Le futur du musée, entre ambition et anxiété

Les vingt-huit entretiens qu'András Szántó a conduits avec les directeurs et directrices de douze institutions et leurs filiales dans quatorze pays différents révèlent les fractures qui conditionneront les modèles des musées de demain. Nous traduisons les bonnes feuilles de son nouvel ouvrage The Future of the Museum.

András Szántó, The Future of the Museum : 28 Dialogues, Berlin, Hatje Cantz, 2021, 320 pages, ISBN 9783775748278

Depuis le début de la crise sanitaire, partout dans le monde, les musées sont à la peine. Parfois fermés depuis plusieurs mois voire, pour certains, bientôt un an, parfois contraints de faire face à d’importantes coupes budgétaires et vagues de licenciements, quelquefois même contraints de se séparer de certaines de leurs œuvres, leur modèle historique semble éprouver ses limites. D’autant que la pandémie n’est que la dernière d’une série de crises qui, ces dernières années, ont ouvert le débat sur leur rôle dans la société, leurs liens avec l’héritage colonial, l’opacité de leur administration ou, plus simplement, leur existence même. Si bien que la nécessité de la réinvention du musée se pose aujourd’hui comme une véritable question.

Consultant en stratégie culturelle œuvrant auprès de nombreuses institutions renommées, également écrivain et journaliste, András Szántó a profité de son confinement new-yorkais l’été dernier pour prendre le pouls du milieu des grands musées internationaux à ce sujet. Réunis dans un livre fraîchement paru, The Future of the Museum : 28 Dialogues, les vingt-huit entretiens qu’il a conduits avec les directeurs et directrices de douze institutions et leurs filiales dans quatorze pays différents révèlent les fractures, les défis et les enjeux qui sont appelés à conditionner les modèles des musées de demain. Le Grand Continent propose la traduction inédite de l’introduction de cet ouvrage, qui montre bien comment les musées entament progressivement le chemin de leur réinvention.

Ce livre est le produit du confinement entraîné par la grande pandémie de 2020 ; il tend pourtant vers un horizon beaucoup plus lointain. J’avais conçu depuis longtemps l’idée d’une série de conversations avec des directeurs de musées, mais je n’arrivais pas à trouver le bon angle – ou même le temps. Mais nous voilà tous au beau milieu d’une calamité comme on n’en voit qu’une par siècle, avec du temps libre plus qu’il n’en faut, à contempler un futur aussi nouveau qu’incertain.

Il devint clair en avril 2020 que cette année entrerait dans l’histoire du monde comme la charnière la plus importante depuis 1989 et la fin de la guerre froide – pas seulement pour les musées, mais pour nous tous. Un chapitre s’est clos, un autre s’est ouvert. À travers le monde, les musées ont fermé leurs portes. Leur fonctionnement essentiel, qui est aussi leur principale source de revenus – exposer des objets dans un lieu dédié pour les rendre accessibles au public –, fut mis en veille, indéfiniment. Cela semblait donc un moment propice pour s’interroger : à quoi ressemblera le musée du futur ? À qui servira-t-il ? Quelle forme prendra-t-il ? À quels besoins répondra-t-il, et comment ?

Bien avant le Covid-19, le monde des musées était déjà entré, partout dans le monde, dans une période d’intense autocritique, en large part à l’abri des regards.

András Szántó

On a largement remarqué que les grandes crises tendent à accélérer les changements déjà à l’œuvre. Il en va des musées comme du reste dans ce moment sans précédent. Bien avant le Covid-19, le monde des musées était déjà entré, partout dans le monde, dans une période d’intense autocritique, en large part à l’abri des regards. De nouvelles approches du commissariat d’exposition et du management étaient testées. Des institutions nouvelles offraient de captivantes solutions au défi de la réinvention du musée. Et quelles que soient leur taille ou leur situation géographique, les institutions artistiques questionnaient le rôle qu’elles étaient amenées à jouer dans des sociétés où l’augmentation des inégalités, le besoin de justice sociale, la polarisation de la politique et la crise climatique devenaient des préoccupations majeures. Ces dynamiques agitaient déjà un intense débat au sujet des fonctions et des enjeux propres aux musées d’art d’aujourd’hui. Un consensus se cristallisait qui demandait aux institutions de répondre aux changements rapides de la société. Mais les bouleversements de 2020 ont intensifié cette prise de conscience, confrontant les musées à la question fondamentale de leur pertinence et de leur viabilité.

Ce sentiment d’urgence – cette opportunité – revient comme en écho dans les dialogues de ce livre, tous enregistrés et édités entre le printemps et l’été 2020, lorsque trois chocs sismiques ébranlèrent le monde des musées : l’épidémie de coronavirus, la crise économique qui s’en est suivie, et, particulièrement aux États-Unis, une confrontation avec les héritages historiques de l’injustice raciale et des inégalités structurelles. Chacun de ces chocs marqueront durablement le futur du musée.

Le contraste entre les fonctions traditionnelles du musée d’art – collectionner, protéger, rechercher, interpréter, exposer – et son rôle étendu comme acteur de la vie de la communauté et du progrès social s’est intensifié à la suite de la pandémie de coronavirus ; il se faisait pourtant sentir depuis déjà quelque temps.

András Szántó

Un paysage en mutation

En septembre 2019, quelques mois avant que la ville chinoise de Wuhan ne diagnostique les premiers cas d’un nouveau coronavirus, le Conseil International des Musées, plus connu sous l’acronyme ICOM, se réunissait à Kyoto, au Japon, pour débattre d’une mise à jour de la définition du « musée ». La proposition avait été formulée après un long et laborieux travail de comité. Toute verbeuse, maladroite, et intensément contestée qu’elle fût, elle incarnait une nouvelle attitude prenant de l’ampleur dans le milieu, en particulier au sein des économies émergentes. Elle envisageait le musée d’art comme bien davantage qu’un entrepôt de beauté et de trésors et mettait un accent particulier sur la nécessité de répondre aux besoins de la société dans son ensemble. La version de Kyoto – qui est encore en cours de révision au moment où ce livre part à l’impression – est la suivante :

« Les musées sont des espaces démocratiques, inclusifs et polyphoniques qui favorisent le dialogue critique sur le passé et l’avenir. En reconnaissant les conflits et les défis actuels et en y faisant face, ils préservent des artefacts et des spécimens que la société leur confie, protègent des souvenirs divers pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées ne sont pas à but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en partenariat actif avec et pour diverses communautés afin de recueillir, préserver, rechercher, interpréter, exposer et améliorer la compréhension du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, l’égalité et le bien-être planétaire. »

Les efforts intenses de l’ICOM pour redéfinir le musée procédaient d’une tension disruptive mais in fine constructive qui traverse aujourd’hui le monde des musées d’art. Les institutions s’efforcent de jongler entre leurs multiples missions, anciennes et plus récentes. Les musées se sont évertués à élargir leur rayon d’action ces dernières années, en particulier en s’adressant aux jeunes générations et en répondant aux besoins de groupes marginalisés. Le contraste entre les fonctions traditionnelles du musée d’art – collectionner, protéger, rechercher, interpréter, exposer – et son rôle étendu comme acteur de la vie de la communauté et du progrès social s’est intensifié à la suite de la pandémie de coronavirus ; il se faisait pourtant sentir depuis déjà quelque temps. Cette tension forme l’arrière-plan de ce livre et informe le mélange d’ambition et d’anxiété qui imprègne la vie des musées alors qu’ils cheminent à travers le XXIe siècle.

L’aspect le plus saisissant de cet avenir est sans doute sa dimension mondiale.

András Szántó

Cette collection de dialogues, qui rassemble un groupe divers de dirigeants de musées du monde entier, offre un panorama de l’état d’esprit et de l’humeur du secteur muséal. Ensemble, ces directeurs sont responsables de quelque douze institutions et leurs succursales dans quatorze pays sur six continents, avec un budget annuel combiné d’approximativement 900 millions de dollars, de plus de 36 millions de visiteurs annuels physiques avant le Covid, et de collections totalisant plus de 7 millions d’objets. La plus ancienne institution représentée ici a 460 ans, cinq d’entre elles ont moins de 5 ans, et deux d’entre elles n’ont même pas encore ouvert. Techniquement, deux des vingt-huit directeurs ne dirigent pas de musée à l’heure actuelle – l’un a récemment quitté son poste de direction pour se concentrer sur des projets numériques ; l’autre supervise un musée de plein air, ou « musée sans toit » comme elle le décrit. Les conversations témoignent de la manière dont les institutions artistiques et leurs dirigeants entrevoient leur chemin vers un avenir qui exigera souplesse et résilience.

L’aspect le plus saisissant de cet avenir est sans doute sa dimension mondiale. Les musées – produits de l’Europe des Lumières qui, jusqu’à encore récemment, étaient concentrés dans les régions du monde les plus prospères – ont proliféré géographiquement dans les dernières décennies. Quelques-unes des expérimentations les plus enthousiasmantes et les plus révolutionnaires ont maintenant lieu en Afrique, en Amérique latine, en Australie, et dans certaines parties de l’Asie. Voici donc les régions où les prochains chapitres de l’histoire des musées sont en train de s’écrire. Des institutions nouvellement formées, le plus souvent portées par des initiatives privées, cherchent des façons ingénieuses de soutenir les pratiques culturelles locales, de parler à des publics qui n’ont encore jamais fait l’expérience du musée et de détacher leurs histoires de l’art des discours culturels occidentaux. Là où les musées des régions émergentes imitaient autrefois les modèles institutionnels émanant de Berlin, Londres et New York, ils génèrent aujourd’hui des propositions dynamiques, à la fois originales et moins tributaires des conventions établies.

Une autre facette de ce changement tient aux caractéristiques démographiques de la direction des musées, qui devraient évoluer dans les années à venir, ouvrant la porte à encore davantage de transformation de leurs activités et de leurs orientations. La vague d’agitation mondiale qui a suivi le meurtre de George Floyd – au moment où je commençais les entretiens pour ce livre – a entraîné une prise de conscience accrue, dans les musées, des inégalités et du mépris social. Comme plusieurs directeurs l’observent sans équivoque dans ces pages, un immense travail reste à faire pour diversifier les musées – leurs directeurs, leurs conservateurs, leurs trustees, leurs personnels, leurs donateurs, et leurs publics – sans parler de leurs collections. En ce qui concerne les disparités de genre dans la direction des musées, les institutions semblent aller dans la bonne direction, mais sont encore loin d’atteindre la parfaite égalité : c’est signe d’espoir que la moitié des directeurs dans ce volume soit des directrices.

Un immense travail reste à faire pour diversifier les musées – leurs directeurs, leurs conservateurs, leurs trustees, leurs personnels, leurs donateurs, et leurs publics – sans parler de leurs collections.

András Szántó

Les jeunes directeurs de musée amènent également une énergie nouvelle et un point de vue rafraîchissant, et ils sont plusieurs dans cet ouvrage – deux directeurs avaient 33 ans au moment de notre conversation ; une autre avait 21 ans lorsqu’elle a créé son premier musée. Cette jeunesse tend à afficher un scepticisme sain vis-à-vis des sagesses héritées, doublé d’une aisance avec les nouvelles technologies propre aux digital natives. Mais, quel que soit leur âge, tous les directeurs dans ce recueil ont été conviés pour leurs perspectives informées sur l’art et ses institutions, et pour leur ouverture à les partager publiquement.

[…]

Fatalement, ce livre est le reflet d’une période particulière mais – c’est crucial – il ne porte pas sur cette période. Le but était d’envisager l’avenir dans un moment où nous étions encore tous immobilisés. Les directeurs se sont ouverts dans un contexte particulièrement contraignant, quand nombre de leurs institutions étaient encore fermées au public, ou bien n’avaient que récemment rouvert après de longs confinements, et quand bien même avec force restrictions. Bien que les conversations mettent en lumière la manière dont les musées ont traversé la crise du Covid-19, elles portent en fait sur le futur. En les libérant de leurs incessants voyages, la « Grande Pause » a offert à mes interlocuteurs temps et disponibilité pour prendre un peu de champ et réfléchir aux objectifs plus larges de leurs institutions et de leurs vies professionnelles. Coincé dans ma maison et dans mon jardin, bien que dans un paysage moins pittoresque que celui des collines verdoyantes de Florence, j’ai souvent repensé au Decameron de Jean Boccace, chef-d’œuvre écrit durant la peste de 1348, qui m’a rappelé comment la réclusion forcée peut devenir l’occasion d’une réflexion collective.

Work in Progress

Quel genre de musée d’art émerge donc de ces pages ? Une institution en besoin constant de réinvention.

Dès le début de l’année 2020, les voyants ont viré au rouge. La pandémie mettait à nu les fragilités du modèle stratégique des musées. Les revenus des billetteries, des boutiques, des restaurants et des locations se sont évaporés. Les équipes furent renvoyées à la maison, mis en congé ou licenciées en masse. Les grandes expositions itinérantes, un pilier de la programmation culturelle des musées, devenaient impossibles. Tandis qu’ils faisaient montre d’une habileté louable dans la transition vers davantage de télétravail et de programmation gratuite en ligne, aucune de ces mesures ne pouvaient toutefois compenser le trou béant qui était en train de se creuser dans leurs finances. Les prévisions les plus sombres auguraient de la fermeture définitive de milliers d’institutions.

Puis, le 25 mai 2020, George Floyd mourait sous le genou d’un officier de police de Minneapolis. En quelques jours, les plus grandes manifestations pour les droits civiques de l’histoire déferlaient dans les villes d’Amérique. Les monuments confédérés étaient renversés. Les mouvements de protestation gagnèrent le monde entier. Les institutions culturelles étaient appelées à rendre des comptes au sujet de leur complicité, volontaire ou non, dans les pillages coloniaux et la perpétuation d’injustices raciales systémiques. Ce nouvel examen critique minutieux relança et amplifia des critiques anciennes au sujet de l’éthique des musées. Bien avant le Covid-19, des activistes et des journalistes fustigeaient notamment le financement consenti des institutions artistiques par des industries ou des individus jugés moralement douteux. Ces défis complexes, pour être relevés de manière significative, réclament des mesures vertigineuses. Un seul exemple : un directeur dans ce livre a calculé qu’à la vitesse actuelle de ses acquisitions, il lui faudrait soixante-douze ans à n’acheter uniquement que des œuvres d’artistes femmes pour atteindre la parité dans les collections de son musée. Pour d’autres institutions, il en faudrait sans aucun doute bien davantage.

Un directeur dans ce livre a calculé qu’à la vitesse actuelle de ses acquisitions, il lui faudrait soixante-douze ans à n’acheter uniquement que des œuvres d’artistes femmes pour atteindre la parité dans les collections de son musée.

András Szántó

En bref, la pandémie a mis à jour les vulnérabilités du musée, à la fois en termes de stratégie et de réputation. En dépit de l’accroissement du nombre de leurs visiteurs, des efforts d’hier pour parler à de nouveaux publics et de l’élégante rhétorique de la démocratisation de la culture, les musées d’art – plus encore que les musées de science ou d’histoire naturelle, sans parler des bibliothèques – sont demeurés, aux yeux de beaucoup, un espace de privilèges impénétrable. Le verdict des gouvernements fut clair. Ils ont jugé, au cours de la pandémie, que les musées ne faisaient pas partie des institutions « essentielles ». Chez moi, dans l’État de New York, ils furent rangés dans la quatrième catégorie des établissements ayant le droit de rouvrir, derrière les quincailleries et les salons de coiffure. Les décideurs publics, particulièrement aux États-Unis, ont considéré que les musées ne jouaient pas un rôle indispensable dans la vie de leurs communautés.

Maintenant, les bonnes nouvelles. Les dialogues dans ce livre offrent l’abondante assurance que l’innovation est toujours bien présente dans les musées d’art d’aujourd’hui. Leurs directeurs comprennent que réformes et capacité à essayer de nouvelles idées seront exigées pour affirmer le dynamisme, la crédibilité et la durabilité financière de leurs musées – et ils ont décidé de faire quelque chose à ce sujet.

L’innovation est bien vivante à Beijing, où UCCA Lab, la branche entrepreneuriale dédiée du UCCA Center for Contemporary Art, offre l’expertise du musée à de grandes marques pour générer des ressources propres à lui permettre d’assurer sa mission culturelle. Elle est bien vivante à Melbourne, où l’Australian Center for the Moving Image dispose d’un laboratoire dans lequel designers et artistes peuvent tester jeux vidéo et projets de réalité virtuelle ou augmentée auprès du public du musée. C’est aussi cet état d’esprit innovant qui motive le Garage Museum, à Moscou, à regarder du côté des studios d’animation Pixar pour concevoir un espace de travail favorisant une créativité optimale ; et le Musée d’Art de Toledo, dans l’Ohio, à demander conseil à Netflix pour fidéliser leur public par le biais de contenus sériels.C’est un état d’esprit innovant au sujet de l’engagement du public qui conduit la National Gallery de Singapour à organiser une Biennale des Enfants, en partie pour donner aux parents et grands-parents accès à l’art contemporain. Un goût certain pour l’expérimentation a conduit la Fondation Zinsou, au Bénin, à engager l’un des chanteurs pops les plus en vue du pays pour écrire des chansons au sujet des expositions, qui sont ensuite diffusées à la radio nationale. C’est ce même goût qui conduit le MACAAL, à Marrakech, à convier des gens qui ne sont jamais allés au musée à des « Vendredis Couscous » doublés de conversations artistiques. Les pratiques de conservations et l’expérience du visiteur font l’objet d’un nouveau regard, également, au MASP de São Paulo, où les expositions annuelles autour de thèmes comme l’enfance ou l’écologie balayent les catégories traditionnelles de l’histoire de l’art ; au Zeitz Museum of Contemporary Art Africa du Cap, également, où un studio d’artiste entièrement fonctionnel a été déplacé et relocalisé pour faire mieux comprendre et apprécier aux visiteurs le processus de création.

C’est la conscience de sa responsabilité d’acteur social qui a inspiré sa série « Art Detectives  » au Pérez Art Museum de Miami, dans laquelle des enfants de communautés défavorisées regardent des œuvres avec des policiers pour tenter de comprendre ce qui peut les amener à les voir différemment. C’est ce même esprit hors des sentiers battus qui a pavé la voie à la collaboration entre le Brooklyn Museum of Art et le Center for Court Innovation, qui permet à de jeunes gens ayant commis des infractions mineures de prendre des cours au musée pour effacer leur casier judiciaire. Une nouvelle conception du musée comme organisation est à l’œuvre dans le futur Lucas Museum of Narrative Art de Los Angeles, où stratégie et gestion des ressources humaines seront pensées, selon le mot du directeur, « à travers les prismes de la diversité, de l’égalité, de l’inclusion, de l’accessibilité et du sentiment d’appartenance ».

Concevoir ce type de musée réceptif, empathique et ouvert au public sera l’œuvre d’une génération.

András Szántó

Une volonté d’innovation et d’engagement social accru peut aussi être décelée au sein de nombreuses institutions bien établies. Les Galeries Serpentines, à Londres, ont invité des milliers d’artistes à créer des œuvres dans le cadre d’une campagne mondiale pour mobiliser en vue d’actions contre le changement climatique. Les Collections nationales de Dresde ont fait l’expérience de la codirection au Ghana, pour partager ressources et prise de décision. A New York, le Metropolitan Museum of Art prévoit une period room dédiée pour réfléchir à la complexité du moment présent. A l’autre bout du spectre, on peut voir innovation et audace à l’œuvre dans un tout nouveau musée installé au sein d’un jardin botanique à Lomé, capitale du Togo, où la pédagogie au sujet de la biodiversité va de pair avec l’apprentissage de la culture, où l’apiculture fait partie des priorités, et où les conteurs togolais traditionnels chantent et dansent en face des œuvres pour aider les visiteurs locaux à mieux entrer en contact avec elles.

La liste ne s’arrête pas là. Chacune des institutions représentées dans ce volume tente de nouvelles approches en matière de conservation, d’engagement du public, de technologie, d’égalité et d’inclusivité, d’apprentissage et de narration multi-sensorielle – toutes au service de l’extension de la mission culturelle et de l’impact social du musée d’art.

Concevoir ce type de musée réceptif, empathique et ouvert au public sera l’œuvre d’une génération. Les directeurs de musée de ce livre, tous nés entre 1960 et 1986 pour un âge moyen de 49 ans, sont membres d’une classe d’âge qui transforme les musées, aujourd’hui et pour les années qui viennent. Ils ont en commun certaines expériences professionnelles et références culturelles. Ils ont atteint leur majorité dans un monde de l’art post-moderne, pluridisciplinaire, au goût prononcé pour le pluralisme artistique. Leur carrière s’est développée en grande part après la guerre froide, dans une époque relativement pacifique et prospère de mondialisation et de voyages abordables. Quelques-uns furent inspirés dans leur jeunesse par le Centre Pompidou, à Paris, qui a donné corps à un concept radicalement nouveau du musée d’art sous la direction de Pontus Hultén. Les membres de cette génération ont guidé les musées à travers le développement de la culture de biennale, la croissance explosive du marché de l’art, la multiplication des foires, la gentrification des grandes villes, l’aube de la crise climatique, la recrudescence du populisme et de l’autoritarisme, et bien sûr, le chamboulement de toutes les dimensions de la vie induit par l’émergence des technologies numériques.

Il va de soi que le point de vue de cette génération sur les musées est différent de celle qui la précède. À travers ces dialogues, une philosophie spécifique et plus ou moins unificatrice émerge de ce qu’est le musée d’art et de ce qu’il peut aspirer à devenir.

Les membres de ce groupe voient le musée comme un chantier sans fin qui n’obéit à aucun modèle défini.

András Szántó

Le point de vue de mes camarades de conversation est contenu dans leurs réponses à une question qui revient dans presque toutes les discussions : qu’est-ce qu’un musée ? Bien que tous soulignent la mission publique des musées, le rôle central de leurs édifices et de leurs collections, et les rencontres essentielles avec des objets et des opportunités d’apprentissage qu’ils offrent comme lieux de « culture et d’éducation », ils ont aussi, de manière répétée, insisté sur le rôle du musée comme « lieu de rencontre », une « agora » pour une « certaine forme d’expérience communautaire » – un « sanctuaire pour l’idéalisme » et un « lieu de conversation » où « les opinions ont une voix » et où l’art peut être le « catalyseur » d’une « conscience accrue, promouvant l’esprit critique, et donnant du pouvoir aux communautés ». Les musées comme « producteurs de réalité » peuvent « montrer le chemin à nos sociétés » et faciliter « l’engagement créatif des gens dans leur propre avenir », ont-ils fait remarquer. Particulièrement dans des pays où les institutions publiques sont faibles, le musée peut être « un lieu où l’on peut être libre d’avoir raison », une « zone franche », un foyer, accueillant et sécurisant – pas seulement pour l’art et les artistes, mais « dans le sens de l’hospitalité, du partage, de la communion ». Les membres de ce groupe placent la valeur pas seulement sur la sagacité académique d’une institution, mais également sur ses traits intangibles, envisageant le musée comme un « lieu d’équilibre » qui « n’est pas stérile » mais « inclusif et empathique » – une entité « vivante et expérimentale », une « plateforme » qui ne « vous prend pas de haut » et « semble un peu comme une amie proche ». Les membres de ce groupe – et c’est peut-être le plus frappant – voient aussi le musée comme un chantier sans fin qui n’obéit à aucun modèle défini – « les musées au lieu du musée ».

Pas moins inspirantes furent les réponses à la question : que les musées doivent-ils désapprendre pour demeurer pertinents ? Mes interlocuteurs n’ont pas mâché leurs mots. Les musées « doivent abandonner cette insupportable idée qu’ils ont autorité sur toutes choses », ils doivent « descendre de leur piédestal » et « déconstruire leurs propres règles » – se débarrasser de « tous leurs protocoles » et de « leurs grands principes ». Pour beaucoup dans cette génération, les musées sont devenus « trop institutionnels » et « trop prudents ». Les directeurs de musée critiquent l’institution pour « avoir des difficultés à parler des problèmes dont elle dit vouloir parler ». Ils l’implorent de « désapprendre les orthodoxies de la tradition intellectuelle occidentale, » de « s’ouvrir progressivement » et « de commencer à écouter davantage », de « regarder et de ressentir différemment » pour devenir plus « orientée vers les artistes et centrée sur le public ». Les musées, en somme, doivent « abandonner leur arrogance » et se défaire de « la perception d’élitisme » qui leur colle à la peau. Pour y arriver, il faut « dépasser l’idée que tout se passe à l’intérieur de structures architecturales, entre quatre murs, dans des bâtiments toujours plus grands, avec un personnel toujours plus nombreux. »

Le champ des possibles est ouvert

Ce dont j’espère ces dialogues se feront avant tout l’écho, c’est le coup d’envoi donné à une nouvelle étape dans l’histoire des musées d’art dans le monde. Au cours de ce nouveau chapitre, les institutions artistiques parviendront non seulement à raconter des histoires et à tenir des discours multiples à propos de l’art, de la société, et de trajectoires individuelles, mais l’histoire des musées elle-même deviendra plus kaléidoscopique – se délestant de son uniformité pour se scinder en un éventail de versions locales et culturelles de ce qu’un musée peut incarner.

Non plus perçu comme un héritage ou un fardeau de l’Occident, le musée du futur disposera d’une certaine latitude pour assumer des formes et des fonctions authentiquement régionales. Dans ces diverses et, espérons-le, surprenantes futures incarnations, le musée d’art sera adopté par des personnes de tous horizons, âges et professions, accueillant et reflétant la pleine diversité des sociétés contemporaines. Il sera parfaitement intégré au tissu des communautés locales et maintiendra un dialogue actif avec le monde qui l’environne. Si la fin du XXe siècle a inauguré un pluralisme libérateur dans l’art et l’expression culturelle, on ne peut qu’espérer que le XXIe siècle fera de même pour les institutions artistiques. Ce sentiment d’un champ des possibles ouvert serait le garant ultime de la force et de la pertinence endurante de la forme muséale.

Non plus perçu comme un héritage ou un fardeau de l’Occident, le musée du futur disposera d’une certaine latitude pour assumer des formes et des fonctions authentiquement régionales.

András Szántó

Ces idéaux ont une histoire. En 1851, alors qu’il commençait à réfléchir à ce qui deviendrait finalement le Victoria & Albert Museum, à Londres, l’architecte et réformateur social allemand Gottfried Semper (1803-1879), concepteur de l’opéra de Dresde et ami du Prince Albert, proposa que les collections et musées publics soient « les véritables éducateurs d’un peuple libre ». Un siècle plus tard, en 1944, Alfred H. Barr, Jr., le premier directeur du Musée d’Art Moderne de New York écrivait : « Le but premier du musée est d’aider les gens à aimer, comprendre, et faire usage des arts visuels de notre temps ». À la même époque, en 1947, le directeur de musée et théoricien radical Alexander Dorner (1893-1957), l’un des intellectuels allemands qui ont fui l’Europe nazie pour gagner les États-Unis, insistait pour que « le nouveau type d’institut artistique ne soit plus seulement un musée d’art comme ce fut le cas jusqu’à présent, mais qu’il ne soit pas un musée du tout. Ce nouveau type sera davantage comme une centrale électrique, le producteur d’une énergie nouvelle ». En 1967, alors que la prospérité gagnait l’Europe de l’Ouest de l’après-guerre, Johannes Cladders (1924-2009), le conservateur, libre penseur, directeur de musée, et confident de Joseph Beuys, imaginait que « le concept d’ « anti » dans anti-musée devrait être compris comme la démolition des murs physiques et la construction d’une maison spirituelle ».

Écrivant quelque trente ans plus tard, en 1999, l’administrateur de musée et expert juridique américain Stephen E. Weil (1928-2005) exhortait les musées à regarder vers l’extérieur et non vers l’intérieur. Dans son influent essai « From being something to being for somebody : the ongoing transformation of the American art museum  », il écrivait : « Dans le musée émergeant, la sensibilité aux besoins de la communauté ne doit pas être comprise comme un abandon, mais, littéralement, comme un accomplissement ». Dans les premières années du XXIe siècle, le théoricien franco-caribéen Édouard Glissant (1928-2011) imaginait le musée comme un « archipel », résistant à l’attraction homogénéisante de la modernité, réceptif au contexte culturel, capable d’embrasser de nouveaux espaces et temporalités dans ce qu’il a appelé la mondialité – une posture de sagesse qui ne voit pas la différence comme une faiblesse à exploiter, mais comme un agent de liaison pour rapprocher les peuples et les cultures. Et c’était en 2017, quasiment hier, qu’Okwui Enwezor (1936-2019), le poète nigérian, historien de l’art et directeur de musée qui a ouvert les yeux d’une génération à la nécessité de rejeter l’héritage colonial et d’embrasser des perspectives mondiales, prévenait qu’ « on ne peut plus tenir pour acquis que les musées demeurent des lieux de formation du jugement très important ; le pouvoir de l’idée occidentale de beauté et d’accomplissement esthétique appartient au passé ».

Ce livre ajoute de nouvelles voix à un débat entamé voilà plusieurs décennies au sujet des possibilités du musée d’art, celles déjà atteintes et celles qui restent à imaginer. La notion d’un musée plus ouvert et plus démocratique –plus satisfaisant et engagé, plus orienté vers la communauté et accueillant, plus participatif et inclusif, plus pluraliste et divers, plus poreux et polyphonique – n’est pas entièrement nouvelle. Elle a évolué par degrés, se nourrissant des précédents de l’histoire, et elle inspire déjà les activités d’institutions progressistes et de tous ceux qui y travaillent à travers le monde. Pourtant, cette période hors normes que nous traversons lui a donné une accélération décisive. Si les tribulations de l’année 2020 ont créé un mouvement en avant dans les musées d’art, c’est en catalysant de nouveaux modèles et comportements institutionnels qui peuvent répondre aux besoins du XXIe siècle, pour que les générations futures puissent les amener vers encore davantage de progrès.

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