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Cette perspective rend compte de l’effort de l’autrice dans Jamais frères, qui paraît le 2 septembre aux éditions du Seuil et dont nous avons aussi publié les bonnes feuilles.
Le monde entier a appris qui sont les Ukrainiens et ce qu’est l’Ukraine. Plus personne ne dira : c’est quelque part par-là, du côté de la Russie, déclarait le président ukrainien Volodymyr Zelensky 1 à l’occasion de la célébration du jour de l’indépendance ukrainienne le 24 août dernier, date qui marquait également les six mois de l’invasion du pays par l’armée russe.
C’est attaquée par la Russie que l’Ukraine cesse d’être une tache blanche dans notre imaginaire du continent européen. L’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass en 2014 avaient placé l’Ukraine sur nos cartes mentales, mais ce n’est que depuis l’agression russe de février 2022 que beaucoup ont commencé à percevoir sa subjectivité et la volonté propre de son peuple.
Cependant, même si de nombreux drapeaux jaune et bleu de l’Ukraine colorent aussi bien les bâtiments officiels que les balcons des simples citoyens européens, notre regard n’a pas cessé d’être russo-centré.
Il est bien évident que tout comme dans la guerre en cours, la Russie a un rôle crucial à jouer dans les équilibres – et déséquilibres – militaires, économiques, politiques et sociaux de nos pays. Une connaissance fine en est plus que jamais indispensable, pour ne pas se cantonner à la kremlinologie, qui n’apporte qu’une compréhension partielle de ce qui se passe dans le pays et qui ignore la complexité de la société russe. Nous avons un besoin aigu d’investir dans les pôles de compétence et la formation des spécialistes pour mieux comprendre cette Russie dont les évolutions ont un impact sur les pays qui l’entourent.
Il faut toutefois se garder de confondre l’analyse qui laisse sa juste place à la Russie, et celle qui part du postulat de la centralité de la Russie pour embrasser le regard russe sur son voisinage, sur elle-même et sur le monde.
Retrouver l’Ukraine
En 2014, avec plusieurs chercheurs, intellectuels, militants ou journalistes, nous déplorions le déni d’Ukraine que partageaient, consciemment ou inconsciemment, de nombreux commentateurs de la première phase de la guerre. Les spécialistes de la Russie avaient envahi les médias, analysant la société ukrainienne avec une présomption de ressemblance avec la Russie. Les débats publics se concentraient souvent sur l’influence de la Russie, l’intérêt de la Russie, les conséquences pour la Russie de cette guerre : par habitude, par manque de compétence sur l’Ukraine, mais aussi par la facilité offerte par les grilles de lecture proposées à la fois par le Kremlin et par les milieux intellectuels, politiques et économiques imprégnés de son regard. Ainsi, la campagne informationnelle russe destinée à présenter les militants et combattants pro-Kiev comme des extrémistes dangereux était conduite avec une grande efficacité à Moscou, mais son onde de choc était aussi perceptible dans les opinions exprimées chez nous, sous couvert de vigilance intellectuelle et de volonté d’échapper aux discours convenus.
Toutefois, nul besoin de propagandistes du Kremlin pour que le regard russe irrigue, bien avant l’arrivée de Vladimir Poutine sur la scène politique, notre perception de cette région du monde.
Dans nos librairies, on trouve des rayons étiquetés « littérature russe », mais pas « littérature ukrainienne » ou « littérature d’Asie centrale », les auteurs de ces régions étant d’ailleurs souvent classés dans la littérature russe. Dans les musées, le qualificatif d’« artiste russe » est fréquemment attribué à des créateurs nés quelque part dans l’Empire russe ou l’Union soviétique. Cette situation a été dénoncée avec colère par l’historienne ukraino-britannique Olesia Khromeychuk, directrice de l’Ukrainian Institute London 2. Quand on évoque la Seconde guerre mondiale, continue-t-elle, c’est pour parler des sacrifices du peuple russe, alors même que l’Armée rouge était composée de soldats provenant de toutes les républiques. Et lorsque les Ukrainiens sont mentionnés dans le discours sur cette guerre, c’est le plus souvent pour dénoncer leur collaboration avec les nazis. Khromeychuk parle de ce qu’elle observe au Royaume-Uni, mais on pourrait tout à fait transposer ses observations à la France.
Lorsque nous imaginons les peuples ukrainien et russe quasiment jumeaux ; lorsque nous pensons l’Ukraine divisée entre une partie ouest ukrainophone et une partie est russophone ; lorsque nous avons en tête la représentation d’une Ukraine antisémite et collaborationniste pendant la Seconde guerre mondiale ; lorsque nous clamons un attachement à la grande culture russe même si certains de ses illustres représentants sont originaires d’Ukraine, il s’agit, certes, pour une grande partie d’une méconnaissance de l’Ukraine, mais aussi de l’adhésion à une lecture russe de ce pays. Par affection pour la Russie au-delà de son gouvernement, par attachement à ses artistes et à ses intellectuels, par fascination pour son histoire bouleversante et ses destinées hors du commun, nous avons adopté le regard de Moscou, sans nous rendre compte des distorsions que cela impliquait.
Logiques de domination
Car le regard russe est celui d’un centre sur sa périphérie ; celui d’une puissance dominante sur ceux qu’elle a longtemps dominés. C’est un récit qui se donne le droit de définir la grande culture et les cultures périphériques, la langue de la civilisation et les langues subalternes, les événements majeurs et les histoires locales, les grands hommes et les grands traîtres.
Peu importe qu’Ilya Répine, né à la périphérie de l’Empire, dans un territoire aujourd’hui ukrainien, soit porteur de références culturelles multiples : il sera qualifié de « peintre de l’âme russe » dans une récente exposition au Petit Palais. Peu importe que Nikolaï Gogol, Ukrainien de naissance, n’ait mis les pieds en Russie qu’à l’âge adulte, et que son choix d’écrire en russe épouse des logiques et contraintes sociales et culturelles de l’Empire ; il est à nos yeux écrivain russe, car c’est ainsi que la Russie le décrit. De même, combien de fois notre contemporain Andreï Kourkov, écrivain ukrainien russophone, a-t-il été présenté comme « écrivain russe » dans ses interviews à l’étranger ?
Peu importe que quatre millions d’Ukrainiens aient combattu les nazis dans les rangs de l’Armée rouge, contre deux cent mille ayant pris les armes aux côtés l’Allemagne nazie : parce que l’histoire de la guerre sur le territoire soviétique a été écrite à Moscou, la collaboration mise en avant dans les discours qui nous sont familiers est celle des Ukrainiens et des Baltes. C’est ainsi qu’on pouvait entendre Boris Cyrulnik reproduire le cliché d’une Ukraine collaborationniste en mars 2022, dans la volonté bienveillante de défendre les Ukrainiens : « pourtant, pendant la [Seconde] guerre [mondiale], ils n’étaient pas très bien engagés, mais leurs enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents. » 3. L’histoire de la Seconde guerre mondiale est complexe et douloureuse dans les deux pays, mais si les Ukrainiens se confrontent aujourd’hui à ce passé, à travers des travaux historiques et des débats sociaux souvent houleux, la Russie efface tout ce qui ne rentre pas dans le récit glorieux d’un peuple martyr et victorieux, dans une démarche qualifiée par la Fédération internationale pour les droits humains de « crimes contre l’histoire » 4. Si la Shoah, y compris la question de la participation des locaux aux massacres, a mis du temps à se faire une place dans la mémoire collective en Ukraine, ce travail est désormais bien engagé, ce qui est loin d’être le cas en Russie où cette histoire-là reste marginale et méconnue.
Il est d’ailleurs paradoxal que nous manquions tant de recul critique dans notre regard sur cette aire géographique, alors que l’époque est si propice à la mise en évidence des rapports de domination occultés, au souci de faire entendre la voix des subalternes, des invisibilisés, des effacés de la grande histoire. Il est surprenant qu’on entende encore parler candidement de la « grande culture russe » pour déplorer son effacement en Ukraine, alors même qu’on n’oserait plus évoquer la « grande culture française » et critiquer sa faible présence dans les manuels scolaires des anciennes colonies de la France. Sans postuler l’équivalence entre le colonialisme français et l’Empire russe, puis l’Union soviétique, il est important de comprendre ce qu’ils ont fondamentalement en commun : la domination d’un centre sur la périphérie – un centre porteur d’une représentation du monde, dont l’effet est perceptible encore aujourd’hui, chez l’ancien dominant comme chez l’ancien dominé. Choisir la représentation du dominant ou du dominé n’a rien de neutre.
Ne tombons pas cependant dans une caricature de cette logique de domination qui s’est exercée de façon très particulière, accompagnant des mouvements de modernisation et d’émancipation. Les sociétés ayant fait partie de l’Empire russe et de l’Union soviétique sont d’abord des espaces d’hybridité. Langues, cultures, identifications, pratiques et valeurs s’y sont croisées, donnant naissance à des cultures urbaines particulières, à une certaine similarité visuelle du tissu architectural et à un code culturel partiellement partagé. Qu’il se déplace en Moldavie, en Ukraine, au Kazakhstan ou en Géorgie, le voyageur arrivant de Russie identifiera des repères qui lui donneront la sensation d’un terrain familier, d’une société semblable, aussi bien dans le paysage que dans la pratique du russe ou dans le fonctionnement quotidien des sociétés. Le commun n’est pas seulement un vernis, il est l’empreinte profonde d’une socialisation soviétique partagée, d’un mélange important des populations, enfin d’une version de la modernité que toutes les sociétés de l’Union soviétique ont embrassée, et dont les traces sont toujours présentes trente ans après la disparition de l’URSS. Lorsque Svetlana Alexievitch déclare, dans son discours de prix Nobel : « J’ai trois foyers : ma terre biélorusse, la patrie de mon père où j’ai vécu toute ma vie, l’Ukraine, la patrie de ma mère où je suis née, et la grande culture russe, sans laquelle je ne peux m’imaginer », elle décrit une forme d’appartenance composite que partagent un grand nombre de personnes, de Lviv à Vladivostok. Cependant, constater cela ne doit pas nous empêcher de nous demander quelles logiques historiques et politiques ont amené Alexievitch à écrire ses livres en russe, plutôt qu’en bélarussien ou en ukrainien. Le croisement n’exclut pas l’écrasement.
S’il faut rendre sa juste place aux similitudes et à la parenté entre les pays post-soviétiques, il est également crucial de prendre en compte les différences et les inégalités, au moins aussi importantes. Il est plus que jamais urgent de conduire ce travail de décentrement du regard et de rééquilibrage, alors que la proximité des deux pays est devenue la justification d’une agression armée pour le pouvoir russe, et qu’en retour l’Ukraine rejette toute idée de fraternité, vue comme paravent de la violence et outil d’oppression.
[Le monde se transforme. Depuis le tout début de l’invasion de la Russie de l’Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos perspectives nous avons aidé presque 3 millions de personnes à comprendre les transformations géopolitiques de cette séquence. Si vous trouvez notre travail utile et vous souhaitez contribuer à ce que le Grand Continent reste une publication ouverte, vous pouvez vous abonner par ici.]
Sur la ligne de crête
La mission relève d’un jeu d’équilibrisme. S’il est essentiel de regarder enfin l’Ukraine, tout comme les autres pays d’ex-URSS, pour eux-mêmes plutôt que dans leurs liens au puissant voisin, pour mieux connaître ces sociétés passionnantes, s’il est central de prendre conscience de l’influence de la Russie dans notre représentation de ces sociétés, comment ne pas tomber dans le travers inverse ?
Alors que les Ukrainiens cherchent aujourd’hui à couper les ponts avec tout ce qui est russe, il est moralement impossible de leur rappeler en pleine guerre la valeur de ce qui a pu unir les deux populations, et qui a été réduit en cendres. Comment voir aujourd’hui, par exemple, dans la langue russe autre chose qu’une arme de guerre, alors que la russification est une politique centrale de l’occupation des territoires ukrainiens ? Embrasser le regard ukrainien ne doit pas conduire à caricaturer la Russie. L’horreur de l’agression armée russe et des crimes qui l’accompagnent, couplés à l’opacité de la politique de Moscou, conduisent en effet à une représentation de plus en plus simplifiée de ce pays, réduite à une juxtaposition entre les soutiens de Vladimir Poutine et ses opposants, les donneurs d’ordre politiques et les exécutants, les citoyens conscients et les pions manipulés. Or il continue à y avoir une société en dehors des murs du Kremlin, complexe et inégalitaire, façonnée par le régime politique et les liens de pouvoir, les traumatismes et les bouleversements, les espoirs et les opportunités, mais aussi par de nombreux non-dits, par une histoire non écrite, par un instinct de survie et de protection face à un pouvoir violent. Cette Russie est aussi celle qui, à la différence de l’Ukraine, est allée de guerre en guerre, dont certaines, comme les guerres en Tchétchénie, ont entraîné une brutalisation progressive de la société, bien au-delà des anciens combattants.
Comprendre les sociétés russe et ukrainienne, dans leur passé et leur présent, donne des clefs de lecture de la guerre qui se déroule en Ukraine, mais n’apporte pas de solutions pour l’arrêter. La guerre qui s’installe dans la durée risque cependant d’engager toujours plus les sociétés, au-delà des affrontements sur les champs de bataille. C’est notre devoir moral de connaître l’Ukraine autrement que comme un voisinage de la Russie, et de prêter une oreille attentive aux voix ukrainiennes qui disent une autre version de l’histoire, et qui racontent un autre peuple que celui que nous imaginions. C’est également un devoir intellectuel de continuer à avoir une lecture de la société russe qui résiste aux simplifications et donne une chance de comprendre ses évolutions à venir.
Sources
- Sur son compte Telegram.
- Olesia Khromeychuk, »Wir kämpfen für das Recht, eine Zukunft zu haben« , Der Spiegel, 23 mars 2022
- Sur France Inter.
- FIDH, « Russie, crimes contre l’histoire »