurs volontés, volontés étatiques souveraines qui elles-mêmes s’accordent ou s’affrontent sur la marche commune à suivre, avec toujours la possibilité pour chacune d’elle de quitter le jeu ou, plus pernicieux, de ne plus en suivre les règles.

C’est à mes yeux une donnée fondamentale avec laquelle il faut composer, et non tenter de modifier par l’hypothèse problématique d’une souveraineté partagée européenne. L’Europe doit trouver sa propre voie pour faire naître en son sein le politique européen, sans chercher à reproduire le modèle fédéral américain. Car la grande question n’est pas en soi la question de la souveraineté, mais la question du politique européen. Comment produire la substance politique authentiquement européenne  ? Celle-ci, c’est ma conviction, peut jaillir d’une démocratie européenne fondée à partir d’une puissance publique européenne, c’est-à-dire d’un pouvoir budgétaire parlementaire européen à même de produire des biens publics européens en accord avec les préférences des citoyens européens.

Je remarque ici que nous n’envisageons pas de la même manière la question des biens publics européens. Ils renvoient, dans vos analyses, au telos européen de la solidarité qui, selon vous, peut fonder le contrat social européen. Pour ma part, ils sont au fondement d’une approche matérielle du politique européen  : non pas son telos mais le point de départ constitutif, le vecteur par lequel s’ouvre une dimension proprement européenne du politique, incommensurable au politique interétatique. Selon moi, le démos européen ne naîtra pas de l’institutionnalisation d’une association fédérative des démoï nationaux, mais de la création d’un kratos proprement européen, c’est-à-dire d’un compte européen irréductible aux comptes étatiques, ou pour le dire autrement, à la manière d’un Jacques Rancière, d’un «  mécompte européen  » qui échappe à toute comptabilité interétatique.

Ensuite, si à mes yeux la souveraineté étatique persiste, inchangée dans son ontologie, l’intégration européenne produit sur elle des perturbations inédites dont il faut prendre la mesure, et que j’appelle dans mon livre «  les jeux de la souveraineté en Europe  ».

NICOLAS LERON

D’où, dans mon analyse, la centralité de la question du budget européen qui, autrement, apparaît comme un sujet technique, certes d’importance sur un plan macroéconomique pour stabiliser la zone euro, mais peu à même d’emporter le politique. Car si la question politique précède en Europe la question économique, et si la question du politique européen doit être d’abord comprise comme la question de la démocratie européenne qui elle-même adviendra par la création d’une capacité de production de biens publics européens structurants, alors le budget européen constitue le levier premier pour fonder l’Europe politique, et faire refluer la dynamique de politisation négative qui contamine les démocraties nationales.

CÉLINE SPECTOR

Sur ce point, je vous suis dans une large mesure, et il me semble que notre différend est moins profond que vous ne le dîtes. Je vous accorde volontiers que la question du budget est décisive, et qu’il faut privilégier une approche de la politique européenne qui l’envisage à partir des biens publics qu’elle peut créer. Que l’on fasse de la solidarité le nouveau telos de la République fédérative européenne (comme je le souhaite) ou que l’on fasse de la capacité budgétaire le point de départ de la démocratie européenne (ce que vous appelez de vos vœux) n’est pas foncièrement différent. Je ne sais interpréter autrement votre formule selon laquelle il faut se résoudre à la création d’un kratos européen, «  d’un compte européen irréductible aux comptes étatiques, ou pour le dire autrement, à la manière d’un Jacques Rancière, d’un «  mécompte européen  » qui échappe à toute comptabilité interétatique  ». À mes yeux, la difficulté, si l’on adopte ce vocabulaire, est d’expliciter la nature du «  kratos  » qui adviendrait en Europe.

Si le problème majeur est budgétaire, pourquoi ne pas défendre une réforme des institutions afin de réarmer le Parlement européen  ? La défense de l’Europe «  puissance publique  » ne peut-elle s’articuler à une défense de la transnationalisation de la souveraineté populaire  ? «  No representation without taxation  », affirmez-vous à la suite d’Etienne Balibar. Je le défends moi-même dans mon livre  : il faut fiscaliser le marché intérieur et donner des ressources propres à l’Union. Mais cela n’empêche nullement de réfléchir à la manière dont le demos européen est voué à se produire lui-même en surmontant ses divisions et ses contradictions, en faisant vivre une praxis démocratique. Je ne conclurais donc pas que «  l’Europe n’existe pas  » ou qu’elle est «  l’arlésienne de l’intégration européenne  » (NL, p. 180-1) car il dépend de nous que l’agôn politique fonctionne au Parlement européen en lui conférant un budget accru et en repolitisant ses choix grâce aux listes transnationales et à l’initiative législative.

Bien sûr, le désenchantement démocratique ne disparaîtra pas pour autant  : il ne faut se faire aucune illusion. L’abstention demeurera, et avec elle toutes les pathologies de la démocratie que nous connaissons déjà à l’échelle des États-nations. Mais je ne crois pas que la solution que vous proposez permette de surmonter ces difficultés redoutables. Il faut plutôt concevoir les conditions matérielles et culturelles qui pourraient permettre de revivifier la démocratie, en articulant sa dimension représentative et participative, dans un contexte géopolitique de résurgence des empires, où la démocratie est menacée et fragile. C’est dans ce contexte géopolitique qu’il nous faut concevoir la République fédérative européenne  : elle seule est de taille à affronter les périls suscités par ce monde d’empires.

NICOLAS LERON

Penser les conditions d’une démocratie européenne et de la production d’une substance politique européenne suppose au préalable, selon moi, de dresser l’analyse d’une absence actuelle de démocratie européenne et de substance politique authentiquement européenne. D’où ma formulation des deux thèses scandaleuses  : «  L’Union européenne n’est pas une démocratie  » et «  l’Europe, à proprement parler, n’existe pas  ». C’est justement le scandaleux du propos qui force le regard à dépasser les faux-semblants institutionnels. Car si l’UE est un formidable système de protection des droits fondamentaux articulé avec celui de la Convention européenne des droits de l’homme, si elle est également un puissant ordre juridique, un système politique sophistiqué, démocratique sur le plan institutionnel, elle n’est pas pour autant une démocratie au sens plein du terme, puisqu’il lui fait défaut le cœur matériel d’une démocratie  : un pouvoir budgétaire parlementaire capable de traduire en politiques publiques structurantes les préférences des citoyens exprimées au travers d’un processus électoral. Une assemblée dénuée de véritable pouvoir budgétaire n’est pas un Parlement  ; un système politique dénué de Parlement n’est point une démocratie. La radicalité de la conclusion conduit à se départir des approches en termes de démocratisation de l’Europe (à l’instar du groupe du T-DEM emmené par Thomas Piketty et Antoine Vauchez), car la question de la démocratie européenne ne relève pas d’une problématique processuelle mais fondationnelle.

Plus encore, le politique européen est aujourd’hui pour l’essentiel un politique interétatique. Ce que produit l’UE, outre sa coordination supranationale par les règles, est fondamentalement le fruit d’une matière interétatique  : un agrégat de matière budgétaire nationale piloté par Bruxelles. Seule une fiscalisation proprement européenne du marché intérieur (et non une harmonisation supranationale des fiscalités nationales) peut produire le politique européen, et donc donner corps à la figure du citoyen européen. Il ne s’agit pas ici, au contraire de Jürgen Habermas, d’un «  double souverain  », mais d’une double démocratie pour laquelle le citoyen est à la fois pleinement citoyen national et citoyen européen. De même que le citoyen sait très bien concilier sa citoyenneté municipale avec sa citoyenneté régionale et nationale (la différence des structures de vote selon les scrutins le démontre suffisamment), il saura vivre tout à la fois sa citoyenneté nationale et sa citoyenneté européenne, mais sans se méprendre sur son appartenance à l’unité politique de survie qui n’est pas l’UE mais l’État-nation. Être citoyen se distingue d’être membre d’une politie (qui peut être démocratique comme non démocratique) où s’impose à lui le verdict définitif de la justice interne et les choix opérés vis-à-vis de la guerre externe, toujours latente, parfois actualisée.

CÉLINE SPECTOR

Ce que vous nommez «  double démocratie  » est l’autre nom de ce que je tente de concevoir, dans le sillage de Habermas, au sein d’une démocratie européenne conciliée avec les démocraties nationales, régionales et locales. On ne peut selon moi isoler le problème de la fiscalité du problème politique plus général des pouvoirs du Parlement européen et des compétences partagées entre l’Union et les États-nations qui la composent – compétences qui doivent inclure le fiscal au même titre que le social afin de ne pas réduire l’Union à une agence de régulation du marché intérieur. Comme vous, je pense que les conflits de loyauté du citoyen sont plutôt rares entre les différentes échelles, nationales et supranationales – pas plus, en tous cas, que les conflits entre identité régionale et nationale.

Mais pour ma part, je pense qu’il serait illusoire de croire que l’on peut se contenter d’une réforme économique pour impulser une véritable démocratisation de l’Union  : il faut utiliser à la fois le levier des institutions démocratiques et celui de la culture démocratique. C’est l’héritage politique des philosophes des Lumières qui irrigue ma réflexion sur la démocratie  : rien ne sert de réformer les institutions si les mœurs ne sont pas au diapason. Telle est la raison pour laquelle j’accorde tant d’importance à une nouvelle théorie des «  corps intermédiaires  »  : pour que les conflits sociaux, économiques et politiques puissent être surmontés par une voie institutionnelle et non violente, il importe que des groupes d’intérêts soient structurés et que l’opinion et la volonté du peuple soient médiées. Ces médiations peuvent être de plusieurs ordres  : partis politiques, syndicats, associations, ONG… L’existence de corps intermédiaires, dans une société individualiste, doit nécessairement prendre la forme de groupes d’influence ayant vocation à exercer une forme de «  pression  » sur les décideurs politiques. Le pouvoir de certaines ONG environnementales à Bruxelles peut se concevoir sur ce mode  : combattre l’influence des lobbies économiques par des exigences sociales et environnementales. Telle est également la raison pour laquelle j’insiste autant sur la culture  : pour former des citoyens européens, une Bildung apte à structurer la vie concrète des citoyens s’impose. C’est en mobilisant, au-delà des ressources matérielles, des ressources artistiques, historiques ou philosophiques, que l’on pourra aussi revivifier la démocratie.

Enfin, je mise sur la formation de collectifs citoyens dans le cadre d’une démocratie sociale et environnementale rénovée. Il faut identifier deux travers majeurs de la citoyenneté européenne dans le contexte qui est le nôtre  : son insuffisante armature du point de vue des droits sociaux et environnementaux  ; son incapacité à instituer un espace politique conflictuel où le point de vue des victimes de l’européanisation (i.e. de l’ouverture des sociétés et des marchés) soit suffisamment pris en compte. Je conçois donc la démocratie européenne comme une démocratie sociale et environnementale. Il ne saurait s’agir d’une transformation purement cosmétique de la démocratie, s’adjoignant des États généraux avant d’enclencher un processus législatif classique, tenant peu compte des résultats des consultations citoyennes – auquel cas les Conseils citoyens auraient vocation à faciliter l’acceptabilité sociale des réformes ou à assurer la manufacture du consentement.

Dans le modèle que je projette, les collectifs citoyens ne seraient pas par eux-mêmes dotés de pouvoir politique  ; ils seraient plutôt conduits à élaborer des propositions de loi ensuite soumises à la ratification parlementaire européenne. Plutôt que de fournir des principes auxquels les choix collectifs doivent se soumettre, la démocratie ainsi conçue suppose le respect de procédures de décision et de réparation équitables  : elle défend le droit à l’information, à la participation et à la compensation des préjudices commis en violation des normes sociales ou environnementales. Consultation, concertation et négociation n’ont pas vocation à se substituer aux mécanismes de la démocratie représentative européenne, qui impliquent la responsabilité des élus et des commissaires  ; mais une conception active de la citoyenneté est intégrée aux dispositifs conduisant à la fabrique du droit. En tirant parti des mouvements européens issus de la société civile, la République fédérative européenne pourrait ainsi intégrer la nécessité d’une politique climatique ambitieuse et accompagner la transition onéreuse vers une économie bas-carbone. Elle demeurerait fidèle à la conception dualiste de la démocratie que je défends  : l’approche majoritaire y serait limitée par la constitutionnalisation des droits sociaux et environnementaux. C’est sur cette piste que je travaille à présent.

NICOLAS LERON

La question du budget européen ne relève pas, à mes yeux, d’une seule question de réforme économique, mais elle touche une dimension constitutive du politique (européen). Il en va de même pour la monnaie unique qui reconfigure radicalement la situation politique (et non seulement économique) des États membres de la zone euro, en ce que la monnaie institue un lien de solidarité intergénérationnelle et donc l’amorce d’un faire-société à l’échelle européenne (cf. les travaux de Michel Aglietta). Mais le budget jouit, selon moi, d’une prééminence politique plus grande encore, en ce que le budget permet deux choses fondamentales à la fois  : la création de recettes européennes imputées au corps des citoyens européens (et plus seulement des citoyens nationaux) et la production de biens publics décidée par et pour le corps des citoyens européens. En ce sens, le budget européen institue le corps de citoyens européens  ; il produit la démocratie européenne. Il n’est donc pas une dimension importante parmi d’autres (les dimensions que vous évoquez et dont je partage l’idée d’importance, mais non de prévalence), mais le point de départ d’un saut politique fondamental. Ayant écarté la souveraineté européenne et l’idée de peuple européen constituant, je ne vois que le pouvoir budgétaire parlementaire européen comme levier à la disposition des Européens pour s’instituer comme corps de citoyens européens et faire advenir l’Europe politique.

Sources
  1. NB  : par commodité de lecture, les références à leurs livres respectifs seront notées entre parenthèse «  NL  » pour le livre de Nicolas Leron et «  CS  » pour le livre de Céline Spector, suivi du numéro de page de l’extrait cité.
  2. Pour une lecture critique du cosmopolitisme européen de Jean-Marc Ferry, je me permets de renvoyer le lecteur à ma recension de son essai Comment peut-on être Européen ? Éléments pour une philosophie de l’Europe (Calmann-Lévy, 2020), recension publiée sur La Vie des idées  : < https://laviedesidees.fr/L-epiphanie-cosmopolitique.html>.
  3. Cf. Alexandre Escudier, «  Refaire la philosophie politique  : commerce, force et vertus  », Le Grand Continent, 6 avril 2022  ; «  Une ‘grande stratégie’ de gauche est-elle possible  ? Accélération géostratégique et socialisme démocratique  », Germinal, n° 4, «  Le socialisme face aux rivalités mondiales  », mai 2022, p. 195-208.