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L’ouvrage collectif L’Afrique et le monde : histoires renouées, dirigé par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont paraît aujourd’hui aux éditions La Découverte. Le Grand Continent en publie une recension.
Faire l’histoire de l’Afrique, comme au demeurant de n’importe quelle autre région du monde, pose à l’historien des questions fondamentales relatives à l’espace-temps qu’il étudie. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’Afrique puisqu’il s’agit d’étudier une région dont les contours comme le nom sont exogènes en ce qu’ils ont été fixés depuis d’autres régions du monde et par des non-Africains. Le concept d’Afrique est-il néanmoins opératoire et quels contours donnez-vous à cette région ?
De même que tout chrononyme est anachronique, tout toponyme est « anatopique ». C’est évident quand il s’agit d’un nom de période : par définition, il est toujours donné après la période en question, quand l’expérience ou la volonté d’un changement de période fait saillir la précédente comme une butte-témoin géologique. Il n’y a d’Ancien Régime que lorsqu’on entre dans la Révolution ; de Moyen Âge que lorsqu’on a décidé qu’on voulait passer à autre chose qu’on appelle la Renaissance ; de Trente glorieuses que lorsqu’on est sûr qu’il n’y en aura pas quarante. Un nom de période n’est donc jamais donné par les indigènes de la période en question. De la même façon, un nom d’espace est toujours donné de l’extérieur ou à tout le moins de façon surplombante à l’égard des sociétés qui y sont englobées. Il n’y a rien là de spécifique à l’Afrique : Europe, Amérique, Australie, sont des noms qui n’ont rien d’européen, américain, australien. Ce qui est cependant intéressant avec le nom « Afrique », c’est que c’est un nom au départ africain, désignant une société africaine de l’actuelle Tunisie, puis qui a désigné la province d’Africa romaine, puis l’Ifriqiya arabe. Ce nom a donc une longue histoire de réappropriations, d’extensions, de compétitions avec d’autres noms. Au Moyen Âge et à l’époque moderne, on parlait également d’Éthiopie supérieure, d’Éthiopie ultérieure ou encore de Guinée, pour désigner de très vastes régions d’Afrique qui n’ont rien à voir avec les pays qui portent ces noms actuellement. Puis le toponyme « Afrique » a fini par s’imposer à tout le continent, au terme d’une histoire qui est celle de la formation d’une notion dans la géographie mentale du monde moderne et dans la géographie politique et identitaire du monde contemporain. Est-ce un handicap pour les historiens et historiennes que d’utiliser un nom anatopique ? Non : en histoire, il est nécessaire d’employer des catégories analytiques extérieures aux sociétés du passé, c’est même la condition de leur intelligibilité. Mais il faut le faire sans les naturaliser, en les neutralisant exactement comme on le fait avec les noms de période.
User du concept d’Afrique, ce n’est pas seulement user d’un nom, mais aussi d’une idée qui postule une cohérence entre les espaces regroupés sous ce toponyme. Qu’est-ce qui fait l’unité de l’espace africain et l’Afrique est-elle une ou plurielle ?
Elle est les deux et il est nécessaire de faire avec les deux. Certains ont envie que l’Afrique soit une, ont envie de dire « Africa is a country » en la promouvant en tant qu’entité existante et légitime. C’est une affirmation fréquente au sein de la diaspora afrodescendante à travers le monde, notamment aux États-Unis, où le vocable d’Afrique a une forte résonance dans la grammaire identitaire américaine. Il existe aussi un évident sentiment panafricain qui, comme en Europe, désire l’unité. Mais inversement, certains ont envie de dire : « Africa is not a country ». Et on doit leur donner raison aussi : l’Afrique, c’est 54 pays. Et au-delà même de la multiplicité politique, c’est une très grande diversité des sociétés, des formes culturelles, des langues – plus de 2 500 langues sont parlées en Afrique –, des formations politiques, des types d’interaction entre les sociétés. Ces deux affirmations sont donc vraies à tour de rôle. Et elles sont problématiques à tour de rôle. Promouvoir une « africanité » homogène, c’est nier les identités nationales ou locales, c’est céder à ce que Joseph Tonda appelle une « afrodystopie » (Afrodystopie : la vie dans le rêve d’autrui, Karthala, 2022). Mais inversement ne parler que de diversité, c’est défendre un fractionnement ethnique qui était l’idéal de gouvernance du colonialisme et de l’apartheid, et qui reste le principe organisateur des musées d’art africain. Alors, entre dystopie intellectuelle et vertige sentimental, il faut tenir la barre. L’Afrique est à la fois singularité et pluralité et cette pluralité des sociétés africaines est par certains aspects la singularité de l’Afrique. On ne peut pas ne pas s’interroger sur cette diversité qui est un produit de l’histoire et qui, comme je l’ai écrit (Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS Editions, 2022), devrait être « bonne à penser » pour toute historienne ou historien, quelle que soit sa société de prédilection.
Lorsqu’on pense à la pluralité africaine, une première grande fracture qui vient à l’esprit est celle ce qu’on appellerait l’Afrique du nord et l’Afrique subsaharienne. Ce clivage en est-il un ?
C’est un clivage, un chiasme extrêmement profond, qui est d’abord environnemental : le Sahara est un fait géographique. Mais cela ne veut pas dire que cette géographie n’a pas une histoire, qui est tout à la fois l’histoire des milieux, l’histoire des interactions entre les sociétés et ces milieux, l’histoire des perceptions de ces milieux par des sociétés elles-mêmes transformées par leurs relations à ces milieux. C’est d’ailleurs un sujet que je travaille actuellement dans le cadre de mon séminaire au Collège de France sur la préhistoire et l’histoire du Sahara. Cette vaste région d’Afrique, qui court de l’Atlantique à la mer Rouge, seulement traversée par le cordon verdoyant du Nil, ne doit pas être envisagée comme un espace en quelque sorte négatif entre deux Afriques, mais comme une région motrice, intégratrice, habité et pratiqué par des sociétés qui construisent des relations transsahariennes. Pour autant, l’idée du Sahara comme chiasme est une idée qui a elle aussi une histoire ! C’est une idée instruite depuis un point de vue septentrional : d’abord un point de vue arabo-centré, celui des commerçants qui, depuis les débuts de l’Islam, ont traversé le Sahara pour aller à la rencontre des cités, des formations politiques et des partenaires commerciaux du Sahel ; puis, à partir du XVe siècle, un point de vue européen, celui des voyageurs portugais, italiens et autres qui ont éprouvé la très longue navigation le long des côtes du Sahara comme une lente et douloureuse transition entre une Afrique blanche et une Afrique noire. Et puis enfin il y a l’expérience, largement romantisée, des officiers sahariens de l’époque coloniale qui se sont fait une spécialité de la découverte et de la description de ce milieu. Au cours de cette longue histoire du Sahara vécu comme épreuve, il y a eu une construction de cet espace comme un espace séparateur entre deux Afriques, entre deux états de civilisations, entre deux stades évolutionnistes, entre deux « races ». Cette construction, il nous faut la déconstruire en permanence. Car la réalité historique n’est pas celle d’une séparation, mais celle d’un espace dans lequel et autour duquel prend place une conversation culturelle entre différentes sociétés, par exemple sur le plan religieux avec le phénomène d’islamisation qui intervient dans le Sahara et au travers du Sahara dès les VIIIe, IXe, Xe, XIe siècles. Des hommes, des idées, des livres traversent le désert dans les deux sens et donnent corps à cette idée de conversation qui est repérable aussi dans l’architecture ou dans l’écriture arabe qui sert à écrire d’autres langues que l’arabe au sud du Sahara. C’est pourquoi il est à mon avis plus intéressant de penser l’histoire du Sahara comme celle d’une conversation interculturelle de longue durée que comme l’histoire figée d’un chiasme entre une « Afrique blanche » et une « Afrique noire ».
Dans cette conception du Sahara comme une synapse faisant converser des cultures, quelle place accorder à l’islam ? En pénétrant en Afrique, l’islam a-t-il pour ainsi dire capturé certaines régions africaines pour les absorber dans le Dar al-islam ou au contraire, s’est-il lui-même africanisé ? Qu’est-ce que l’islam a fait à l’Afrique et qu’est-ce que l’Afrique a fait à l’islam ?
La conversation culturelle transsaharienne dont je parle a été, pour l’essentiel, pacifique. Rappelons en effet que les sociétés du sud du Sahara n’ont jamais été soumises militairement à des pouvoirs musulmans extérieurs, encore moins colonisées, sinon très ponctuellement et très tardivement, par exemple en Nubie (l’actuel Soudan), anciennement chrétienne, au XVe siècle, ou encore dans la Boucle du fleuve Niger (de Tombouctou à Gao) au XVIIe siècle. Sauf exception, donc, partout, de la Mauritanie et du Sénégal au Niger, du Nigeria au Tchad, de la Somalie à la Tanzanie, l’islam a été volontairement adopté par des Africains et des Africaines, d’abord et surtout par les membres des élites politiques et les classes sociales commerçantes et urbaines. On l’observe très nettement dans la documentation écrite arabe et dans la documentation archéologique : dès les Xe-XIe siècles, par exemple, on assiste à de nombreuses conversions à l’islam parmi les familles royales de toutes les régions du Sahel. Et ce sans contrainte : il n’y a pas eu de traversée d’armées arabes à travers le Sahara. J’ai dit que l’islam avait été adopté, or qui dit « adopté » dit « adapté » : et en effet, l’islam est très vite devenu en Afrique une religion traditionnelle, tout comme le christianisme en Erythrée, en Éthiopie (où il est implanté officiellement depuis le IVe siècle) ou en Nubie (où des royaumes chrétiens ont émergé au VIe siècle). Pendant des siècles, au sud du Sahara, l’islam côtoie en effet d’autres religions, que l’on appelle parfois « traditionnelles » pour les distinguer de l’islam ou du christianisme qui ne le seraient pas. Il s’agit de véritables religions même si elles n’ont pas forcément de panthéon rigide, elles ont des divinités souveraines et des déités des terroirs ; elles voisinent avec des cultes rendus à certains ancêtres, à des génies, à des héros. Et elles font volontiers une place à des innovations religieuses comme l’islam. L’islam est longtemps demeuré minoritaire au sein des sociétés en question : il était sans doute minoritaire dans le royaume du Ghâna (Mauritanie et Mali actuels) aux XIe-XIIe siècles comme dans le royaume du Mâli (Mali, Guinée, Sénégal actuels) aux XIIIe et XIVe siècle. L’islam est resté minoritaire jusqu’aux grands mouvements réformateurs des XVIIIe et XIXe siècles qui représente le moment de bascule massive dans un islam populaire dans ces régions d’Afrique.
Alors, pour répondre à votre question : oui l’islam s’est africanisé en Afrique subsaharienne, et oui les élites sahéliennes ont participé de plain-pied à la conversation globale avec le Dar al-islam. Alors faut-il désigner ces sociétés médiévales comme islamiques ou comme africaines ? C’est une question clivante. Selon que vous répondez que les Mâliens du XIVe siècle ou les Swahilis du XVe siècle étaient totalement africains, ou bien qu’ils étaient des musulmans comme les autres, vous gagnez des points avec certains historiens ou historiennes, ou bien vous en perdez. Mais il y a plus grave que ces problèmes de positionnement historiographique et politique : il y a que vous perdez des aspects de la réalité passée. Pour ma part, je fais le choix d’une position d’inconfort consistant à penser la dualité des appartenances. Ce serait à mon avis une erreur que de désigner ces sociétés comme strictement islamiques, ne serait-ce que parce qu’au Moyen Âge, une large proportion des gens au sein de ces sociétés ne sont pas musulmans. Et ce serait une erreur tout aussi grave que de désigner ces sociétés comme exclusivement africaines, car ce serait ne pas voir qu’une part importante des élites de ces sociétés transforment alors non seulement leur religion, mais aussi leur langue, leurs goûts et mêmes leurs généalogies, en se dotant d’appartenances extérieures à l’Afrique. Ce qui fait sens dans beaucoup de régions d’Afrique au Moyen Âge, c’est la dualité : la dualité des villes, des identités, des expressions culturelles, de certaines classes sociales et de certains individus qui se tiennent à l’interface entre leur société, dont ils sont membres à part entière, et d’un monde étranger et lointain, dont ils sont aussi partie prenante. Pour le comprendre, il faut examiner ce qui se passe à la cour du Mâli au XIVe siècle : l’alternance de la religion des masques sur la place publique et du culte musulman à la mosquée, que j’ai mise en lumière dans mon cours bientôt publié (Les masques et la mosquée, CNRS Éditions, à paraître). Cette alternance était une façon de mettre en scène la coprésence religieuse, la co-importance de ces deux religions, et le fait que le roi est à la fois sultan – dignité islamique – et mansa – dignité traditionnelle : il a deux légitimités qu’il tient ensemble. Plutôt que de penser les sociétés africaines médiévales du Sahel ou de la côte swahilie sous l’angle strictement islamique ou africain, il est donc beaucoup plus intéressant selon moi de penser la coprésence de ces formes religieuses, la bi-appartenance de ces sociétés à deux registres culturels, deux profondeurs géographiques différentes. Je parlais d’un inconfort de l’historien que je suis devant un tel phénomène, mais en réalité cet inconfort n’est que la manière la plus respectueuse de comprendre ce qu’était l’inconfort des groupes sociaux que nous observons dans le passé.
De même que l’irruption de l’islam a eu pour conséquence de rendre possible cette conversation entre le monde africain et l’est d’où est arrivée cette religion, l’irruption des Européens l’a plus tard ouvert vers l’ouest via la traite atlantique. Cela a contribué à inscrire l’Afrique dans une autre géographie, qui est celle de la « négritude » ou de « l’Atlantique noir ». Un autre débord donc, vers l’Amérique et la Caraïbe, qui invite à penser l’africanité non plus au regard du Dar al-islam, mais d’un monde noir transatlantique dont elle serait le berceau mais plus la seule composante.
Cela pose plus largement la question de la place de l’Afrique dans la Modernité, c’est-à-dire la forme très particulière de globalité qui s’instaure à partir de la fin du XVe siècle, et du rôle des Africains et des Africaines dans la formation de cette modernité. Un rôle que l’on pourrait croire passif, si l’on met exclusivement l’accent sur la traite transatlantique des esclaves et si l’on n’a en tête qu’une vision abstraite, statistique, de la traite. Or il n’en est rien. À toutes les échelles, de l’individu réduit à la condition d’esclave aux sociétés africaines en Afrique et aux communautés esclaves ou libres aux Amériques, il y a une agentivité historique qui se laisse observer dans la circulation des plantes alimentaires, des goûts vestimentaires, des idées révolutionnaires, pour ne donner que quelques exemples. Il est donc évident que la formation d’une diaspora noire pan-atlantique à la faveur de la traite esclavagiste est un phénomène qui participe de la globalisation moderne. Mais la participation des hommes et des femmes noires à la Modernité va beaucoup plus loin : les formes industrielles de déportation d’esclave, l’économie de plantation comme prototype de l’économie capitaliste, la marchandisation du corps noir comme paradigme de l’économie des trois derniers siècles, sont des caractères typiques de la Modernité. Il est donc essentiel, une nouvelle fois, de penser la Modernité en compagnie de l’Afrique, et de penser le rapport à l’Afrique de la diaspora afrodescendante, en particulier les phénomènes d’identités et de mémoires. Ces différents aspects sont le sujet du livre collectif L’Afrique et le monde : histoires renouées que j’ai dirigé avec Anne Lafont (La Découverte, 2022). Dans ce livre, une dizaine de grandes voix de la recherche essaient de penser à différentes échelles chronologiques et géographiques la coprésence des histoires de l’Afrique et du monde et en particulier ce phénomène crucial qu’est celui de la formation de l’Atlantique noir.
Autant que les problèmes spatiaux dont nous venons de parler, l’historien de l’Afrique est confronté à des problèmes chronologiques. Se pose notamment la question de la périodisation : faut-il forger une périodisation propre à ce continent ou bien peut-on lui appliquer des périodisations forgées par et pour d’autres régions du monde ? N’y a-t-il pas un risque de tomber dans l’occidentalocentrisme lorsqu’on parle, comme vous avez pu le faire, de « Moyen Âge » africain ?
Certains réagissent vivement quand ils entendent parler pour la première fois de Moyen Âge africain. Une chose intéressante est que ces réactions viennent de bords différents : soit de nationalistes de pays africains, qui trouvent qu’il n’y a pas besoin de la notion « importée » de Moyen Âge, soit de nationalistes français ou d’autres pays européens, voire de suprématistes nord-américains, qui n’acceptent pas qu’on « exporte » cette notion vers d’autres régions du monde. J’entends cette sensibilité. Mais je crois qu’il ne faut pas se laisser impressionner : il n’y pas de propriété intellectuelle sur un chrononyme, surtout si la revendication d’une propriété intellectuelle empêche de penser les géographies différentes du passé. Je viens d’en parler au sujet de la Modernité. J’en dirais autant au sujet du Moyen Âge. La seule question qu’il est utile de se poser, c’est : est-ce utile de parler d’un Moyen Âge africain ? Ma réponse est oui. Ou plutôt, car c’est ainsi que je la formule aujourd’hui : il est utile de penser un Moyen Âge global auquel ont pris part les sociétés africaines. Le faire revient à provincialiser l’Europe médiévale au sein d’un monde « eur-asi-africain » fait de multiples provinces. Et c’est peut-être bien ce qui énerve les nationalistes de tous bords. Mais cela fait mieux : cela re-sémantise le Moyen Âge en le déculturalisant. Le Moyen Âge n’est plus une civilisation féodale localisée dans l’Occident latin mais un système d’échanges et d’articulations entre différentes sociétés, classes, groupes et individus qui y participent à divers degrés. Dès lors, le Moyen Âge global devient à la fois une période, en gros du VIIe au XVe siècle, une géographie, en gros le Vieux Monde, et un certain régime de connectivité qui n’est pas le même que celui de la Modernité.
Vous avez dirigé un riche ouvrage collectif consacré à « l’Afrique ancienne » qui courait de 20 000 avant notre ère au XVIIe siècle. En quoi le XVIIe siècle fait-il charnière dans l’histoire de l’Afrique ?
En concevant ce livre (L’Afrique ancienne, de l’Acacus au Zimbabwe, Belin, 2018) et en en dressant la table des matières, j’ai en effet été amené à chercher la « bonne » césure chronologique pour borner une approche historique à l’échelle de toute l’Afrique. Je n’ai pas voulu m’arrêter à la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire autour du XVe siècle, ce qui aurait été possible mais aurait laissé de côté de grandes formations politiques comme le royaume Songhay ou le royaume du Kongo. Si je voulais intégrer ces formations politiques, et plus largement les effets de la Modernité en Afrique, il fallait pousser le curseur d’environ deux siècles, sans pour autant aller jusqu’à une époque, les XVIIIe et XIXe siècles, où la documentation disponible aux historiens et aux historiennes change radicalement parce que les sources écrites deviennent abondantes. La césure du XVIIe siècle est donc le fruit d’un arbitrage, pas complètement justifié partout, mais qui partout oblige à prêter attention à des documents écrits plus rares, et oblige à intégrer dans la narration une documentation archéologique qui ne soit pas simplement décorative. D’ailleurs, la majorité des auteurs et autrices de ce livre sont des archéologues.
Mais votre question soulève un problème plus large : s’il est difficile, et à coup sûr plus difficile qu’ailleurs, de dégager des synchronismes à l’échelle de toute l’Afrique, c’est parce que les sociétés africaines n’ont pas suivi les trajectoires évolutionnistes que nous reconnaissons ailleurs. Elles n’ont pas co-évolué toutes ensemble en passant par les mêmes « cases » chronoculturelles : Paléolithique, Néolithique, Âge des métaux, etc. Les sociétés africaines ont connu toutes ces innovations, mais elles ont multiplié les trajectoires sociales, politiques, techniques, économiques. Avec des effets spectaculaires : les chasseurs-cueilleurs et les nomades de type néolithique y ont toujours continué à cohabiter avec les États centralisés. On le voit très bien pour le royaume d’Aksum (en Erythrée et Ethiopie actuelles) ou dans l’empire du Mâli médiéval, des formations politiques très hiérarchisées et jalouses de leur hégémonie politique, mais dont les territoires sont pourtant poreux aux groupes nomades d’éleveurs de vaches. De la même façon, il faut penser aux sociétés de chasseurs-cueilleurs d’Afrique, par exemple les sociétés que l’on appelle Pygmées en Afrique centrale ou encore les San autour du Kalahari en Afrique australe, non comme des reliques de la préhistoire mais comme nos contemporains. Cette diversité interdit de catégoriser la préhistoire et l’histoire des sociétés africaines sous d’uniques catégories chronoculturelles. On ne peut pas exemple pas dire qu’à un moment donné, à travers toute l’Afrique, on est dans le Néolithique (chose que l’on peut dire en Eurasie). Ce que l’on peut dire, c’est que certaines sociétés en Afrique reçoivent un « paquet » néolithique il y a dix mille ans et au cours des millénaires suivants, certaines le reçoivent et le trient de façon sélective en gardant par exemple les vaches et en éliminant le reste (les autres animaux, les plantes cultivées), d’autres s’approprient l’idée du Néolithique et le répliquent différemment (en domestiquant de nouvelles plantes), certaines s’en moquent et font tout à fait autre chose. Quelques millénaires plus tard, par exemple au Moyen Âge, toutes les sociétés africaines ne sont pas non plus passées sous la domination de grands royaumes territoriaux abutés frontière contre frontière. Car il demeure partout des sociétés de type traditionnel : des nomades et des chasseurs-cueilleurs, mais aussi des sociétés villageoises et agricultrices faiblement centralisées, qui constituent des arrière-pays producteurs de grain, de fer, des espaces-tampons entre royaumes, parfois des zones de prédation esclavagiste. Bref, on ne peut pas faire rentrer toute l’Afrique dans les mêmes catégories chronoculturelles plus ou moins synchrones comme on le fait avec l’histoire de l’Europe. Cependant, j’insiste : cette diversité économique, qui suppose de multiples formes d’interactions entre sociétés, et l’incroyable hétérogénéité culturelle de l’Afrique, qui résulte d’une très longue de fabrique de la diversité, sont des sujets qui doivent interroger tous les historiens et historiennes.
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Vous avez publié un petit essai intitulé Penser l’histoire de l’Afrique dont le titre n’est pas sans faire écho à un célèbre ouvrage de François Furet, Penser la Révolution française. Ce dernier s’ouvrait sur ces mots : « l’historien qui étudie les rois mérovingiens ou la guerre de Cent Ans n’est pas tenu de présenter, à tout moment, son permis de recherches. La profession et la société lui consentent, pour peu qu’il en ait fait l’apprentissage technique, les vertus de patience et d’objectivité. La discussion de ses résultats ne mobilise que les érudits et l’érudition. L’historien de la Révolution française doit, lui, produire d’autres titres que sa compétence. Il doit annoncer ses couleurs. Il faut d’abord qu’il dise d’où il parle, ce qu’il pense, ce qu’il cherche ». Ce constat pourrait être repris quasiment mot pour mot à propos de l’historien africaniste qui est lui aussi sommé de dire d’où il parle et où il veut en venir. Comment vivez-vous cette dimension polémique de l’histoire de l’Afrique ? Est-ce une chance qui témoigne de l’intérêt du public pour votre objet d’étude ou un obstacle qui complique votre travail ?
Il est vrai que l’historien ou l’historienne de l’Afrique fait face à quelques inimitiés : celle des nationalistes de tous bords dont j’ai déjà parlé, celle des dénialistes qui ne pensent pas que les sociétés africaines puissent avoir une histoire, celle des afrocentristes qui pensent que tout ce qui est civilisé dans le monde provient de l’Égypte noire et qui ne s’intéressent pas à l’histoire des sociétés africaines. Ces inimitiés peuvent donner lieu à toute sorte de micro-agressions, mises en cause, accusations, ou parfois menaces. Il est donc vrai qu’il faut hisser ses couleurs quand on est spécialiste de l’histoire de l’Afrique. Et parfois même, il faut justifier de sa couleur de peau. Il m’est arrivé d’être harangué par des personnes noires qui voyaient ma couleur de peau comme l’indice d’un préjugé de race en quelque sorte congénital. Mais je dois dire qu’il m’est arrivé encore plus souvent d’être apostrophé par des Blancs sur le même thème. Une historienne de la Grèce m’a un jour reproché de n’être pas noir compte tenu du poste auquel je prétendais. Elle-même était blanche et n’a pas vu, je crois, le danger de cette équation raciale, par laquelle être noir vous qualifierait mieux qu’un autre pour comprendre intimement l’histoire de l’Afrique, et par conséquent vous disqualifierait pour être historienne de la Grèce. Les romanciers noirs ne cessent de se heurter à cette même équation raciale par laquelle on suppose que leur lectorat ne saurait être universel si leurs personnages sont noirs. Sur ce sujet il faut lire les essais critiques de Toni Morrison ou de Leonora Miano.
Contrairement au domaine d’étude de la Révolution française, cette situation ne provient pas d’une politisation inhérente au domaine de l’histoire africaine. Elle provient du fait que l’histoire des sociétés africaines n’est pas suffisamment présente dans les savoirs communs, que ce soit en Afrique, en Europe, en Amérique du nord ou ailleurs. L’Éthiopie chrétienne, le Mâli du mansa Mûsâ, les cités-États swahilies, ne font que rarement partie des références culturelles disponibles parce qu’apprises à l’école, présentes sur les tables des librairies, employées dans les discours publics, ou même mobilisées à titre théorique ou comparatiste dans les discours savants. À cause de cette rareté, une foule de faux savoirs occupent la place. Et c’est contre cela que les historiens et historiennes professionnelles doivent en permanence lutter pour, si ce n’est justifier de leurs motifs, en tout cas en même temps produire des savoirs et aménager la place pour accueillir ces savoirs. Ces batailles, chaque historienne ou historien de l’Afrique, à Abidjan, à New York ou à Paris, les mène à sa manière. Les miennes consistent à mener des recherches de terrain dans des pays où les conditions de sécurité le permettent, à transformer ces recherches en cours publics comme je le fais au Collège de France, à transformer ces cours en livres.
L’enseignement constitue de fait le meilleur moyen de combler ce déficit d’Afrique dans le bagage culturel occidental que vous pointez. Quel regard portez-vous sur la place accordée à l’histoire de l’Afrique dans les programmes scolaires français ? Et qu’en est-il de l’enseignement de cette histoire dans les écoles africaines ?
On n’apprend pas tant que cela l’histoire de l’Afrique dans les écoles, collèges et lycées africains. Les manuels scolaires contiennent parfois de bonnes histoires nationales, mais répercutent très rarement une vision ample et à jour de l’histoire africaine au sens large. À l’université, il y a parfois de très bonnes filières d’histoire, mais souvent elles ne débouchent pas sur des formations doctorales, faute d’encadrants eux-mêmes docteurs et faute de débouchés professionnels. C’est donc à l’étranger que continuent de se former beaucoup de spécialistes africains et africaines en histoire et dans les sciences du passé en général. Quant à la situation en France, elle est pathétique tant est grande l’absence de savoirs historiques sur l’Afrique à travers tout le cursus des élèves. Le royaume du Mâli a fait une courte incursion il y a quelques années dans les programmes pour en disparaître presque aussitôt. Pourtant les savoirs sont disponibles, et le pouvoir de fascination que cette histoire est susceptible d’exercer sur la curiosité des élèves de tout âge et de toutes origines est remarquable. Je fais souvent cette expérience consistant à passer jusqu’à deux heures avec les élèves d’une classe devant une projection sur écran de l’Atlas catalan, une carte de 1375. Un décryptage de l’iconographie et des légendes permet de reconstruire avec les élèves tout ce que l’on sait de l’histoire du Mali au XIVe siècle. Tous les enseignants et enseignantes en histoire savent qu’il est possible d’éveiller des trésors de curiosité à condition de révéler de l’inattendu. Quelle autre qualité voulons-nous éveiller chez les enfants et les jeunes adultes que la curiosité devant l’inattendu ?