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Votre premier ouvrage, devenu un best-seller mondial, s’appelait La Langue géniale (Laterza 2016, traduction française parue en 2018 aux Belles Lettres). Pouvez-vous revenir sur le choix de cette expression pour désigner le grec ancien ?

Je crois que le grec ancien a été l’un des moteurs du «  miracle grec  ». Le grec ancien n’est plus parlé. On ne sait même pas comment il était prononcé, ce qui contribue à renforcer la dimension imaginaire, presque mythique de la Grèce antique. Cette question m’a toujours fascinée : pourquoi en Grèce, plus précisément à Athènes, sur ce territoire si petit, déconnecté du reste du monde, ce caillou sans ressources économiques importantes ni innovations technologiques révolutionnaires, l’être humain a-t-il inventé quelque chose d’aussi inouï que la philosophie, la pensée politique, la tragédie ? Je suis convaincue qu’on doit une partie de ces miracles à la langue, au grec ancien. 

Cette langue géniale est faite pour la philosophie et la politique. Au plan grammatical, elle incarne le passage du logos, la logique, au dialogos, le dialogue. C’est une langue qui permet l’abstraction. Elle n’est pas simplement faite pour nommer les choses concrètes, mais elle sait nommer la pensée. 

Pour utiliser une métaphore linguistique justement, qu’avons-nous hérité de cette langue géniale : est-ce plutôt une syntaxe ou un vocabulaire ?

Je dirais que ce sont les deux. Du point de vue du vocabulaire, la plupart des mots qu’on utilise encore aujourd’hui dans le domaine de la pensée viennent du grec, parfois du latin. Le grec a été redécouvert comme un réservoir magique à partir du XVIe siècle, et a facilité l’entrée de mots savants dans notre vocabulaire. Mais le grec nous a aussi appris, par sa syntaxe même, à raisonner, à construire des arguments, des preuves, des récits. Nous avons traduit sa structure dans nos langues, mais beaucoup de ce que nous pensons, nous le devons à la manière que le grec ancien a eu de le penser.

Mais le grec nous a aussi appris, par sa syntaxe même, à raisonner, à construire des arguments, des preuves, des récits.

Andrea Marcolongo

Nous héritons de toute une démarche logique. Il y a une anecdote liée au sophiste Anaxagore. Anaxagore avait un élève qui, après avoir suivi ses cours de philosophie et de rhétorique, n’avait plus jamais gagné un procès. Un jour, l’élève revint donc chez son maître en demandant à être remboursé. Commence alors un dialogue, qu’Anaxagore place rapidement sur le plan du raisonnement logique. Il conclut finalement en disant à son élève que, s’il parvenait à le convaincre qu’il était un mauvais maître, alors il remporterait le premier débat de sa carrière, et son apprentissage n’aurait pas été vain. Cet exemple amusant montre à mon avis la façon dont la pensée grecque nous apprend à porter tous les problèmes, toutes les actions que nous engageons pour les résoudre, à la hauteur d’une démarche logique et réflexive. 

Enfin, une dernière dette immense que nous avons envers le grec concerne la discipline historique. Hérodote, Thucydide et d’autres historiens grecs ont eu à cœur d’enregistrer les événements passés, les discours qui les entouraient, les évolutions du savoir, afin de nous les transmettre, ce qui constitue une richesse inouïe. 

Quelle est votre lecture de prédilection en grec  ?

Je crois que je ne peux pas me passer d’Homère. C’est le premier auteur grec que j’ai lu pendant mon enfance. J’aime le rythme de sa langue, qui me fait penser à un cœur qui bat. Je crois que j’aime autant l’Iliade que l’Odyssée, mais ce sont évidemment deux mondes différents. Récemment, je penche plutôt du côté l’Iliade, comme de L’Énéide en latin, par goût pour le versant civique et social du monde antique. Dans ces poèmes, chaque élément devient instantanément de l’ordre du mythe. La dissociation entre le mythe et la logique n’intervient qu’au moment où se structure la démocratie athénienne, justement quand le «  miracle grec  » prend forme. 

Comment cohabitent alors le mythe et la logique ?

Aujourd’hui, on a tendance à croire n’importe quoi et pourtant à se méfier de tout. La logique grecque implique au contraire une certaine méfiance vis-à-vis du mythe. C’était la démarche de Platon. Mais cela ne veut pas dire qu’on détruit les mythes pour basculer dans un univers purement rationnel : il s’agit plutôt de questionner le mythe de l’intérieur en lui appliquant la démarche logique. C’est ainsi que les Grecs ont su garder ces deux pôles pour expliquer le monde, mythos et logos. C’est ce que j’admire chez Platon, car cela fonctionne à double sens  : il sait aussi utiliser la démarche du mythe pour expliquer ses raisonnements logiques – pensons à l’allégorie de la caverne dans La République, au mythe du char céleste dans Phèdre… Aujourd’hui, un écrivain comme Thucydide reste lui aussi très intéressant pour sa méthode d’enquête et de raisonnement historique.

Les Européens de l’Ouest voient-ils la Grèce avec les yeux de Rome, qui l’a en quelque sorte domestiquée ? Quelle est l’échelle pertinente de la Grèce ?

La Grèce est d’abord un pays des Balkans. C’est d’abord vrai du point de vue géographique. En outre, la Grèce constitue un prolongement et une formidable opportunité pour notre relation avec les pays du sud-est de l’Europe : aux plans culturel, politiques, économiques, la Grèce est notre porte d’entrée vers ces régions. Là encore, regarder la Grèce avec ou depuis les Balkans, c’est s’exercer à décentrer notre regard par rapport à l’héritage gréco-latin. 

Mais je crois finalement que l’échelle à laquelle on saisit le mieux la Grèce, dans sa diversité, est celle de la Méditerranée. 

J’ai récemment compris que la Grèce dont je vous parle ici, celle que je décris dans mes livres ou que je croyais avoir étudiée pendant vingt ans, est en réalité une Grèce imaginaire. Principalement parce que, comme beaucoup d’Européens de l’Ouest, je ne m’intéressais pas à ce qui s’est passé dans ce pays entre l’époque antique et aujourd’hui, à cette histoire de deux mille ans. 

J’ai récemment compris que la Grèce dont je vous parle ici est en réalité une Grèce imaginaire. Principalement parce que, comme beaucoup d’Européens de l’Ouest, je ne m’intéressais pas à ce qui s’est passé dans ce pays entre l’époque antique et aujourd’hui, à cette histoire de deux mille ans.

Andrea Marcolongo


Quand on arrive à Athènes aujourd’hui, on ne va pas jusqu’à croire que tout le monde est en train de philosopher en sandales, mais on oublie facilement tout l’effort qu’a fait la Grèce moderne pour exister, pour s’inventer à son tour, y compris pour réinventer ce passé qu’on projette facilement sur elle.

C’est vrai que si l’on n’est pas préparé à remettre en question cette Grèce imaginaire, on risque d’être déçu par la Grèce d’aujourd’hui qui a pourtant beaucoup de choses à apporter, y compris d’un point de vue littéraire. Cela fait un an maintenant que j’essaie de rattraper tout ce que j’ai perdu en lisant d’autres œuvres que celles d’Homère et Platon. C’est agréable de découvrir quelque chose de nouveau de ce pays.

On se rend compte que cette Grèce Antique n’a même pas existé. Tout a été ré-imaginé par les Occidentaux, d’abord à Rome, puis à la Renaissance. Et en même temps, on a tout volé à ce pays. La première phrase de la littérature latine est une traduction de L’Odyssée. Les Grecs de cette Grèce imaginaire, c’est en fait nous tous : les descendants de Platon, les intellectuels et les curieux d’Europe qui allons au musée, au lycée…

Quel rapport les Grecs entretiennent-ils eux-mêmes à cet héritage que vous dites imaginaire ? 

En Grèce, on trouve aujourd’hui deux profils. Il y a les Grecs convaincus de parler le grec ancien, car il est vrai que le grec moderne est toujours du grec, mais ce n’est pas la langue de Platon pour autant. C’est une sorte de fierté qui ignore les 2 000 ans qui se sont écoulés, et notamment les années sous domination ottomane et la conquête de l’indépendance au XIXe siècle. De l’autre côté, il y a ceux qui rejettent leur héritage pour des questions politiques. Certains pensent que la Grèce Antique est une invention nationaliste créée après l’Indépendance Grecque, au moment où il fallait trouver une langue commune, une littérature commune, des racines communes pour un peuple très fragmenté au niveau des dialectes, des langues, des littératures… Pour résumer, certains vivent dans une continuité fantasmée avec l’Antiquité, et d’autres trouvent cette image de la Grèce soit trop vieille, soit trop neuve.

Par quoi passe votre rapport à la Grèce, votre travail sur ce pays et cette langue  ?

Longtemps, j’ai eu de la Grèce une connaissance académique, philologique. Mais ces dernières années, je suis allée en Grèce de plus en plus souvent, ce qui a fait évoluer ma démarche et ma façon de comprendre ce pays. 

Mon premier voyage remonte à mes années de lycée. J’avais 17 ans et j’étais convaincue que la ville que nous visitions n’était pas Athènes. Je m’imaginais une ville parfaite, blanche, noble… En voyant cette ville de la Méditerranée orientale, je me disais que ce n’était pas possible que ça soit ce que j’imaginais. Ça a commencé avec déception, un peu comme les gens qui partent au Japon et n’y trouvent pas ce qu’ils ont lu dans les livres de Kawabata. Cette déception était une bonne leçon qui m’a poussée à étudier ce pays plus en profondeur.

Pour la collection «  Ma nuit au musée  » des éditions Stock, j’ai passé au mois de juin une nuit dans le musée de l’Acropole, ce qui a été une expérience fascinante. L’an dernier, pour mon livre sur le culte du sport, j’ai refait la course de Marathon à Athènes qui a initié de façon légendaire la tradition du marathon. Par ces expériences, j’ai compris qu’en m’en tenant à l’érudition, je risquais de m’enfermer dans cette Grèce imaginaire que j’ai décrite.

En ce moment, il est fondamental pour moi d’étudier Athènes sans avoir un regard nostalgique uniquement tourné vers l’Acropole. Cette nostalgie, malgré toute sa noblesse et son panache, peut rendre malheureux et aveugle. On risque de développer une dévotion factice pour un monde qui n’existe plus.

Vos œuvres connaissent un succès mondial et ont été traduites en près de trente langues, alors qu’on pourrait croire qu’a priori le grec et le latin ne font pas vendre. Qu’est-ce que ce succès dit de notre époque, à votre avis ? Que recherchent les lecteurs dans vos livres ?

Je n’ai pas encore trouvé la réponse à cette question, depuis six ans que mon premier livre est paru en Italie… 

D’un côté, le latin et le grec disparaissent de l’école, de la culture et de ce qu’on veut transmettre à nos futures générations. Ils sont doublement victimes d’une ignorance et d’une défiance, qui se nourrissent mutuellement. Seulement 535 d’élèves ont passé le bac en spécialité langue et culture de l’Antiquité cette année : ce n’est plus un recul, c’est une disparition pure et simple, dont on risque de payer longtemps les conséquences sur tous les plans. 

Et en même temps, je rencontre de nombreuses personnes, des lecteurs et des lectrices de mes livres, qui regrettent de ne pas avoir étudié le grec, le latin, la littérature parfois. La plupart de ces lectures partent d’un manque, d’un besoin intime qui se tourne vers les classiques. Cette idée demeure forte, et en un sens assez émouvante, que les classiques ont la réponse, y compris aux questions très contemporaines, parfois très personnelles. 

Plutôt les Grecs que les Latins ? 

Oui, peut-être les classiques grecs plus encore que les latins, car ils ont une sorte de couche d’imaginaire supplémentaire dans l’inconscient collectif.

Je crois que ce besoin de se tourner vers les classiques, de demander une médiation vers ces textes, trahit une grande souffrance, ou une peur : peur de l’inconnu peut-être, des dynamiques du monde contemporain, qui poussent à se réfugier dans le temps figé du passé grec. Mais il faut prendre garde à ne pas se réfugier dans un pur mirage.

Les classiques ont la réponse, y compris aux questions très contemporaines, parfois très personnelles. 

Andrea Marcolongo

Comment l’espace méditerranéen et la langue grecque s’articulent-ils  ?

À l’époque classique, la langue grecque était le vecteur d’une idée culturelle commune et d’une grammaire politique et philosophique, qui s’est diffusée dans tout le pourtour méditerranéen. Aujourd’hui, ce n’est évidemment plus le cas. Au plan culturel, la Grèce s’est isolée : on lit peu ses auteurs en France ou en Espagne, à l’exception peut-être de Petros Markaris. La Grèce a aussi revêtu une autre tunique imaginaire : celle des maisons blanches, des îles, du tourisme, qui ne la résume évidemment pas. J’ai récemment relu Zorba, et j’ai été frappée par le fait que, bien plus que les images qu’on a retenues du film, le roman de Kazantzákis est un livre sérieux, philosophique et mélancolique, qui dit énormément de choses de la Grèce contemporaine.

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Pouvez-vous nous parler d’un lieu – un paysage, une ville, une rue… – qui dit quelque chose de votre rapport à la Grèce ? 

Je conseille à toute personne qui se rend en Grèce d’aller à Missolonghi. C’est évidemment le lieu de la grande bataille pour l’indépendance, que Delacroix a immortalisée dans La Grèce sur les ruines de Missolonghi et Les Massacres de Scio. C’est aussi le lieu de mémoire par excellence de la croisade philhellène, voire son lieu d’origine, car c’est à partir de la mort de Byron là-bas que le mouvement philhellène s’est vraiment déclenché. On y voit toujours sa tombe, dans le cimetière des philhellènes et de tous les indépendantistes grecs. 

Visiter Missolonghi permet de sortir d’Athènes et des itinéraires touristiques, d’avoir à la fois l’impression d’être au centre du monde culturel moderne, car on y rencontre le rêve de la génération romantique qui a elle-même rêvé la Grèce, et en même temps dans une sorte de banlieue ou de marge de l’Europe.

Vous troquez finalement la Grèce imaginaire de l’Antiquité pour la Grèce romantique ? 

Nous héritons en effet de la vision romantique de la Grèce. Mais aussi parce que c’est le regard des romantiques qui a recréé la Grèce antique à nos yeux. À l’époque, la Grèce était occupée par l’Empire ottoman depuis plusieurs siècles. Le lien avec la richesse culturelle de l’époque classique s’était perdu, l’Acropole était abandonnée. Lorsqu’arrive Napoléon, la Grèce est un pays pauvre, Athènes ne compte que dix mille maisons. Le réveil philhellène a aussi marqué un réveil culturel, historique, patrimonial pour les Grecs. 

L’engouement d’une personne comme Lord Byron, mais à sa suite de tant d’Européens pour la Grèce, a été un nouveau miracle politique pour l’Europe. C’est une des rares fois que l’Europe s’est unie pour défendre une vision de la culture et du passé. Tout cela a aussi été rendu possible par les campagnes napoléoniennes, qui ont bouleversé l’ordre géopolitique et déplacé de grandes masses de populations comme on le sait. Avant cela, personne n’allait en Grèce. Il s’est constitué un circuit proto-touristique embryonnaire, et le détonateur a été évidemment le rôle de Lord Byron, parti aider les indépendantistes grecs, mort là-bas au bout de trois mois, dont le destin a ému une grande partie des élites européennes. 

La Méditerranée est aussi le lieu d’une souffrance continue, liée à la tragédie migratoire. Samothrace, Lesbos sont en face de la Turquie. La situation militaire, celle de la marine, est en tension permanente, qu’il s’agisse du sauvetage des migrants ou des différentes formes que peut prendre la menace turque. Les imaginaires de la Grèce classique ou de la Grèce touristique entrent en pleine contradiction avec cette réalité. Pourtant, la valeur de l’hospitalité est l’une des plus importantes du monde grec de l’Antiquité. C’est grâce à elle qu’Ulysse, déguisé en mendiant, est accueilli à son retour à Ithaque. De la même manière, mourir en mer, sans sépulture, était le cauchemar des voyageurs, et le pire sacrilège de la Grèce antique. La tragédie actuelle renie malheureusement les plus beaux héritages de la Grèce ancienne.