Arts

« Deviens un tueur, reste humain ! »

Au début de l'été, l'écrivain letton Jānis Joņevs s'est rendu à Kyiv, « capitale du monde ». Il tire de son séjour ukrainien, dans les reliefs incandescents de la guerre, ce texte puissant écrit dans son style unique.

Auteur
Nicolas Auzanneau
Trad.
Nicolas Auzanneau
Image
© AP Photo/Vadim Ghirda

Jānis Joņevs (1980) occupe une place centrale sur la scène littéraire lettone. La publication en 2013 de son premier roman Jelgava 94 (éditions Mansards, publié en français sous le titre Metal aux éditions Gaïa) a donné lieu à un phénomène sans équivalent en Lettonie. Succès critique et commercial immédiat, « livre culte », cette autofiction en forme de roman d’apprentissage est traduite dans une douzaine de langues. Il a défriché une veine inexistante avant lui en Lettonie d’une littérature rock, mobilisant une large palette de registres de langue, s’intéressant à la marge, à l’échec, aux désillusions, à l’humour. Joņevs publie assez peu, travaille pour le théâtre ou le cinéma, tente des expériences. Francophone et familier de la France, Joņevs représente la Lettonie dans l’anthologie de littérature européenne Le Grand Tour (Grasset, 2022). La nouvelle « Le compositeur » extraite de son deuxième livre, du recueil Tīģeris [Le Tigre] (Dienas grāmata, 2020) sera publiée en traduction française dans le numéro 4 de la revue CAFÉ consacrée au thème du double. La publication de son nouveau « roman sans fiction », Decembris (Décembre) est annoncée pour l’automne 2022 aux éditions Ascendum. Il y revient sur une affaire de serial-killer qui avait terrorisé Riga durant l’hiver 1997.

Le texte «  Deviens un tueur, reste humain !  » est le compte-rendu d’un voyage en Ukraine effectué au mois de juin 2022. Bénévole depuis le mois de mars 2022 dans une association lettone qui collecte des biens de première nécessité et des équipements paramilitaires pour la résistance ukrainienne, Jānis Joņevs s’est joint à un convoi de livraison parti de Riga.

La chanson était contemporaine et dynamique, rythme électronique, touf touf. Ça chantait aussi. Un musicien farceur avait eu l’idée d’ajouter par-dessus une sirène, une sorte de hurlement ascendant et descendant. Dans la chanson, ça marchait assez bien, mais l’effet en tant que tel était, selon moi, de très mauvais goût. Enfin, je n’étais pas sûr qu’il fût pertinent, pour autant, de dire du mal du musicien, sachant que derrière les vitres de la voiture, Kyiv, la capitale du monde, défilait — notre époque, c’était donc cela. J’avais toutes les raisons de penser que la sirène n’était pas dans la chanson, mais bien de l’autre côté de la vitre. Je scrutais attentivement dehors, il y avait les habitants de Kyiv suivant leur bonhomme de chemin, tenant quelque chose ou quelqu’un à la main, comme si personne ne se préoccupait de la sirène — l’alerte aérienne. Les voir ainsi ne m’apaisait en aucune façon, vu que ces gens se comportaient exactement de la même manière, lorsqu’aucun doute n’était permis quant au statut de sirène du bruit entendu. Même chose pour mes compagnons de route — je savais déjà qu’ils ne réagissaient pas davantage en cas de signal d’alerte. C’était la raison pour laquelle, je n’arrivais pas à savoir quel devait être mon propre sentiment — être terrorisé ou me laisser vivre tout simplement, ce qui ne faisait aucune différence pour le monde qui défilait sous mes yeux, alors même que j’étais coincé à l’arrière de cette voiture. Tout ce que je pouvais faire, c’était attendre que cette atroce rengaine pop se termine et tendre l’oreille pour voir si la sirène s’arrêterait simultanément. Voilà, la dynamique s’estompait, le final de la composition, il n’y avait plus qu’un touf touf, et puis la sirène, voilà, touf touf, le morceau s’arrêta, mais la sirène elle était toujours là. Début du morceau suivant.

Sachant qu’avant cela nous étions allés à Dnipro, et que là-bas la sirène ne pouvait se confondre avec rien d’autre, hurlant de tous côtés et plusieurs heures durant. Personne, littéralement personne ne se précipitait pour trouver un endroit où se cacher. Pour le dîner, les gens qui nous accueillaient avaient réuni de la viande et des œufs, et le vin était déjà dans les verres. À ce propos, le peintre Andris Eglītis avait déclaré peu de temps auparavant  : « C’est justement en temps de guerre qu’on a les meilleures fêtes ». Je faisais tout ce que je pouvais pour déguster mon vin malgré l’alarme, mais bon. Dans l’auberge de jeunesse, entraient et sortaient toutes sortes de gens. Le réceptionniste nous enjoignit de ne pas fumer dans le hall d’entrée, alors même que des pensionnaires y avaient mis du linge à sécher. Hors de question de fumer — et même d’essayer. On se contenta de boire ce vin, d’échanger toasts et impressions. Des profondeurs de l’auberge surgirent deux filles qui allèrent s’assoir pile devant le linge étendu, et quasiment drapées dedans, se mirent à fumer. Elles tirèrent sur leurs sèches jusqu’au bout, puis en grillèrent chacune une deuxième. Elles restèrent assises là un bon moment, enveloppant aussi le linge de leurs fumées. Peut-être, me disais-je, que le lendemain, le propriétaire irait se plaindre auprès du réceptionniste, lequel répondrait  : « Mince alors ! J’avais pourtant dit de ne pas fumer ! » Mais cela, ce serait pour le lendemain — enfin on souhaitait qu’il en fût ainsi le lendemain, sachant qu’à cet instant précis, alors que le vin pleuvait et que la fumée fumait, la sirène ne cessait pas un instant de hurler. Nous sortîmes — il fallait bien nous aussi que l’on fume — et là, on entendait beaucoup mieux. Quelque chose produisait des éclairs dans le ciel — et je me dis  : Tiens, un éclair, un orage ? mais non ! m’expliquèrent plusieurs compagnons de voyage plus expérimentés, là-bas, c’est la défense antiaérienne qui se bat pour nous. 

Attirés par la croix rouge sur notre camionnette, des gens vinrent nous trouver. Est-ce qu’on revenait des zones de conflit ? Est-ce qu’on ne saurait pas quelle est la situation à Zaporijjia ? Trois jours qu’on est sans nouvelles de la famille. Non, pour Zaporijia, on est au courant de rien. 

Tout ce que l’on avait vu, c’était un fourgon qui venait de par là-bas avec le nombre « 200 »1 peint sur les côtés. Tellement chargé qu’il penchait d’un côté.

Dans notre chambre, il y avait un couple de Kherson. Ils nous racontèrent comment ils avaient fui et comment ils s’étaient retrouvés coincés ici, et j’aurais bien voulu participer à la discussion, mais je tombai comme une souche. En pleine nuit, je me réveillai, tout le monde dormait, et encore les sirènes. Que faire ? Rien du tout. Je me rendormis au plein cœur de l’alerte, jamais je ne me serais cru capable d’un truc pareil.

Et encore avant cela, il y avait eu Kharkiv. Nous avions roulé à travers la nuit comme Apollinaire dans la « petite auto » — je présume seulement que la nôtre était plus grande que la sienne. Chacun d’entre nous avait sur le cou son groupe sanguin écrit au marqueur, un garrot tourniquet dans la poche du pantalon, et je fus le premier à enfiler un gilet pare-balles. Pas le premier, non ! Les militaires qui roulaient dans la voiture devant nous les avaient enfilés d’abord, et du coup j’avais jugé que nous aussi on pouvait aussi les mettre. Histoire de me changer les idées, je me dis que j’allais plonger le nez dans mon portable, échanger quelques messages. Mais pas question. Quand on passe par là de nuit, il faut éteindre les téléphones. La nuit partout autour — pas question d’ouvrir un bouquin. On échangea quelques mots. Sur la beuh, sur la vie à la campagne. Puis on continua la route sans rien dire. De temps en temps, à la radio, quelques paroles des autres du groupe. Il y avait nos deux camionnettes, le camion militaire et Ioulia dans la berline. À un moment donné, on distingua à la radio  : « … Ioulia, quand on sera presque arrivés à Kharkiv, tu traces devant — en cas de pépin, ils n’auront pas la bagnole devant… » Derrière les vitres, c’était tellement noir. Est-ce que par là-bas, quelqu’un nous regardait ? Est-ce qu’on nous voyait. Du noir et encore du noir, et soudain ça s’éclaira derrière les vitres. On s’arrêta pour fumer. Un rossignol. Kharkiv était tout près.

Un jour, il y a sacré bail, j’avais fait le voyage à Tallinn pour assister à une version très spéciale du Roi Lear — ce qu’on ne va pas inventer pour occuper son temps ! Ce n’est pas très important, mais il y avait dans le bus un metteur en scène que personne ne connaissait, mais très imbu de sa personne. Il parlait sans arrêt, débitait des histoires sans intérêt, mais comme ça arrive parfois, l’une d’entre elles m’est restée en mémoire malgré tout. Il avait raconté qu’il avait mis en scène L’Idiot et que, pour cela, il lui avait fallu recruter une belle actrice — d’une beauté authentique, universelle. Sa solution avait été d’aller chercher une ballerine, vu que — c’est une règle de la nature —, toutes les ballerines sont belles. Sa théorie m’avait bien plu sur le moment, j’aimais son audace, son intégrité. Bien sûr, on pouvait débattre de sa justesse — les plus belles, étaient-ce vraiment les ballerines ? Pendant un temps, je penchais plutôt pour les serveuses de bar, puis plus tard, les stagiaires des agences de pub. Plus tard, j’avais cessé de croire et j’avais conclu que ce n’étaient que des fadaises, et que l’essentiel, ce qui comptait vraiment, c’était l’âme de la personne. Mais là, dans cette matinée de Kharkiv, plus aucun doute n’était possible  : les plus belles, c’étaient les soldates. 

Et de fait, elles étaient deux parmi nos gardiens. Les voilà qui sortent de la voiture, elles étirent leurs jambes, je les contemple satisfait en me disant  : vivant donc ? Ça alors ! C’était le matin, on était contents. La nuit était passée, le moment entre tous le plus dangereux de la journée, celui où la puissance du mal est la plus grande. « Ça ne change rien, ça peut encore nous tomber dessus à tout moment avertit un militaire, n’enlevez surtout pas vos gilets pare-balles ! ». Un « pastor » de Kharkiv nous accueillit chez lui. À quatre heures du matin, il apprenait notre existence, et quinze minutes plus tard nous poussions la porte de sa maison. Pour notre petit déjeuner (notre dîner ?), il avait prévu pour nous du saucisson, du fromage, du pain, des conserves, du thé. Notre hôte nous raconta que la maison où nous nous trouvions avait été frappée récemment par une bombe à sous-munitions, mais que la roquette n’avait pas explosé. J’empilai du fromage sur du saucisson en me remémorant cette vieille maxime de guerre qui dit qu’une bombe ne frappe jamais deux fois le même endroit, et donc, si tel était le cas, nous nous trouvions en lieu sûr. Était-il toutefois certain que la règle s’appliquât aux obus qui n’avaient pas explosé ? Le fils de la famille avait voulu à tout prix un velux dans sa chambre  : « Il l’a voulu, il l’a eu ! » s’éclaffa notre hôte. L’église qui se trouvait à huit kilomètres d’ici ne risquait rien. Le pasteur accueillait sous son toit une multitude de gens. Pour nos guides plutôt circonspects, ce pasteur fut de tous nos contacts celui qui leur sembla le plus fiable, leur préféré. « Ce gars parle normalement ! Oui c’est ça, il parle normalement. » 

Après trois heures de sommeil, on reprit la route pour aller livrer le contenu de notre cargaison. Celle-ci devait être répartie entre différents sites, et nous nous retrouvions traversant des enfilades d’immeubles noirs carbonisés, cherchant à rejoindre un village répondant au nom de « Novaïa Rogan ». Nous n’étions plus très loin. Des tanks calcinés, nous en avions déjà vu dans les environs de Kyiv. En passant devant, les gens faisaient des selfies. Irpin était juste à côté, il fallait passer à travers. Vision d’horreur devant le check-point  : un mannequin de femme avec un masque à gaz et à bout de bras un balluchon de mendiant. Aux check-points, il n’était pas rare de voir des mannequins, des sortes de sculptures figurant des soldats. Des leurres pour tromper l’ennemi. Un comme celui-là, en revanche, je n’en avais pas encore vu. Les gravats étaient ramassés, les gens prenaient les choses en main, remettaient en état ce qui pouvait l’être. La guerre s’était éloignée. À Novaïa Rogan, elle se rapprochait à nouveau. Des ruines fraîches, des trous, des décombres. C’était — c’est encore — un village, une zone d’habitation. L’armée russe était entrée là le 25 février. Elle avait été repoussée, mais pas suffisamment loin. Dans la rue principale, des militaires circulaient en gilet pare-balles, casque vissé sur la tête — mais à deux pas de là, les gens du cru réparaient leur toit en bras de chemise, s’activaient dans les jardins. Dans une cour, une dame triait des bocaux de légumes. Dans un bâtiment, je reconnus les restes d’une église — tout était en ruines, mais l’icône de la Vierge était encore en place.

Les soldats nous accompagnèrent encore un peu plus près. Une fabrique de jouets — détruite. C’était là, peu de temps plus tôt, que passait la ligne de front. Les Russes s’étaient installés à cet endroit et ils avaient pilonné la route. On voyait les traces qu’ils avaient laissées  : une botte, un bonnet, une veste matelassée, un sac arborant « Armiya Rossii » — l’armée russe. Un tank cramé. Plus loin un deuxième  : sous l’effet de l’explosion des munitions, la tourelle s’était trouvée projetée sur le côté. Notre Agnis commença aussitôt son inspection en faisant des commentaires. Plus loin, encore un tank. Et encore et encore. Avec une pelle, un gars du coin raclait la terre tout en expliquant aux militaires que dans l’un des tanks, il restait de toute évidence un cadavre  : ça puait. 

Cependant, c’était un jour ensoleillé, trente degrés, merveilleux ciel d’Ukraine au-dessus de nous.

De temps en temps nos gars demandaient  : « Tu as entendu ? ça a pété ! » Je n’ai rien entendu. Un soldat interrogea  : « En arrivant, sur votre gauche, vous n’avez pas vu des nuages de fumée ? Maintenant, c’est là qu’on se bat. » Je n’avais pas fait attention, qu’est-ce qu’ils me racontaient ? J’explorai les endroits où l’on s’était battu — j’étais comme au musée. Ce coup-là, j’entendis très bien en effet. Et encore et encore. « Quelle distance ? » demandé-je à Dmitry. À quinze kilomètres du musée de la bataille, la vraie bataille faisait rage. « Ce sont les nôtres qui tirent ? » demanda Agnis. « Les nôtres, les leurs …  » répondit le soldat. Puis on entendit encore quelque chose, tout près tout près. « Des hélicos » fit le soldat qui jeta un coup d’œil rapide sur son téléphone. « Les nôtres. Les deux sont à nous. » En effet, c’était ça, deux hélicoptères volaient en rase-mottes, « vers la canonnade », comme je me souvenais l’avoir lu dans un bouquin.

« C’est OK pour vous si on les appelle “les orques” ? » demanda soudain Dmitry en passant devant une ixième unité calcinée. Pour nous, c’était OK.

Le soldat avec qui j’ai le plus discuté, c’est Iaroslav des « Teroboronas », les unités de la défense civile. Avant la guerre, Iaroslav était juriste. Il songeait à changer d’activité. Comme quoi.

Il est né, a grandi à Donetsk. « À partir de 2014, pour moi tout était déjà foutu ». Et la guerre ne fut pas une surprise. Ils n’attendaient que cela depuis au moins an. Lorsqu’ils ont reconnu l’indépendance des « Républiques populaires », tout devint clair comme de l’eau de roche. Ce matin-là, Iaroslav regardait par la fenêtre en direction de Kyiv quand soudain  : « Fiou-fiou-fiou ! » Il ne comprit pas tout de suite de quoi il s’agissait. Puis les explosions. 

L’armée russe marcha sur Kyiv comme à la parade, suivie de près par les forces de maintien de l’ordre avec leurs matraques. Tout ce beau monde resta coincé sur l’autoroute. Puis, par cette même autoroute si parfaitement exposée aux tirs vinrent les suivants. Et encore les suivants. 

Lors de la libération de Boutcha, les gens désignèrent un des habitants — aux côtés des orques, il avait pris part à la rapine. Iaroslav et quelques gars allèrent à sa maison, descendirent à la cave. Et là, oho ! Une collection de téléviseurs et d’autres bricoles. « Qu’est-ce qu’il comptait faire de tout ça ? s’étonna Iaroslav. Est-ce qu’il croyait franchement que les orques allaient s’installer pour de bon ? » J’imagine que c’était bel et bien son idée.

Un de nos gars demanda aussitôt  : « Et les pillards, vous les descendez ? On est prêts à entendre l’âpre réalité de la guerre ». « Non, on ne les descend pas, répliqua Iaroslav. Si quelqu’un a piqué de la bouffe, on lui fichera la paix. S’il a pris des objets d’un certain prix, il se prendra des coups. Dans les cas vraiment difficiles, par contre, il n’est pas impossible qu’on règle son compte à l’un ou l’autre. » Se pouvait-il que nous ayons dépassé les bornes avec notre question ou bien qu’il ait été tenté d’enrober les choses ? 

Ce qui fut pour moi une surprise — cela semble pourtant évident —, ce fut de voir que le soldat allait poursuivre le combat sur internet. Lorsque Iaroslav reposait son arme, il se mettait à son ordinateur où il croisait le fer avec des combattants russes assis sur leur canapé de l’autre côté de l’écran. Sa pensée de juriste était mise à contribution, il semait la confusion dans leurs esprits en analysant les informations de source russe. Il avait en tête tous les chiffres — mais étant pour ma part incapable d’être aussi précis que lui, je ne me risquerai pas à vous les redire.

Je lui demandai son avis à propos d’Oleksiy Arestovytch  : un type qu’on aime bien en Lettonie. Pour Iaroslav, il avait fait le job, en empêchant que l’on tombe dans la panique. Mais les gens bien informés préfèrent ne pas écouter — « kto v tyèmé, yégo nie slouchaïét ». La promesse que la guerre serait « finie dans deux ou trois semaines » est devenue un mème en Ukraine — tiens, prends par exemple cette image de la jeune fille triste qui demande  : « Quand est-ce que je vais me marier ? » Et à côté d’elle, Arestovytch qui lui répond  : « Dans deux ou trois semaines ! »

Iaroslav était donc de Donetsk, et il était russophone. Il avait entendu ce qu’on rabâche partout  : les russophones d’Ukraine n’auraient rien à faire de cette guerre. En disant cela, pour la première fois, il se laissa emporter par l’émotion. Dans sa famille, ils étaient presque tous russophones. Mais lui se battait contre la Russie. Et à Donetsk, les bataillons russes de « Svobodnaya Rossiya » se battaient aussi contre les Russes.

Maintenant, les orques ne viennent plus défiler dans les parages. Leur aviation ne fait rien, tout est absurde, conformément à l’ensemble de leur tactique. On connaît à présent le nombre de morts  : « Je pense que côté ukrainien, c’est un peu moins. » Sans aide extérieure, ça n’irait pas, mais pas du tout. Sa gratitude pour tout le monde est immense, y compris pour nous. Artūrs, le chef de notre groupe, demande à Iaroslav  : « Mais à ton avis, pourquoi est-ce que nous, Lettons, on fait tout ça ? » Iaroslav rétorque  : « C’est le genre de question que je ne me pose plus. Pour les gens corrects, tout est clair. ». 

Andis Surgunts avait un poème comme ça, où chaque vers, chaque mot était raturé. Poétique. Impossible de déchiffrer une seule lettre. En Ukraine, on voit de tels poèmes en bordure d’autoroute. Il s’agit des panneaux routiers, les grands bleus où sont indiqués le kilométrage jusqu’aux grandes villes, les endroits où il faut tourner, etc. Les panneaux ont été conçus pour aider les visiteurs. Mais à partir du moment où les visiteurs ne sont plus les bienvenus, toute information pertinente est badigeonnée, en général de peinture noire. Impossible de deviner quoi que soit. Les informations que les panneaux portaient ont été effacées. Je me demande ce qu’il en ressort sémiotiquement et sémantiquement, comme aurait dit Daina Teters, notre professeure à l’Académie. Le signe a été dépouillé de son sens, et ce faisant, il a acquis une tout autre signification, puissante et muette.

La publicité a disparu des grands panneaux publicitaires, où l’on peut lire à présent  :

« Priez ! Dieu vous entend ! »

« Soutenez les forces armées ukrainiennes ! »

« Ayez confiance en Dieu ! »

« Deviens un tueur, reste un homme ! »

Aux check-points, on peut lire des textes expressifs, tels que  : « Stop ! On tue ! », mais celui qu’on voit le plus souvent, c’est le slogan à propos du bateau russe, peint à la bombe noire sur le béton, dont le dernier mot est souvent soumis à l’autocensure. J’aurais bien voulu en prendre quelques-uns en photo, mais c’était interdit.

Et en général, ça donne quoi ?

Ce qui m’a le plus étonné, c’est que rien n’était tellement étonnant, à quel point les gens se comportaient normalement. À Lviv, dans les rues, il y a des jeunes filles, des trottinettes électriques, des chats disparus sur des affichettes2. À la terrasse d’un restaurant, un trompettiste joue l’air du « Parrain ». Innovation  : un mendigot s’approche, tend son écuelle et clame « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! », un business qui fait feu de tout bois.

À Kyiv aussi, les chats disparaissent. Le restaurant « Mimino » fonctionne. En fait, à toutes les tables, on ne parle que de la guerre, et c’était la même chose à la nôtre. 

Dans une rue de Kyiv, j’assiste à la scène suivante  : un garçon à genoux devant une fille pour lui rattacher sa sandale. Quelque part, à deux pas d’ici, plusieurs milliers d’orques sont en route pour venir leur faire la peau, mais les garçons de Kyiv s’agenouillent devant les filles pour boucler leurs sandales. C’est comme ça, rien à faire ! Vite fait, en douce, je veux faire la photo. La fille me voit, je me dis qu’elle va se mettre en colère, mais pas du tout ! Elle me décoche un sourire et arrange ses cheveux.

Je me disais  : je vais voir le peuple chanter l’hymne national, les volontaires monter au front. J’ai vu comment on boucle une sandale.

Ce qui est vrai, c’est qu’à Kyiv, on ne peut acheter de l’alcool que jusqu’à 16 heures, ça fait une vraie différence. 

Ce qui est vrai, c’est qu’ils boivent du vin, même en pleine alerte aérienne — l’exemple de Dnipro.

Ils sont trop détendus, dit Iaroslav.

À Kharkiv, les raids aériens et les explosions continuent, les gens évitent les regroupements et tâchent de ne pas laisser leur voiture dans la rue, mais à part ça, les cornichons poussent, les chiens courent vers quelque part et les filles font les soldes à la boutique « Jeans Classiques ».

Je voulais voir le courage de ces gens. Ce ne sont pas les saints qui affrontent le Mal, mais les gens ordinaires. Même si ce sont là des termes difficiles à manipuler. 

Il n’y a pas autant de drapeaux bleu et jaune que chez nous, en Lettonie. Ils ne croient pas aussi fermement que nous à la victoire. Ils ne disent pas « quand nous aurons gagné », mais « si jamais nous gagnons ». J’ai demandé aux soldats  : est-ce que les nouvelles sont bonnes ? Pour l’heure, toutes sont mauvaises. L’armée biélorusse se concentre à la frontière. En ce moment, on manque d’armes.

Je n’ai vu aucun portrait de Bandera. Je n’ai pas entendu la chanson fasciste « Moskaleï po laguériam » — les Moscovites au Lager ! Personne ne dit que tout ça c’est de la faute de l’Amérique.

C’est comme ça.

Quelques mots à présent sur les gens qui m’ont pris avec eux pour ce voyage  : Artūrs, notre chef d’expédition, est un spécialiste de logistique, qui, en ce moment, jette toutes ses forces dans l’affaire ukrainienne. Māris tire à l’arc, organise des voyages en rivière et des campements de l’âge de pierre. Dans l’équipe, il est notre spécialiste en secourisme. Il sait comment stopper une hémorragie — dans le minibus, je l’ai entendu expliquer à quelqu’un comment pratiquer une ponction pleurale, tout en tripotant une aiguille. Artūrs et Ēriks sont les moins loquaces de la bande, et ce voyage en Ukraine n’est pour eux ni le premier ni le dernier. Agnis sait tout sur tout sur les bagnoles, les armes, et plus généralement, sur tout ce qui contient de la ferraille. Il sait tout sur les systèmes de localisation, et ça nous a été fort utile.

Durant le voyage, personne ne parlait des valeurs libérales — pas plus que des conservatrices.

En arrivant à Loutsk, Agnis avait du mal à contenir sa fébrilité. Il faut dire que c’est le berceau de la « Loutskyï Avtomobilnyï Zavod » ou LUAZ, la fameuse usine automobile soviétique spécialisée dans les véhicules tout terrain. Il lui fallait des pièces pour son LUAZ amphibie de collection. Ça tombe bien, on a le temps, il faut attendre le deuxième bus. On demande à une station-service  : « Bon, fait Agnis, où est-ce qu’on peut trouver des pièces pour un LUAZ amphibie ? » Il montre des photos du véhicule sur son téléphone. On nous envoie à un magasin, où l’on nous envoie vers le marché. D’un bon pas, nous filons donc en direction du marché, nous traversons la rue, comme de bien entendu. Une voiture de police s’arrête. « C’est pour nous ! » que je balance en rigolant, je suis le spécialiste de ce genre de vanne. Une policière — belle comme une soldate — sort du véhicule. Et aussi un policier, qui remonte aussitôt, puis ressort aussitôt, mitraillette à l’épaule, et les voilà qui fondent vers nous. Nous avons traversé la rue au mauvais endroit. Le passage clouté, on le voit, était juste à côté. Mais nous venons de Lettonie ! Ah oui ? Parce que comme ça, en Lettonie, on peut traverser les rues n’importe où ? Vos passeports ! Je soupçonne que nos allures sportives et nos pantalons de treillis ont aussi contribué à éveiller leur curiosité.

Ils contrôlent nos passeports. Dans le mien, ils trouvent un visa pour la Biélorussie, dans celui d’Agnis, pour la Russie. Chaque question en appelle une autre. 

— C’était pour le championnat de hockey ! 

— Vous êtes joueur de hockey ?

— Quel est votre itinéraire ? 

— Loutsk-Lviv-Kyiv-Kharkiv-Dnipro-Rivna-Loutsk. Et maintenant, on rentre à la maison !

— Montrez-moi vos téléphones ! Tout  : WhatsApp, Telegram, appels, photos.

Les dernières photos que j’ai prises, ce sont justement des vues des check-points — des photos sans militaires visibles, donc ça doit passer, mais vu la tonalité des échanges, la conversation pourrait facilement s’enflammer. Alors qu’Agnis montre les siennes, je fais le gars qui cherche, et j’en profite pour effacer fissa mes derniers clichés. Lorsque vient mon tour, la policière découvre un coucher de soleil sur un hôpital en ruines. Elle inspecte WhatsApp. Un échange avec des potes de Jelgava ayant pour objet « le squelette noir » avec la photo qui va avec. Comme tout cela semble déplacé.

Du coin de l’œil, je vois qu’Agnis est déjà en train de montrer au flic les photos de son LUAZ amphibie et de lui faire la liste des pièces qui lui manquent. Agnis est imbattable.

Les policiers vérifient une nouvelle fois l’historique de nos appels, nous demandent d’introduire sur le pavé digital je ne sais quel code secret. Alors que j’essaie de comprendre de quoi il retourne, la policière a déjà tendu la main pour le faire à ma place. Elle a des ongles longs, très jolis. Est-ce que ça ne la dérange pas dans le maniement des armes ? Je suis bien mal placé pour le savoir. Elle tape son code, et je vois apparaître sur l’écran de mon téléphone un ensemble d’informations telles que je n’en ai jamais vu. Elle les prend en photo. Pardon, mais vous devez comprendre que l’Ukraine se trouve dans une position un peu délicate aujourd’hui. Nous comprenons. Pas d’amende pour nous.

« Maintenant, ils vont tracer nos téléphones », explique Agnis avec la délectation de l’artisan. Nous reprenons notre route vers le marché. 

Et moi, comment je me suis trouvé embarqué dans cette équipée ? Voilà. Peu de temps après le déclenchement de la guerre, je me suis porté volontaire comme bénévole au centre d’accueil pour les réfugiés de Riga. Là, j’ai compris que je ne savais rien faire. J’ai donc appris à charger des caisses. Des particuliers ou des organisations apportent leurs dons, nous les déchargeons, nous les trions, nous les répartissons entre les réfugiés ou nous en chargeons aussi une partie dans des camions qui partent pour l’Ukraine. Les premières semaines, c’était l’enthousiasme. Lorsqu’on chargeait, il y avait sur chaque carton trois paires de mains, tout le monde voulait à tout prix participer. Le poète Krišjānis Zeļģis disait  : « C’est notre purgatoire ! » Que la trace de ma main aille jusqu’en Ukraine pour qu’ils voient et qu’ils sachent là-bas que je ne suis pas resté sur le banc de touche, que je ne suis pas coupable.

Lors de la première vague de dons, un couple de retraités était venu chargé d’un sac en plastique volumineux. « Qu’est-ce que c’est ? », avait-on demandé. « Des couvertures pour chien ». Et c’était vrai.

Plus tard, j’ai appris que ce dont les réfugiés avaient le plus besoin, c’étaient des poêles, des casseroles, des produits hygiéniques. En Ukraine, nous envoyions aussi des denrées faciles à consommer, des conserves, des bandages et autres produits médicaux. Peu à peu, j’ai compris que ça n’était pas suffisant. Il fallait aussi de la technologie, il fallait des armes.

Pour gagner, il faut de l’artillerie à longue portée. Mais il faut aussi des couvertures pour les chiens. Peut-être pas tant pour eux que pour nous. 

Au centre, il y a plein d’Ukrainiens qui viennent bosser. Un jour, j’avais demandé à Irisa  : « Est-ce que ça t’aide qu’à Riga il y ait des drapeaux ukrainiens partout ? » Elle m’avait regardé de ses yeux vastes comme la Galicie, et elle m’avait répondu  : « Bien sûr que ça m’aide. »

Le vieux Hegel a dit quelque part un truc du genre  : ce à quoi tu penses, c’est ce qui est. Ce qui est dépend de ta capacité à le penser. Je ne sais pas si c’est vrai. Une certaine forme d’habitude s’est imposée à moi — mais peut-être que c’est la même chose pour tout le monde —, chaque fois que je fais quelque chose, je m’imagine en train de faire quelque chose d’autre. Par exemple, je travaille, mais je pense à aller boire des coups avec des copains ; je suis en train de boire, et je me dis que je devrais aller travailler ; je vais à l’église, et des idées de sexe m’envahissent l’esprit. Et ainsi de suite. Ces derniers temps, comme pour tout le monde, la guerre s’est emparée de toutes mes pensées. Qu’on soit assis ou debout, dans le jardin ou au lit, on pense sans arrêt à la guerre. Mais quand on est vraiment dans la guerre, on pense à quoi ? Je n’en ai vu qu’un petit bout, mais quand on est dedans, on n’a surtout pas envie d’y penser. Pas envie d’entendre Māris vous raconter ses histoires de ponctions sur des poumons perforés par des balles, pas envie d’imaginer qui peut bien être en train de nous observer dans le noir. Je m’efforçais de trouver des images attractives suffisamment puissantes, je pensais à des femmes nues, à d’autres voyages, mais toutes les pensées finissaient toutes par aboutir à Dieu, à l’éternité. 

Là, je suis de retour à Riga, je suis à la maison, c’est la nuit, je dors enfoui sous des chats de toute sorte, je ne pense à rien, je dors. Tout à coup, une sirène retentit. Les chats bien sûr s’envolent de tous côtés. « Qu’est-ce qui se passe ? » me demande-t-on. J’avais installé une application ukrainienne qui informe en direct des alertes aériennes. Elle était restée programmée sur Kharkiv — et l’information qui m’arrivait à mon insu, c’était que là-bas, ça reprenait de plus belle — c’était aussi que « ça » pouvait fort bien arriver sur vos maisons, sur vos chats, sur vos sandales. Kharkiv se rappelait à moi en disant  : pense à nous ! 

Sources
  1. La « cargaison 200 » ou « 200 » est un terme de jargon militaire qui signifie tué, mort, décédé, et qui est utilisé pour désigner, en langage codé, le transport du corps d’un soldat vers le lieu de sépulture. Le nombre 200 désigne aussi le cercueil de zinc contenant le corps d’un soldat mort.
  2. Je collectionne les affichettes d’avis de recherche des chats perdus, c’est pourquoi je suis sensible à ce détail.
Crédits
Ce texte a été publié le 8 juillet 2022 dans la revue Satori.lv, par la principale revue culturelle de Lettonie.
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