Que cela soit à travers la justice internationale qui a trouvé une expression pérenne dans la Cour pénale internationale fondée en 1998 à la Haye, ou par la justice transitionnelle inventée en vue d’apaiser et de réconcilier des sociétés après un violent conflit, le rôle de la justice est primordial dans la restauration de la paix.
Dans son agenda pour la paix publié en 1992, l’ONU considérait que les procès internationaux devaient non seulement condamner solennellement les criminels de guerre, comme ce fut le cas à Nuremberg en 1945, mais aussi contribuer au maintien d’une paix durable.
En 1995, Antonio Cassesse, le premier président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que la justice était un élément indispensable du processus de réconciliation nationale. Dans le cas des guerres civiles, la justice transitionnelle a elle une fonction essentielle. Tout récemment le président colombien, Gustavo Petro, saluait le travail de la Commission vérité et réconciliation créée dans le cadre des accords de paix signés en 2016 entre le gouvernement colombien et les FARC.
Algérie, Centrafrique, Yougoslavie, Rwanda, Colombie… Au-delà de la guerre en Ukraine, cette conversation un tour du monde tragique des conflits auxquels, nous autres, européens de l’Ouest, avons assisté devant nos écrans de télévisions ou nos postes de radio.
En partenariat avec France Culture dans le cadre des 36e Rencontres de Pétrarque, le Grand Continent publie une série d’entretiens éditorialisés autour du thème : quelle paix peut-on espérer ?
Au seuil de cette discussion se pose donc une question : la paix est-elle possible sans justice ?
RONY BRAUMAN
Pas de paix sans justice était effectivement le slogan qui animait la plupart des ONG et des organisations de défense des droits de l’homme au moment où le statut de Rome était en cours d’élaboration. C’était plus une invocation qu’un constat parce que dans la pratique, si on examine l’histoire, on s’aperçoit que nombre de conflits se sont arrêtés sans qu’il y ait un acte de justice. Celle-ci n’est donc pas nécessairement une condition de la paix. Ceci dit, il est certain que la justice joue un rôle important dans la restauration d’un ordre légitime et acceptable — notamment dans les cas de guerres civiles.
CÉLINE BARDET
Je suis d’accord : le slogan « pas de paix sans justice » est une invocation. La paix est différente de la justice : juger des criminels et restaurer un système judiciaire après un conflit est une chose, arriver à la paix en est une autre. En revanche, la justice permet la réconciliation. Quand une population s’entretue, une question finit toujours par se poser : « comment faire pour vivre de nouveau ensemble ? » La justice pose une certaine vérité et permet un dialogue entre victimes et criminels. C’est si important que cela marque plus les gens que l’acte de juger en lui-même.
JOËL HUBRECHT
Entre 1945 et 2008, près de 40 % des conflits qu’a connu la planète se sont conclus sans procédure de justice. Cela témoigne souvent de rapports de force antagonistes : par exemple lorsque la CPI a voulu mettre en accusation Omar el-Béchir et que l’Union africaine s’y est violemment opposée. Depuis une dizaine d’années, on constate que les processus de paix soutenus par les puissances démocratiques échouent de plus en plus souvent. Ils achoppent souvent sur la question de la justice. En face, Sergueï Lavrov avance par exemple l’idée que nous devrions faire des paix sans justice, en Syrie ou en Ukraine. Il me semble que la difficulté contemporaine à articuler la paix et la justice témoigne de la compétition globale entre régimes démocratiques et autoritaires.
Si près de la moitié des conflits se concluent de cette manière, l’amnistie générale peut-elle être une solution ?
JOËL HUBRECHT
Ce que l’on voit dans le temps c’est que l’amnistie générale reste possible, même si elle tend à diminuer pour laisser place à des amnisties individualisées qui excluent les crimes poursuivis par les juridictions internationales. L’amnistie demeure néanmoins une des clefs des procédures de justice transitionnelle : les commissions de vérité, en Afrique du Sud ou en Colombie, mettent en œuvre des amnisties conditionnées et individualisées.
Le cas colombien est très riche car le pays a mis en place une commission vérité et réconciliation ainsi qu’un un tribunal spécial pour la paix qui a conduit des audiences très importantes. Grâce à cette dernière instance, un ancien négociateur des Farcs, qui a participé au processus de paix en 2016, est ensuite entré dans une logique de reconnaissance de ses responsabilités. Il s’est ainsi engagé à donner réparation à ses victimes en échange d’une réduction de peine.
CÉLINE BARDET
Il faut se demander si les sociétés vivent mieux lorsqu’il y a un processus de paix sans justice. La Centrafrique ou l’Algérie, où il y a eu de nombreuses amnisties, ne plaident pas vraiment en faveur de cette solution. À mon avis, la question centrale est de savoir comment parler aux victimes. Les personnes qui ont subi ces crimes doivent pouvoir exprimer ce qu’elles ont ressenti — et ce qu’elles ressentent. Bien souvent, les victimes parlent d’un manque de reconnaissance pour ce qu’elles ont subi. Il ne faut pas s’arrêter à l’aspect purement judiciaire où il faut absolument condamner des gens. Les victimes attendent qu’on reconnaisse ce qu’il s’est passé, qu’on inscrive leur témoignage dans une mémoire commune afin de lutter contre le négationnisme.
La justice pénale internationale et la justice transitionnelle s’opposent-elles ? Une justice est-elle meilleure qu’une autre pour aboutir à la paix ?
RONY BRAUMAN
J’estime que le bilan de la Cour pénale internationale est absolument calamiteux. Le premier procureur de la Cour pénale internationale, Moreno Ocampo, est une personnalité très peu recommandable. Sur le plan technique de la compréhension de la situation, l’inculpation d’Omar el-Béchir durant la guerre du Darfour pour crime de génocide n’était pas fondée. Moreno Ocampo est allé jusqu’à dire que les centres d’aides humanitaire où 3 millions de personnes bénéficiaient de soins, d’éducation, de protection, étaient des camps de concentration où l’on poursuivait le génocide initié par la violence, condamnant des millions de personnes à mourir de faim. En d’autres termes, il inculpait les Nations-unies de complicité de génocide. Avec une personnalité comme celle de Moreno Ocampo à la tête de la Cour pénale internationale, celle-ci n’avait plus besoin d’ennemis.
Je distingue la CPI d’autres formes de justices comme des tribunaux spéciaux qui hybrident la justice nationale avec des juges internationaux. Cette technique donne une ampleur internationale au verdict et contribue à l’émergence de la vérité et à la condamnation de certains criminels.
En Sierra Léone, un tribunal spécial a condamné une quinzaine de personnes responsables de crimes de guerre. Ce tribunal spécial a été suivi de comités vérité-réconciliation et d’une amnistie pour les membres des milices qui avaient commis des violences mais qui se voyaient reconnaître l’immunité après le processus juridique. Il y avait donc un panachage avec à la fois de l’immunité, des commissions vérité-réconciliation et un tribunal qui juge et condamne. Il me semble important de distinguer cette justice qui se déroule localement avec une dimension géographique et humaine fondamentale de la justice internationale qui est une abstraction distante. Les formes de justices locales permettent une réhabilitation sociale. Il s’agit de pacifier les relations autour du constat commun d’atrocités qui ont été commises.
Deux reproches sont souvent faits à la CPI : elle apparaît comme une justice hors sol et elle ne sait juger que des individus et non pas de systèmes. Partagez-vous ces critiques ?
JOËL HUBRECHT
La justice pénale, par essence, examine les responsabilités d’individus. Les commissions vérités-réconciliation me paraissent plus à même de dégager des dynamiques collectives. C’est en cela qu’elles sont très complémentaires. Sur les 54 pays membres de l’organisation internationale de la Francophonie, 22 ont mis en place des processus de justice transitionnelle, 5 envisagent de le faire, 19 d’entre eux ont mis en place une commission vérité et 7 ont fait appel à des juridictions pénales internationales. En Centrafrique, une commission vérité, un tribunal spécial et la Cour pénale internationale agissent de concert. Je ne réduirai donc pas la justice internationale à la Cour pénale internationale. Grâce à la pluralité des moyens juridiques mis en place, des chefs d’Etats souvent déchus ont pu être jugés au Cambodge, au Tchad, au Sénégal ou en ex-Yougoslavie.
CÉLINE BARDET
Il est également nécessaire de s’interroger sur le moment auquel la justice doit intervenir. Lors de la mise en place du tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, la procureure générale avait mis en place des actes d’accusation secrets pour que les accusés ne sachent pas qu’ils seraient poursuivis. Je pense que c’était une bonne initiative. La justice transitionnelle symbolise aussi la volonté de reconstruire un lieu commun.
La CPI fête cette année son 20ème anniversaire et elle a ouvert le 2 mars 2022 une enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis en Ukraine. J’aimerais vous demander à tous les trois ce que vous en attendez.
Je n’attends pas grand chose de cette enquête car la Russie et l’Ukraine ne font pas partie de la CPI. Par ailleurs, celle-ci fonctionne selon un principe de subsidiarité. À partir du moment où un État est en capacité de poursuivre des crimes, la Cour pénale internationale se met en retrait. Il y a donc aussi, au niveau national, l’enclenchement par le bureau de la procureur générale d’Ukraine de poursuites pénales.
RONY BRAUMAN
Je n’attends pas grand-chose non plus de la CPI. Le jour où Poutine sera derrière les barreaux je pourrais saluer La Haye.
Je voudrais également ajouter qu’il est difficile de voir un processus de justice dans une Cour dont le fonctionnement est aussi éloigné de l’idée que l’on se fait de la justice. Je remarque que la CPI fait preuve d’un zèle hors du commun lorsqu’il s’agit de juger les crimes d’un certain clan. Nous sommes davantage dans l’ordre du règlement de compte que de la justice.
Le clan occidental, à juste titre, condamne sans appel la guerre menée par la Russie en Ukraine. Néanmoins, il faudrait également condamner des responsables dans d’autres circonstances. Lorsque le Rwanda pille le Congo voisin ou lorsqu’Israël occupe la Cisjordanie et asphyxie Gaza, les tentatives juridiques sont très vites étouffées. Cela a des conséquences sur la façon dont est perçue la justice internationale. Les Etats-Unis s’exonèrent des jugements de la CPI et projettent l’image que les puissants peuvent ne pas respecter la justice internationale. Je me souviens aussi de la précipitation du procureur américain à aller en Libye et reprendre à son compte des actes d’accusation délirants sur l’utilisation de viagra comme arme de guerre pour des viols de masse. Il reprenait des mensonges propagandistes d’Al-Jazira et en faisait des actes d’accusations. C’était odieux et ridicule. L’action de la CPI en Ukraine va rester de l’ordre de l’agitation médiatique. Cela ne condamne pas cependant la notion de justice en elle-même.
JOËL HUBRECHT
Il ne faut pas réduire la justice à la condamnation de Poutine à la Haye. On peut espérer davantage de la mobilisation en cours en Ukraine. Par ailleurs, il faut distinguer le temps de l’enquête du temps du procès. Le moment de l’enquête démarre très tôt en Ukraine. C’est une bonne chose. Le procès peut venir plus tard. Le bon moment de l’inculpation intervient lorsqu’on a dossier à charge solide doublé d’un soutien politique fort qui puisse permettre une extradition. La mobilisation importante de la justice en Ukraine doit être généralisée dans d’autres situations. Il s’agit en effet de ne pas accentuer l’impression d’une justice qui aurait “deux poids et deux mesures”. Les Etats-Unis sont dans une vision de la justice à sens unique ; contre leurs adversaires. Cette attitude est délétère pour l’image de la justice. Si le camp russe défend une autre vision de la justice c’est aussi parce que nous sommes très faibles en face.
Pourriez vous commenter la notion de temps et de rapidité du procès ? Un premier prisonnier russe a été condamné à la prison à perpétuité alors que le conflit est toujours en cours, qu’en pensez-vous ?
CÉLINE BARDET
En Ukraine, un mécanisme inédit de documentations des crimes a été mis en place au début de la guerre. Le procureur de la Cour pénale internationale s’est rendu sur place dès les premiers jours du conflit. L’Ukraine cherche à résister et répondre par le droit à l’agression dont elle est victime. La mise en place de procès, alors même que la guerre est toujours en cours, sert aussi un objectif politique. Il s’agit de montrer à la population que les crimes ne resteront pas impunis. Néanmoins, on peut s’interroger, en tant que juge, comment faire avec la pression de l’opinion publique pour juger en toute sérénité ? Je ne pense pas que cette précipitation permette de constituer des dossiers solides en termes de preuves. Néanmoins, il faut reconnaître que cette mise en place rapide de la collecte des preuves est remarquable.
L’ancien premier ministre Gordon Brown et le juriste Philips Sands œuvrent pour la création d’un tribunal spécial sur l’Ukraine. Qu’en pensez vous ?
RONY BRAUMAN
Je ne pense pas que la menace de création d’un tribunal spécial pour l’Ukraine puisse arrêter Poutine après les crimes qu’il a commis en Syrie et en Géorgie. Par ailleurs, l’Angleterre, qui a rendu possible l’attaque de l’Irak, porte une lourde responsabilité dans la mise à sac d’une partie du Moyen-Orient. De manière plus générale, je pense qu’il est nécessaire que nous arrêtions d’analyser les choses seulement avec notre point de vue européen.
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