Docteure en médecine, vous vous êtes engagée pour la défense des droits humains. Pourriez-vous revenir sur votre parcours, ce qui vous a conduit à mener cette double carrière de médecin et d’activiste ? Quels sont les événements qui, dans votre vie, vous ont poussé à agir, notamment pour les minorités sikh et hindoue ? 

Au début de ma carrière de médecin, je n’étais pas très intéressée par la politique.1 Cependant, j’ai ressenti à un moment qu’il était nécessaire que je m’engage politiquement pour faire entendre la voix des minorités en Afghanistan. 

Depuis quarante-trois ans, l’Afghanistan est un pays en guerre. Au cours des dernières décennies, les minorités ont été des cibles privilégiées d’attaques et de discriminations quotidiennes. Leurs droits fondamentaux n’ont jamais vraiment été garantis. La religion constitue un facteur clivant dans la société afghane. L’émigration n’est pas un fait nouveau en Afghanistan. De nombreuses personnes appartenant à des minorités religieuses doivent se résoudre à l’exil. L’émigration apparaît comme la seule solution pour espérer trouver de meilleures conditions de vie. En Afghanistan, il est encore très difficile pour les minorités de poursuivre des études et de trouver un emploi. Au cours des dernières décennies, le traitement de cette question n’a pas beaucoup évolué. C’est pour lutter contre cet état d’immobilisme que j’ai décidé de m’engager en politique. La Commission indépendante afghane des droits de l’homme m’a invitée à travailler à ses côtés pour défendre les droits des femmes et agir en faveur du développement économique de l’Afghanistan.  

Les minorités afghanes ne peuvent pas faire usage de leur liberté d’expression. Elles sont réduites au silence et ne sont pas représentées politiquement. En tant que membre de la minorité sikh, mon engagement politique représentait une transgression. Je souhaitais élever la voix des minorités, faire que leurs conditions de vie soient connues et que les problématiques dont elles souffrent soient débattues. 

Jusqu’au retour des talibans en Afghanistan, nous avions pu vivre des périodes où les minorités juive, chrétienne, hindoue, musulmane et sikh coexistaient de façon relativement paisible. Néanmoins, depuis le retour des talibans, presque toutes les minorités d’Afghanistan ont fui le pays. Seules quelques personnes Sikhs qui n’avaient pas la possibilité de partir ont dû rester en Afghanistan.

Depuis les dernières décennies, le traitement de la question des minorités n’a pas évolué en Afghanistan. C’est pour lutter contre cet état d’immobilisme que j’ai décidé de m’engager en politique.

Anarkali Honaryar 

En tant qu’Afghane ayant représenté les minorités sikh et hindoue au Parlement et désormais exilée en Inde, comment définissez-vous votre identité ? 

J’appartiens à la minorité sikh. Mon choix s’est donc naturellement porté vers l’Inde car je savais que j’y serais protégée. 

Lorsque je me suis portée candidate pour la première fois aux élections législatives en Afghanistan, je n’ai pas été élue. J’ai néanmoins été désignée par le gouvernement républicain pour occuper un poste de sénatrice. Je suis alors devenue la première femme sikh au sein du Sénat afghan. Je suis de religion sikh, mais je suis aussi Afghane. L’Afghanistan devrait être un pays dans lequel plusieurs religions peuvent coexister. La confession religieuse ne devrait pas entrer en concurrence avec la nationalité. On devrait pouvoir être musulman, chrétien, sikh, juif, hindou et vivre en paix en Afghanistan. 

Comment la prise du pouvoir des talibans, qui a poussé de nombreux sikhs à quitter le pays pour se rendre en Inde, a-t-elle affecté votre activisme ?

Les minorités religieuses ont toujours été sous la menace des autorités et des groupes terroristes même à l’époque de l’ancien gouvernement républicain. Cependant, l’arrivée au pouvoir des talibans a marqué une dégradation nette de notre situation. Nous nous sommes retrouvés dans un état de peur permanent. Quelques jours après la prise du pouvoir des Talibans, les premiers avions se sont envolés vers l’Inde. Nous avions conscience, en tant que minorité religieuse, que nous ferions partie des premières personnes visées. Le 15 août 2020, les talibans ont d’ailleurs tenté de me capturer. J’ai réussi à leur échapper et c’est à ce moment-ci que j’ai décidé de quitter l’Afghanistan pour rejoindre l’Inde.

Aujourd’hui, il est plus difficile pour moi de poursuivre mon activité militante depuis l’étranger mais je sais aussi que si j’étais restée en Afghanistan j’aurais dû vivre sous la menace constante et la peur d’être abattue. Même avant le retour des talibans au pouvoir, je recevais des menaces du Pakistan. Encore aujourd’hui, en étant en Inde, je reste surveillé par l’agence des services de renseignement pakistanais. À plusieurs reprises je n’ai pas pu rentrer chez moi car je savais que ma maison était surveillée. Je n’envisage pas de vivre de façon permanente en Inde. Je souhaite retourner en Afghanistan dès que possible pour poursuivre mon combat en faveur des droits des femme et des minorités. 

Alors que l’expression politique est presque impossible, comment percevez-vous l’organisation de cette lutte pour les droits de l’homme et les dynamiques en son sein ? Que pensez-vous de l’efficacité de cette mobilisation ? 

Je cherche à donner un écho aux voix des minorités. M’exprimer dans des médias étrangers et intervenir au sein d’institutions politiques me permet de rendre visibles mes combats. La situation en Afghanistan a un peu été mise sous silence depuis le début de la guerre en Ukraine. Il faut donc continuer notre activité de plaidoyer auprès de la communauté internationale pour qu’elle continue d’agir en Afghanistan. 

Votre engagement s’est traduit de façon politique au sein du Sénat afghan. Existe-t-il des cadres ou des institutions en Afghanistan qui vous soutenaient et vous aidaient ? Que sont-elles devenues aujourd’hui ? 

Je suis entrée en politique en Afghanistan de façon indépendante. Je défendais mes propres causes. Je disposais d’une certaine liberté d’action car j’avais des contacts avec d’autres groupes politiques afghans. Je disposais également du soutien du gouvernement dans la mesure où j’avais été désignée comme sénatrice. Néanmoins, je dois dire que les manifestations les plus directes de soutien que j’ai reçues émanaient de la population afghane. 

Jusqu’au retour des talibans au pouvoir, il y avait une opportunité pour les Afghans de faire avancer la cause des droits de l’homme. Lorsque le gouvernement de l’ancienne République était au pouvoir, notre action a donné des résultats positifs pour les droits des minorités.  Nous avons pu engager la construction de plusieurs écoles pour les minorités afghanes. 

Y a-t-il un cadre théorique, des figures ou des moments emblématiques qui ont inspiré votre lutte ?

Il est difficile pour moi d’évoquer des figures féminines de l’histoire politique afghane qui ont inspiré mon combat car elles sont peu nombreuses. Ma famille m’a beaucoup soutenue. Je dirais que leur soutien a été essentiel dans mon parcours. Il n’est pas commun qu’on laisse des femmes faire de la politique en Afghanistan. Si certaines personnes de mon entourage m’ont clairement indiqué qu’elles n’étaient pas favorables à mon engagement politique, mes proches ont toujours cherché à ce que je poursuive des études. 

Comment envisagez-vous le futur de la lutte pour la défense des droits de l’homme dans un contexte où les talibans refusent de respecter les droits des femmes ? 

Depuis le retour des talibans, les femmes n’ont plus le droit d’aller à l’école et ne peuvent pas obtenir de poste dans l’administration. Les femmes ne peuvent pas se déplacer avec leur mari au restaurant et encore moins seules. Dans les transports publics, les talibans ont installé des rideaux pour cacher les femmes. Un frère et une sœur qui marchent dans la rue sont susceptibles d’être interrogés car les talibans remettent en cause la nature de leur relation. Ils ont ordonné aux femmes de porter le voile intégral et de ne laisser visible que leurs yeux. Les femmes journalistes doivent porter un masque pour cacher leur visage. Les femmes n’ont plus le droit de sortir pour manifester. Les talibans prétendent faire appliquer le droit de la charia alors même que ce n’est pas dans la loi afghane. 

Les talibans ont pris le pouvoir en promettant qu’ils rétabliraient la paix. C’est faux. Quelques mois après leur retour au pouvoir, il y a eu un attentat dans un lieu de culte des sikhs hindous. Les talibans ont frappé les agents de sécurité et ont cassé les caméras de surveillance. Je suppose qu’il s’agissait d’une milice talibane qui agissait pour terroriser les minorités religieuses. C’est presque tous les jours qu’on entend ce genre de témoignage. Des anciens fonctionnaires de l’État et des soldats de l’ancien gouvernement républicain sont régulièrement enlevés pour être assassinés. Daech est toujours actif en Afghanistan, ainsi que d’autres groupes terroristes. Les talibans n’acceptent ni les droits de l’homme, ni la liberté.

Les talibans n’acceptent ni les droits de l’homme, ni la liberté.

Anarkali Honaryar 

Quel impact l’isolement diplomatique de l’Afghanistan peut-il avoir pour la défense des droits de l’homme ? 

La communauté internationale doit mettre la pression sur les talibans pour qu’ils respectent les droits de l’homme, la liberté de culte et la liberté d’expression. Je n’ai aucune velléité guerrière car la guerre ne donne pas de résultat. Il faut intégrer les minorités au gouvernement et permettre aux oppositions de s’exprimer. L’ancien président Hamid Karzaï et sa famille sont toujours maintenus enfermés en Afghanistan par les talibans. 

Lors de leur première prise de pouvoir il y a vingt ans, les talibans pratiquaient déjà une politique de discrimination fondée sur l’appartenance religieuse. À l’époque, mon père travaillait pour le gouvernement. Parce qu’il n’était pas musulman,  les talibans ont décidé qu’il ne pouvait plus occuper son poste. Les hindous devaient arborer une couleur jaune sur leur maison et une tache sur le front. Les  sikhs ne pouvaient pas faire leurs courses dans des magasins musulmans. Ce sont des politiques discriminatoires qui visent à briser tout contact entre les communautés. 

Les talibans mettent en place des politiques discriminatoires qui visent à briser tout contact entre les communautés. 

Anarkali Honaryar

Comment la question des minorités hindoues et sikhs s’insère-t-elle dans la géopolitique de la région ?

Le 18 juin dernier, Daech a commis un attentat contre les minorités hindoues et sikhs. Ils ont tenté de justifier leur crime en accusant l’Inde qui aurait humilié le prophète. En réalité, c’est surtout pour limiter les rapprochements entre Kaboul et Delhi que les talibans pratiquent cette politique de la terreur. Les talibans refusent toujours d’admettre qu’ils ont des liens avec d’autres groupes terroristes. 60 personnes ont été blessées dans cet attentat. Les hindous encore présents en Afghanistan essaient aussi de quitter le pays. 

Du point de vue d’Islamabad, si les relations entre l’Inde et le Pakistan s’améliorent, ce n’est pas une bonne chose.

Anarkali Honaryar 

Les services de renseignement pakistanais voyaient eux aussi d’un très mauvais œil le rapprochement initié entre les deux chancelleries avant la prise du pouvoir des talibans. L’Inde et le Pakistan sont toujours en conflit sur la question du Cachemire. La problématique de l’approvisionnement en eau dans la région constitue aussi un enjeu majeur. La question des frontières et de la délimitation de la ligne Durand continue de générer de fortes tensions. Parmi les talibans, il y a aussi des personnes très proches des services pakistanais qui opèrent discrètement en Afghanistan. Du point de vue d’Islamabad, si les relations entre l’Inde et le Pakistan s’améliorent, ce n’est pas une bonne chose. L’accueil des minorités sikhs et hindoues en Inde devient donc de plus en plus difficile à cause de cette double pression. L’Inde est de moins en moins favorable à l’accueil de réfugiés car elle craint des représailles. 

Avec le risque très important de famine et la faiblesse des aides étrangères, comment appréhender la capacité des talibans à gérer cette crise et les conséquences sur la population ?

Il ne me paraît pas improbable qu’une guerre civile voie de nouveau le jour en Afghanistan. Le retour des talibans a été toléré par la population afghane. Néanmoins, si les conditions économiques continuent à se dégrader, la population afghane pourrait se rebeller. C’est pour limiter le risque de manifestations que les talibans pratiquent une politique de la terreur.  Le risque de famine accroît la vulnérabilité de la population afghane et les minorités sont les premières victimes. 

Est-ce qu’à votre échelle vous percevez un désintérêt de la communauté internationale pour le sort de l’Afghanistan ? 

La communauté internationale doit de nouveau porter son attention sur la situation afghane et définir les conditions d’établissement d’une paix durable en Afghanistan. Elle doit mettre la pression sur les talibans pour qu’ils acceptent de reconnaître les droits des minorités et que toutes les ethnies puissent contribuer à la gouvernance du pays. C’est la seule solution pour rétablir la paix en Afghanistan. L’exclusion et la terreur ne peuvent pas garantir la pérennité d’un régime politique. C’est aussi un levier possible de pression pour les États de la communauté internationale. 

Comment percevez-vous la réticence des États européens à accueillir des réfugiés afghans ? 

Les pays européens et les États occidentaux ont aidé beaucoup d’Afghans en les accueillant en urgence lors de la prise de pouvoir par les talibans. La France a permis l’évacuation d’Afghans qui avaient dû fuir de façon précipitée. Désormais, cet effort doit être poursuivi car des personnes menacées vivent toujours là-bas. Des activistes, des journalistes et d’anciens fonctionnaires restent menacés. Pour l’instant, et nous ne savons pas pour combien de temps, seule l’émigration apparaît comme un moyen de garantir leur sécurité. 

Sources
  1. Docteure en médecine et militante des droits humains, Anarkali Honaryar intègre la Commission Indépendante des Droits de l’Homme en Afghanistan en 2004, avant d’être élue sénatrice, représentante des minorités hindoues et sikhes au Parlement afghan pendant 10 ans. Elle est également choisie comme membre du Conseil de Paix, dans lequel elle représente le gouvernement démocratique afghan. Cette année, elle a été lauréate de la toute nouvelle initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme, lancée par le Président de la République en décembre 2021