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Key Points
- La militarisation des réseaux sociaux et la guerre informationnelle étaient déjà actées. L’invasion russe de l’Ukraine et les méthodes mises en place par le régime de Poutine ont confirmé cette tendance, en l’amplifiant.
- Au niveau de la couche basse des réseaux sociaux, la guerre en Ukraine a accéléré une balkanisation à la fois politique et technique de l’Internet mondial. Si sur son volet offensif, l’objectif russe est de déstabiliser les opinions publiques occidentales notamment via la désinformation sur les réseaux sociaux, son volet défensif ne joue pas sur les mêmes ressorts.
- De nouveaux espaces hybrides d’influence et de manipulation, alliant neurosciences et intelligence artificielle, vont bientôt émerger – à l’instar des métavers. Ces nouveaux lieux laissent présager l’avènement de la future génération de guerre hybride, des guerres cognitives qui opposeront savoirs et idéologies et dont la severité risque d’être bien plus aiguë que ce qui se joue actuellement sur les réseaux sociaux qui n’en constituent que les prémices.
Dans le champ de la techno-politique, les réseaux sociaux ont dominé l’actualité internationale récente. Facebook Files, guerre informationnelle numérique et désinformation, annonce du rachat de Twitter par Elon Musk, adoption en cours du Digital Services Act (DSA), etc. La cadence effrénée des événements récents a eu pour intérêt non négligeable de sortir les enjeux de gouvernance des réseaux sociaux du cercle restreint des quelques experts et journalistes initiés pour les mettre enfin au cœur du débat public.
Mais au-delà du simple commentaire de telle ou telle actualité, la compréhension de la dimension à la fois politique et géopolitique sous-jacente ne doit pas s’arrêter à la réduction dialectique binaire et bien trop simpliste du « pour ou contre la liberté d’expression » que l’on croise trop souvent.
La réflexion en matière de politique des réseaux sociaux s’articule autour de trois niveaux distincts mais interdépendants. Premièrement, sur le plan géopolitique, ils sont rapidement devenus un champ de conflictualité à part entière de la cyberguerre, en particulier sur le volet informationnel, participant à la balkanisation en cours de l’Internet mondial en blocs informationnels, géostratégiques et idéologiques distincts. Face à des blocs cohérents dans leur doctrine technologique, le camp occidental doit désormais fixer le corpus idéologique que doit porter la technologie. Pour le moment, les politiques relatives aux nouvelles technologies par nature duales oscillent encore entre realpolitik cynique et utopie fantasmatique. Deuxièmement, sur le plan politique, les réseaux sociaux cristallisent une tension existentielle pour les démocraties occidentales quant à leur acception du principe de « liberté d’expression ». La clarification est urgente notamment aux États-Unis qui se trouvent à un moment pivot de leur histoire où deux visions s’affrontent, l’une maximaliste portée par Elon Musk, l’autre régulationniste par Barack Obama. En conséquence des deux premiers points, faire converger les visions américaine et européenne, trouver les modalités d’une co-gouvernance transatlantique de plateformes transfrontalières est une condition sine qua non de survie du modèle démocratique libéral occidental de part et d’autre de l’Atlantique dans un cyberespace de plus en plus fragmenté.
Les repositionnements en cours redéfinissent les attributs traditionnels de puissance et de souveraineté en partie autour de la question technologique. L’information étant source première de pouvoir signifie qu’avoir le contrôle de l’un de ses principaux véhicules, les réseaux sociaux, est vital dans les nouveaux rapports de force et d’influence. À partir de là, quel rôle peut jouer l’Europe à court et long terme afin de servir son ambition d’Europe Puissance ? Concrètement, comment ce point de bascule historique quant au rôle politique et géopolitique des réseaux sociaux peut-il être transformé en opportunité pour repenser sa relation avec les États-Unis afin de gouverner des réseaux sociaux par nature transfrontaliers et au statut hybride, à la fois plateformes privées et espaces publics, et faisant désormais office de champs militaires d’influence ?
Guerre informationnelle et militarisation des réseaux sociaux : la balkanisation des blocs informationnels au cœur de la reconfiguration géopolitique en cours
La propagande, les guerres de narratifs et des perceptions collectives ne sont pas nouvelles. En effet, les opinions publiques représentent un élément central de prise de décision en matière de politiques publiques et par la force des choses, leur orientation, leur manipulation, un enjeu hautement politique voire le cas échéant, militaire. Néanmoins la surabondance de l’information via les réseaux sociaux aujourd’hui bouleverse les canaux et techniques de guerre informationnelle (« information warfare ») pré-existants. Dans le domaine de l’information « le changement d’échelle constitue en réalité un changement de nature » pour citer la formule de Jean-Yves Le Drian prononcée en 2018 1. En conséquence de quoi, l’information et son corollaire, la désinformation, représentent une matière première stratégique (« commodity ») qui participent activement à hybrider les modalités de la guerre conventionnelle (guerre hybride) via la militarisation du champ informationnel dans le cyberespace.
Dans ce contexte, la guerre d’Ukraine ou encore la bataille d’influence franco-russe qui sévit au Sahel mettent en évidence le rôle géopolitique croissant des réseaux sociaux, Facebook, Twitter, TikTok en premier lieu.
Ceux-ci sont rapidement devenus l’un des principaux théâtres de la guerre informationnelle et des stratégies de cyber-déstabilisation de pays en conflit, ouvert ou larvé. L’infowar prospère sur ces espaces publics numériques, propulsée par les mécanismes économiques de la viralité et des algorithmes de recommandation.
Les premiers exemples d’opération de cyber-déstabilisation et de désinformation d’ampleur datent de 2016. La Russie, qui a industrialisé ses méthodes de guerre informationnelle, y tient une place de choix bien que n’en ayant pas l’exclusivité. Les opérations les plus célèbres ont été attribuées à des officines russes proches du Kremlin comme lors des élections présidentielles américaines, des référendums sur le Brexit ou encore en 2017 au moment des élections présidentielles françaises. Face à la menace grandissante, la France a lancé en octobre 2021 le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Fin avril 2022, les États-Unis lui emboîte le pas en annonçant la création d’une équipe dédiée à contrer la désinformation russe, celle-ci sera abritée par le Department of Homeland Security 2.
Dans des contextes de guerre (froide, chaude, hybride ou cyber), les réseaux sociaux deviennent des terrains de conflictualité et de confrontation à part entière. La guerre en Ukraine en a constitué un tournant clé. Si les stratégies d’influence russes sont restées relativement classiques mais parfaitement préparées, coordonnées, industrialisées, basées sur des campagnes de désinformation massive boostées aux modalités de viralité inauthentiques 3, le gouvernement ukrainien a choisi quant à lui de mettre en scène une forme inédite de « marketing de guerre ». Cette communication publique a été largement relayée par la profusion de vidéos publiées témoignant des dégâts matériels et psychologiques de la guerre, portées par des influenceuses et influenceurs, autrefois parlant beauté ou sport, désormais devenus des soldats de l’influence, autrement dit des « influenceurs de guerre », à l’instar de Marta Vasyuta ou Valeria Shashenok, porte-voix de la cause ukrainienne à travers le monde. La participation à cet effort de guerre a été dès le départ coordonnée via les canaux Telegram officiels tant dans le contenu que sur les formats. La viralité a ensuite fait le reste. Dans ce dispositif d’influence, TikTok a tenu une place centrale. En quelques semaines, la plateforme chinoise est devenue l’un des principaux canaux d’information des plus jeunes. Au point que la Maison-Blanche a dû convoquer les influenceurs américains pour les « briefer » afin qu’ils relaient les « bons » messages. Cette armée civique de l’influence de guerre via les réseaux sociaux a joué un rôle majeur dans l’adhésion immédiate de l’opinion publique occidentale à la cause ukrainienne.
Il est aussi intéressant de relever que dès le début de la guerre en Ukraine, les dirigeants de Facebook ou Twitter ont directement été interpellé sur Twitter tour à tour par Mykhailo Fedorov, vice-Premier ministre et ministre de la transformation numérique de l’Ukraine puis par le gouvernement russe quant à leur politique de modération, les plaçant par là-même sur un pied d’égalité, considérés d’emblée comme des interlocuteurs aussi légitimes que des États. Cette approche était en réalité latente. Le concept de « techplomatie » 4, lancé en 2017 par le Danemark, préexistait mais était resté jusque-là relativement inopérant. Cette approche, qui liquéfie les rangs protocolaires et hybride le périmètre de la diplomatie publique traditionnelle, vient d’être adoptée par l’Union elle-même. Le 28 avril 2022, on apprenait ainsi que Bruxelles préparait l’ouverture d’une ambassade basée à San Francisco qui sera dédiée aux relations bilatérales avec les BigTech 5. Jusque-là le concept n’avait pas encore fait ses preuves mais il devient particulièrement intéressant du point de vue de la théorie politique si l’on considère les réseaux sociaux dominants comme des entités géopolitiques et des officines idéologiques à part entière ayant parfois leur agenda politique propre. Dans le cas de Meta par exemple, les Facebook Files ont mis en lumière une politique de modération arbitraire. En 2020, le gouvernement vietnamien aurait demandé à Facebook de mettre en application une loi répressive en matière de liberté d’expression punissant les prises de position critiques à l’égard du gouvernement en place. Mark Zuckerberg aurait alors personnellement arbitré en faveur de la demande du gouvernement. Plus récemment, c’est le gouvernement ukrainien qui a interpellé directement M. Zuckerberg pour lui demander de censurer activement certains comptes russes. Là encore, Meta a obtempéré. Autre exemple emblématique, en plein conflit russo-ukrainien, Facebook a sciemment décidé d’opérer une modération très légère sur les publications ukrainiennes incitant au meurtre de soldats russes 6, puis a décidé unilatéralement, fin avril 2022, de restreindre le rôle de son Oversight Board, instance que l’entreprise a créée pour l’aider à gérer sa politique de modération sur les cas réputés compliqués. Meta a ainsi refusé une demande d’avis consultatif sur les actions de modération liée à l’invasion de l’Ukraine demandé par le Board en raison de « préoccupations constantes en matière de sûreté et de sécurité » 7.
Face à ces nouvelles formes de pouvoir non étatiques et dans une volonté de garder le contrôle, la Commission européenne, dans sa dernière version du Digital Services Act, a ajouté en dernière minute un article prévoyant la mise en place de dispositifs de réponse d’urgence des plateformes sociales en cas de crise nommé le « Crisis Response Mechanism » (CRM) : celles-ci auront pour obligation d’appliquer les consignes de la Commission dans des cas d’ extrême urgence où la sûreté des pays membres peut être menacée. Ces mécanismes seront activables sur décision de la Commission européenne.
Mais la militarisation des réseaux sociaux et la guerre informationnelle ne s’arrêtent pas à la couche supérieure du cyberespace, à savoir celle des interfaces applicatives directement visibles des utilisateurs. Le blocage des réseaux occidentaux ou encore la prise de contrôle totale ou partielle des infrastructures de connectivité physiques par certains États techno-autoritaires dessinent une fracturation progressive mais néanmoins certaine de l’Internet global en quelques blocs informationnels distincts, parfaitement étanches, menant à une balkanisation du cyberespace.
Au niveau de la couche basse des réseaux sociaux, la guerre en Ukraine a accéléré cette balkanisation à la fois politique et technique de l’Internet mondial, ce que l’on appelle communément le « splinternet ». Si sur son volet offensif, l’objectif russe est de déstabiliser les opinions publiques occidentales notamment via la désinformation sur les réseaux sociaux, son volet défensif ne joue pas sur les mêmes ressorts. Dans un souci de contrôle de sa sphère informationnelle intérieure, Moscou a pu compter à la fois sur son arsenal juridique – dont la loi du 4 mars 2022 contre les « fausses nouvelles » qui « interdit la diffusion de fausses informations sur les forces armées russes » et sur la dite « opération militaire spéciale en Ukraine » – ainsi que sur ses services numériques souverains regroupés sous le nom de « Runet » (réseaux sociaux et moteurs de recherche russes comme Vkontakte ou Yandex détenus directement ou indirectement par des proches du Kremlin). Enfin, et malgré des difficultés techniques, Moscou entend isoler progressivement les couches basses de son espace numérique par le contrôle de l’ensemble des infrastructures du réseau dans une vision autoritariste de sa souveraineté technologique et ce à des fins parfaitement assumées de sûreté nationale et de « sécurité informationnelle » 8.
La fracture du cyberespace, qu’il s’agisse de sa couche haute dite cognitive (ensemble des contenus circulant sur les réseaux sociaux) ou basse (infrastructures des réseaux physiques) suit, dans une symétrie quasi-parfaite, la reconfiguration géopolitique du monde physique avec comme résultat un Internet mondial restructuré entre quatre pôles : les États-Unis, la Russie, la Chine (avec, au passage, un renforcement de l’axe Moscou-Pékin), qui dispose chacun de l’autonomie stratégique numérique, et le reste du monde, dont l’Europe, qui est dans une situation de dépendance. Cette recomposition redéfinit les rapports de force et les attributs de puissance technologiques de ce début de XXIème siècle.
Pour les démocraties occidentales, le repositionnement géopolitique par les différentes couches du cyberespace pose un sujet avant tout idéologique. Face à la montée d’un autoritarisme numérique, sous prétexte de stratégies de souveraineté technologiques diverses, les États-Unis ont annoncé le 28 avril 2022 le lancement d’une initiative pour défendre un « Internet libre, démocratique et ouvert » 9. Retour à la case départ en somme. Au-delà de l’effet d’annonce et quelle que soit l’authenticité de l’intention, il est indéniable que le camp occidental doit désormais fixer sa doctrine en matière de valeurs, de modèle politique et conséquemment en termes de gouvernance technologique. Le sujet n’est pas nouveau mais devient urgent. Face à certains États parfaitement cohérents dans leur appréhension d’Internet en général et des réseaux sociaux en particulier comme outils politiques de censure, de coercition et de cyber-déstabilisation, quelle est notre identité, quelle est notre réponse, quel est notre contre-modèle ?
En l’occurrence, la bataille idéologique qui sévit dans le champ technologique nous pousse à clarifier rapidement notre vision de la démocratie au XXIème siècle. D’autant que les éventuels abus portés par des technologies par nature duales ne sont jamais loin : techno-surveillance massive, exploitation commerciale ou politique de données personnelles sensibles comme les opinions politiques, la religion ou l’orientation sexuelle, micro-ciblage politique, fichage et flicage de masse, etc. Le bloc occidental doit maintenant se presser à avancer. D’abord parce que la vision techno-autoritariste de pays comme l’Iran, la Chine ou la Russie est bien moins encline aux tergiversations. Ensuite parce que de nouveaux espaces hybrides d’influence et de manipulation, alliant neurosciences et intelligence artificielle, vont bientôt émerger à l’instar des métavers. Ces nouveaux lieux laissent présager l’avènement de la future génération de guerre hybride, des guerres cognitives qui opposeront savoirs et idéologies et dont la severité risque d’être bien plus aiguë que ce qui se joue actuellement sur les réseaux sociaux qui n’en constituent que les prémices.
Démocraties occidentales en crise : l’hypothèse du rachat de Twitter par Elon Musk, symptomatique d’un tournant dans l’approche américaine de la liberté d’expression
Pour comprendre les soubassements idéologiques de l’approche technologique qui prévaut en Occident, il faut remonter au tout début des années 2000. C’est à ce moment-là que la privatisation du web est enclenchée avec l’apparition des fameuses GAFAM (Google, Amazon, Facebook devenu Meta, Apple, Microsoft). Celles-ci ont petit à petit capté puis enfermé nos usages quotidiens, sources de données, autour de modèles d’affaires divers mais invariablement orientés vers un gigantisme oligopolistique. Ces « enclosures numériques » 10 modernes fondées sur la gratuité d’usage et l’économie de l’attention ont alors empêché l’éclosion de l’utopie initiale d’internet basée sur la connaissance sans limite spatiale ou temporelle, inclusive, libre d’accès et gratuite pour tous. D’un cyberespace rêvé autour de structures démocratiques et horizontales, celui-ci s’est rapidement verticalisé, hiérarchisé, éditorialisé, rentabilisé. D’une certaine façon, exprimer des idées est aussi un « business ». Pour résumer, l’espace public façon Habermas s’est fait violemment disrupter et la démocratie, ultime dommage collatéral, a été transformée en gigantesques marché des idées 11 pour reprendre l’analyse d’Alain Supiot. Un marché dérégulé tirant sa valeur économique des principes de l’économie de l’attention. En reprenant la doctrine libérale et si, et seulement si, nous partons du postulat que la démocratie est un marché devant être régi par les lois de la concurrence libre et non faussée alors les réseaux sociaux sont devenus parfaitement anti-démocratiques.
L’annonce du rachat de Twitter par Elon Musk le 25 avril 2022 en est l’un des points d’orgue. L’émotion médiatique qui a accueilli l’annonce fut grande, inquiétude rapidement réduite à un débat qui s’est enfermé dans une binarité sommaire : « pour ou contre la liberté d’expression ». Par ses provocations et ses déclarations qui, inlassablement, pointent les failles du système et des institutions actuelles, le cas de Musk a rapidement dépassé Musk lui-même. Dans le fond, qu’il rachète le réseau social ou pas, la question soulevée est d’abord politique car l’affaire est bien plus complexe qu’elle n’y paraît, symptomatique du malaise démocratique actuel. Sciemment, Elon Musk pointe les failles du système américain, en joue, se moque ouvertement de la SEC (l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers), entame à coups de tweets sibyllins une guerre économique ouverte avec le régulateur et la direction en fonction de Twitter capable de déstabiliser durablement le marché de la Tech mondiale.
Sur le plan strictement idéologique, en parallèle de la guerre économique qui se joue par tweets interposés, la vision d’Elon Musk inquiète surtout le camp progressiste américain et les européens. A contrario, l’opération est largement saluée par l’Alt-Right américaine, plébiscite exprimé haut et fort par les éditorialistes de Fox News. Comme le note l’historien et journaliste Corentin Sellin, la temporalité de l’annonce n’est pas anodine : elle s’inscrit dans un agenda politique américain serré qui met en scène un antagonisme idéologique entre républicains de plus en plus radicalisés penchant à droite de leur droite et des démocrates déconfits éprouvant des difficultés à construire un réel projet de société collectif 12. L’annonce du rachat d’un réseau social aussi influent dans le champ médiatico-politique intervient à l’approche des midterms de novembre 2022 qui préparent les élections présidentielles de 2024 et un probable retour de Donald Trump. L’impact politique du rachat est d’autant plus délicat qu’à travers la vision minimaliste qu’à Elon Musk de la modération des contenus au nom du « freedom of speech » sacralisé par le premier amendement de la Constitution américaine, Twitter risquerait de participer à une polarisation encore plus aigüe de l’échiquier politique américain.
Nous pourrions opposer à ces inquiétudes les évolutions du modèle économique annoncées par Musk. La mise en place d’un éventuel système payant d’abonnement installerait un « paywall », des barrières à l’entrée qui élagueraient théoriquement une large partie des producteurs de contenus inauthentiques qui pullulent sur les réseaux à bas coût (trolls, bots, …), source de désinformation et de brutalisation du débat public. Cela résoudrait « naturellement » tout ou partie l’épineux sujet de la modération. L’évolution du modèle économique proposée est intéressante à analyser car elle pose l’équation politique que Musk incarne : comment concilier seuil de modération minimal et qualité de contenus maximale. En prenant la métaphore des poupées russes, la vision politique définit le modèle économique qui à son tour délimite le modèle technologique. À partir de là, le pire comme le meilleur peut advenir. La variable d’ajustement est donc bien la vision du monde qui prévaut, encapsulée in fine dans les codes.
Le deuxième élément d’analyse notable du scandale muskien peut se lire sous le prisme de la dynamique de concentration des médias, menace grandissante pour leur indépendance. Qu’ils soient numériques ou conventionnels, cette question fait écho à d’anciens mais éternels débats qui, en France par exemple, datent de la fin du XIXème siècle au moment du vote de la loi de 1881 13. L’acquisition de médias, sociaux ou conventionnels, c’est-à-dire l’acquisition d’une influence, peut alors être aisément instrumentalisée par leurs propriétaires pour peser sur le débat public, l’orienter, servir des intérêts privés particuliers, industriels ou politiques. Acquérir des médias souvent peu rentables mais politiquement influents est un signe distinctif de pouvoir. Symétriquement au mouvement observé dans le monde physique et aux inquiétudes soulevées quant au pluralisme de la presse – au point d’en faire l’objet d’une commission d’enquête sénatoriale en France 14 – les médias sociaux sont tout aussi concentrés : Elon Musk – si le rachat de Twitter aboutit – et Mark Zuckerberg capteraient l’essentiel du marché, c’est-à-dire de l’information qui circule aujourd’hui dans les sociétés occidentales. À tel point que des fédérations de journalistes s’en inquiètent ouvertement 15.
Enfin et plus prosaïquement, le risque d’une politique de modération arbitraire est à mettre en lien avec un dernier élément : Musk est également propriétaire de Tesla, dont le deuxième plus grand marché est la Chine. Comment alors pourrait-il concilier sa vision maximaliste de la liberté d’expression et ses intérêts industriels et économiques, en Chine notamment dont le rapport à la liberté d’expression d’une part et à la désinformation d’autre part, est problématique ? Cette information, pointée dans un article du New York Times 16, souligne toute l’ambivalence du sujet. La rentabilité économique devient-elle alors l’horizon indépassable de la démocratie ?
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Partant de là, l’hypothèse de dérives aux États-Unis est fondée : la mainmise d’un seul homme sur une plateforme politique participant activement au débat public dans un contexte électoral compliqué n’est certes pas anodine mais elle n’est pas du tout réductible au cas de Musk. Aux États-Unis, ce risque d’arbitraire est renforcé par la fameuse section 230 du Communications Decency Act de 1996 qui considère les plateformes comme de simples hébergeurs de contenus, et non des éditeurs, les dédouanant de toute responsabilité. Certains leaders politiques du camp démocrate appellent régulièrement à la réformer et à davantage de transparence algorithmique. Barack Obama lui-même a évoqué l’urgence de la révision du texte lors d’un discours tenu à Stanford en avril 2022 17. En démocratie, cette question devient centrale car les réseaux sociaux sont en réalité des médias sociaux (social media) qui sélectionnent, filtrent, éditorialisent et donc orientent l’information selon des prismes et biais normalement pré-identifiés et assumés. Dans le cas des médias sérieux, cela ne pose en principe pas problème. D’une part les journalistes ont une éthique et une déontologie de leur travail, d’autre part, leur ligne éditoriale est connue, participant au contrat de confiance avec les lecteurs. Concernant les médias sociaux, en lieu et place du comité éditorial, c’est en revanche la multitude qui fabrique les contenus qui y transitent. De plus, les médias traditionnels sont tenus juridiquement responsables en cas de faute ou de manquement. Or les médias sociaux en sont exemptés à la faveur de la fameuse S230.
Dans le prolongement de ce constat, l’analyse que pose RSF à l’occasion de son dernier classement mondial de la liberté de la presse est édifiant 18 : nous assistons à un système démocratique à bout de souffle qui pour se maintenir se met en permanence en scène. L’infotainment à bas coût de certains médias devenus d’opinion calqué sur le modèle de Fox News participe au nivellement par le bas de l’information où tout finit par se valoir, où l’abondance d’information ne peut plus devenir connaissance mais simple consommation compulsive sur un continuum informationnel pratiquement sans couture entre médias d’opinion et médias sociaux. Ce « chaos informationnel » – qui est du reste organisé, structuré, ciblé par les forces en présence – industrialise un chaos civilisationnel qui risque d’échapper à terme à tout contrôle. Dans ce contexte, le statu quo de la S230 semble en effet irresponsable.
Par ailleurs, la seule question de la modération dans laquelle nous nous enfermons paraît bien trop restrictive et n’attaque le sujet que par son aval, quand bien souvent il est déjà trop tard. Comment plutôt redéfinir l’exercice démocratique en intégrant les outils numériques afin qu’ils soient mis au service de notre capacité d’autodétermination et de libre arbitre individuel et collectif. La question, aussi bien philosophique que technique, n’est pas simple à résoudre car elle suppose de repenser l’entièreté du modèle économique et de gouvernance actuel. Cette question est d’autant plus critique que, contrairement à ce qui est bien trop souvent véhiculé dans le débat public de part et d’autre de l’Atlantique, il ne s’agit pas tant d’une crise de la vérité – la fameuse “post-truth politics” 19 concept popularisé par la rédactrice en chef du Guardian Katharine Viner en 2016 – que d’une crise idéologique qui sévit actuellement dans les démocraties occidentales. Partant de là, le problème de fond que pose Musk n’est donc pas tant celui de redéfinir pour la n-ième fois le principe de la “liberté d’expression” qui a pourtant prouvé sa résistance aux âges que celui d’assainir le système politique qui l’encapsule car les réseaux sociaux ne sont en réalité qu’une ultime émanation de ce que l’on peut appeler une démocratie-spectacle. Celle-ci participe à créer un nihilisme dangereux qui enfante extrémismes et complotismes en tous genres exploitant les failles psycho-politiques individuelles et collectives les plus dangereuses, terreau invisible des campagnes d’ingérence et de cyber-déstabilisation hostiles.
De ce fait, le système politique américain se trouve à un moment pivot de son histoire et deux visions s’affrontent désormais : la vision libertarienne prônée par Elon Musk contre la vision démocrate à l’européenne tournée vers une plus grande responsabilisation des plateformes et des politiques de modération réglementées, portée par Barack Obama. Ces deux visions, à l’opposé l’une de l’autre, sont à l’image de la polarisation générale qu’expérimentent les États-Unis depuis l’arrivée de Trump au pouvoir en 2016. Dans un contexte politique fragile avec un risque d’implosion grandissant, une politique de modération minimale pourrait participer à précipiter les institutions américaines dans un nouveau chaos, à l’image de l’invasion du Capitole en janvier 2021. À ce stade, l’arbitrage qui apparait pourrait être résumé comme suit : le curseur de la balance coûts-bénéfices d’une modération plus ou moins ample doit-il préserver le système en place ou bien participer à son implosion ?
Les arbitrages politiques qui seront faits aux États-Unis pour démêler ces enchevêtrements techno-politiques seront structurants pour l’avenir de la démocratie américaine et par ricochet pour l’Europe et ce, pour une raison simple : une déstabilisation intérieure des institutions américaines, dans laquelle les réseaux sociaux prendront immanquablement leur part, auraient un impact direct sur les (dés-)équilibres internationaux et régionaux. C’est de ce point de vue-là que l’Europe doit rester vigilante.
L’Europe, pionnière en matière normative, est en passe de retrouver son leadership politique à condition de savoir appliquer ses textes
Cette inquiétude bien réelle mais liée à la situation américaine, doit cependant être pondérée quand on en vient à en mesurer les conséquences dans l’environnement européen. Il est en effet nécessaire de dissocier les contextes américain et européen, radicalement différents du point de vue de l’acception de la liberté d’expression, de ses contours et des lois qui l’encadrent.
A cet égard, l’avancée majeure du Digital Services Act réside dans sa philosophie générale, c’est-à-dire en ce qu’il permet de territorialiser les plateformes américaines en leur imposant des règles et procédures qui renvoient au règlement européen et in fine, aux juridictions nationales de chaque pays de l’UE. À titre d’exemple, en France, les contenus illégaux sont clairement définis par la loi de 1881 et le code pénal complétés par un ensemble de textes et dispositions prévus par la loi contre la manipulation de l’information de 2018 ou encore la loi confortant le respect des principes de la République de 2021. Plus concrètement, et au delà de sa philosophie générale, le DSA oblige les « gatekeepers » à mettre en place des équipes et solutions de modération avec des points de contact nationaux assorties de nouvelles obligations : interdiction de la publicité ciblée sur les mineurs, interdiction d’exploiter des données sensibles comme l’orientation politique ou sexuelle à des fins de micro-ciblage), obligation de reportings et remontées d’informations régulières sur les moyens de modération mis en oeuvre (accountability), un accès à la donnée aux chercheurs, obligation de transparence sur l’architecture des algorithmes de recommandation, implication plus forte de tiers de confiance pour le signalement de contenus problématiques. En cas de non-respect de ces règles, des sanctions s’appliqueront : de l’amende (6 % du chiffres d’affaires) jusqu’à son interdiction pure et simple en cas de manquements graves.
Perçue, souvent à tort, comme simplement défensive et bavarde, la norme européenne peut se révéler être un modèle mais à la condition sine qua non d’être en mesure de prouver la faisabilité de mise en application de ses propres textes. Elle intervient dans un moment où les révélations et scandales liés aux failles de modération des réseaux sociaux s’accumulent. Le cas le plus emblématique a été largement documenté par la lanceuse d’alerte Frances Haugen au moment des Facebook Files fin 2021 20. Cette réglementation s’inscrit donc dans une logique bien plus offensive qu’elle n’y paraît au premier abord, participant à la définition d’une forme innovante, car non entièrement industrielle, de souveraineté technologique, une souveraineté normative défensive en quelque sorte. Partant de là, à force d’être en retard sur la technologie et contre toute attente, l’Europe serait-elle finalement plus avancée que son allié américain ?
Jusque-là, Europe et États-Unis coopéraient peu : les États-Unis développaient le socle technologique, l’Union y apposait sa norme intérieure. Mais les risques de déstabilisation liés à la guerre informationnelle, la nécessaire clarification idéologique de blocs technologiques accélèrent l’agenda politique euro-américain. Malgré les différences d’approche de ce que doit être, ou ne pas être, la liberté d’expression, le moment est sans doute venu d’entamer une conversation sérieuse sur les modalités de mise en place d’une gouvernance transatlantique des BigTech américains 21.
Prise dans ses dépendances technologiques dans un réseau mondial qui implose, l’Europe est désormais à la croisée des chemins : doit-on opter pour une souveraineté technologique totale confinant à une forme de souverainisme utopique ou bien souveraineté ouverte fondée sur une gouvernance transfrontalière des géants technologiques ?
Quel projet politique pour la souveraineté technologique ?
La souveraineté technologique ne peut constituer une fin en soi, elle est un moyen d’indépendance ou de puissance. La recherche à tout prix d’une souveraineté technologique ne suffit pas en soi et le seul critère de la nationalité ne peut être satisfaisant. De ce fait, l’articulation entre modèle politique et stratégie industrielle technologique est un pré-requis nécessaire.
Les exemples de souveraineté numérique russe ou chinoise démontrent amplement que ces stratégies peuvent être mises au service de projets politiques contraires à notre acception de la liberté d’expression et de l’exercice démocratique. Dans le cas russe pendant la guerre en Ukraine, la souveraineté technologique a été instrumentalisée afin de mettre sous cloche cognitive et informationnelle une nation entière. Les attributs technologiques de l’Europe Puissance sont à articuler avec les objectifs politiques et idéologiques qu’une stratégie de technologie souveraine doit servir, les périmètres critiques sur lesquels elle peut raisonnablement s’exercer, ses alliances, sans pour autant glisser vers un techno-protectionnisme démagogique et anxiogène. Si la construction d’une autonomie stratégique est indispensable, elle ne peut et ne doit pas se faire à tout prix.
Soyons clairs, le diagnostic de dépendance technologique de l’Europe vis-à-vis des acteurs américains, la non loyauté et l’unilatéralisme de l’allié américain notamment par l’extra-territorialité de son droit, est largement acquis. En revanche, les réponses à opposer à cet état de fait diffèrent. Pour résumer, deux écoles s’opposent : le souverainisme technologique dans des économies qui se referment petit à petit sur elles-mêmes ou alors une souveraineté graduelle et différenciée dans une économie globale qui se régionalise autour de convergences à la fois économiques, politiques et géostratégiques.
La première école propose des raisonnements rapides et souvent de courte vue, c’est-à-dire sans vision systémique d’ensemble. Elle porte en elle deux paradoxes essentiels. Le premier est de nature technique. Souhaiter prendre totalement ou intégralement le contrôle du cyberespace signifie s’isoler du réseau global. Cela revient à construire un Intranet géant tout au plus sans supprimer pour autant l’ensemble des dépendances techniques, logicielles ou d’usages vers l’étranger. Le second paradoxe est de nature plus politique : pourquoi souhaiterions-nous adopter les mêmes stratégies de repli et de contrôle de pays dont on ne cesse par ailleurs de décrier le modèle (Chine, Russie) ? Et pourquoi ne pas plutôt redéfinir notre vision politique d’un Internet commun et ouvert ? Cette seconde piste est certes plus ardue, moins démagogique mais à terme sans doute plus saine.
Il est vrai que l’Europe se trouve actuellement dans une situation de co-dépendance aux États-Unis particulièrement toxique. L’idée de co-dépendance politique et technologique 22 est saisie par Mark Leonard dans un article intitulé « L’ère de l’a-paix ». Il y décrit les pathologies quasi psychiatriques dont les États sont victimes expliquant pour partie l’état délétère des relations internationales actuel. Appliquée à la question de la souveraineté technologique, cette idée semble particulièrement pertinente. À titre d’illustration, une partie de la population française semble développer une posture américanophobe que l’on pourrait expliquer par la prise de conscience du déclassement technologique national. Les États-Unis, dont le leadership mondial est chahuté, ont besoin de l’Europe non comme allié plein et entier mais davantage comme zone d’appui et d’influence. La situation dominé-dominant crée une co-dépendance toxique pour les deux entités.
Plutôt que militer pour un repli sur soi qui n’a de toute façon pas les moyens de son ambition, nous pourrions tenter de transformer cette co-dépendance, au potentiel conflictuel important, en liens d’interdépendance octroyant à l’Europe les moyens de sa puissance, c’est-à-dire la capacité de tenir un rapport de force en situation de conflit sévère.
La gouvernance transatlantique des réseaux sociaux : un retour en force des États ?
Du point de vue européen, une acception de la souveraineté technologique plus ample permettrait d’envisager une architecture de gouvernance de la technologie en général, des réseaux sociaux en particulier qui lui serait directement bénéfique. Les interdépendances et les alliances qui restent à construire participeraient alors à l’identification d’opportunités offertes par la régionalisation d’une économie globale en cours de démondialisation 23. Nous pourrions alors inventer en Occident les modalités d’une forme de « souveraineté solidaire » telle que théorisée par la juriste Mireille Delmas-Marty 24.
Cette définition ouverte et apaisée de la souveraineté pourrait être mise en musique dans le cadre d’une co-gouvernance transatlantique qui nous amènerait à repenser la gouvernance du réseau, mais aussi celle des Big Tech qui y sévissent autour d’institutions interétatiques, existantes (OTAN, Trade and Technology Council,…) ou à créer, qui établiraient les normes, les rôles et responsabilités, les mécanismes d’« accountability » des géants du numérique. Car en effet, le problème dépasse à bien des égards la seule question de la modération et des obligations légales qui y sont associées. Nous devons penser plus largement la question du modèle techno-économique des réseaux sociaux qui sont devenus par nature hybrides, à la fois espaces publics, champ militaire, sphère d’influence médiatique et politique tout en étant régis par les lois du marché.
Cette refonte doctrinale doit en conséquence pouvoir imbriquer les principaux angles du triptyque qui régit invariablement les méta-plateformes numériques : modèle économique – modèle technologique – modèle politique. Cela constituerait alors un début de concrétisation du « digital constitutionalism » 25, tout jeune domaine de recherche qui investigue et formalise l’ensemble des initiatives visant à articuler un ensemble de droits politiques, de normes de gouvernance en matière de politique du numérique (« Tech Policy »), notamment dans le champ de la régulation des Big Tech, et plus généralement des conditions de l’exercice de la démocratie numérique autour d’un contrat social renouvelé qui prendrait en compte l’ensemble des externalités politiques, positives et négatives, des nouvelles technologies.
Une première échelle d’action concernerait les modalités de gouvernance transfrontalière de ces nouveaux espaces d’agencements sociaux et politiques. Le volet réglementaire de cette gouvernance est une pièce importante de l’édifice général. Le DSA pourrait en être le texte fondateur ou a minima une première base de discussion. Mais la question de la mise en oeuvre opérationnelle du texte est critique. Si l’Europe ne démontre pas rapidement sa capacité à mettre en application concrètement et rapidement son texte avec des résultats tangibles, si le DSA finit par prendre le laborieux et très bureaucratique chemin du RGPD, alors s’en sera terminé du leadership normatif à l’européenne. Il nous faut trouver rapidement les moyens d’industrialiser les processus et outils de contrôle des plateformes en évitant deux écueils majeurs : d’une part, la dépersonnalisation et l’automatisation à outrance de la justice et des régulateurs, d’autre part le risque réel de modération automatisée abusive qui sévirait par principe de précaution et par peur de la sanction, cela confinerait alors à de la censure par défaut. Cela suppose une mise en œuvre opérationnelle méthodiquement anticipée, des moyens financiers et humains à allouer aux régulateurs nationaux et supra-nationaux proportionnels à l’ambition politique visée, des contre-pouvoirs institutionnels et civils forts afin de ne pas tomber dans le piège facile du solutionnisme technologique et juridique au mieux inefficace, au pire abusif.
Par ailleurs, pour éviter l’enfermement de nos institutions et du débat public dans ces formes combinées de solutionnisme, il nous faut vite nous mettre d’accord sur un point central : la modération, qu’elle intervienne en amont (normes et procédures) ou en aval (algorithmes de modération efficaces, processus de signalement fluides…) est certes importante dans le processus d’assainissement des réseaux sociaux mais elle ne peut en constituer l’alpha et l’oméga. À ce stade, nous ne savons pas encore industrialiser sans erreur l’automatisation de la modération tout en la contextualisant et ce, sur l’ensemble de la chaîne de valeur du signalement (plateformes, police, justice, régulateur). Il y aura souvent des ratés (à l’instar de la vidéo de la tuerie de Buffalo qui malgré sa suppression rapide a connu une viralité sans précédent), des contenus non modérés ou non modérables du point de vue de la loi (notamment les “contenus gris” qui constituent pourtant la base des stratégies de désinformation et d’ingérences étrangères). Les politiques de modération doivent en réalité être intégrées à un ensemble de mesures de politiques publiques plus larges, orientées d’abord et surtout vers la résilience collective. Car l’enjeu politique n’est pas de tomber dans une forme d’hygiénisme pur et parfait de la pensée, c’est impossible mais de pouvoir donner à chaque citoyen les moyens, en matière d’éducation, de compréhension des enjeux, de capacité de discernement et de jugement, de naviguer dans ces eaux troubles informationnelles sans s’y perdre.
Dans le fond, trouver le bon niveau de gouvernance des réseaux sociaux suppose d’abord et surtout de s’attaquer à l’un des aspects réglementaires les plus sensibles qui soient sur ce sujet : leur forme juridique, donc leur modèle économique. L’hybridation d’entreprises privées qui font office d’espaces publics virtuels et d’entités géopolitiques à part entière, souvent cotées en Bourse, qui ne rendent compte qu’au marché et à leurs actionnaires sur de simples critères de rentabilité économique pose un problème politique de fond. Car à quoi bon revendiquer des efforts en matière de modération d’un côté, si de l’autre ces mêmes plateformes que la loi cible financent directement ou indirectement sites de désinformation et autres producteurs de fausses informations ? Le modèle économique des réseaux sociaux (gratuité, viralité, course aux clics) est ici un point bloquant fondamental. Un article de la MIT Technology Review a d’ailleurs récemment mis en évidence cette contradiction fondamentale qui est au cœur du problème 26. L’enquête révèle que, suite au dévoiement de l’usage de certains outils de leurs plateformes, Meta et Google ont versé des millions de dollars de publicité à certaines fermes à clics (clickbait farms), alimentant ainsi la détérioration des écosystèmes d’information. La réforme du statut juridique des BigTech est prioritaire et doit être discutée afin d’en revoir la gouvernance interne, les mécanismes de prise de décision, de transparence technique mais aussi organisationnelle, etc. Nous pourrions par exemple la création d’un modèle juridique mixte public-privé à cette fin.
Quel que soit le périmètre final, à terme, la perspective d’une co-gouvernance transatlantique laisse entrevoir deux possibilités dont aucune n’est neutre : la première option consisterait en une uniformisation du droit et de la norme qui tendrait vers une philosophie du droit à l’américaine. Cette option est à éviter absolument pour les Européens et ne semble fort heureusement pas être la voie que nous sommes en train d’emprunter. Une deuxième possibilité serait une combinaison des deux visions du droit, américaine et européenne, dans un juste milieu à trouver progressivement. De ce point de vue, le travail réglementaire et normatif entrepris par la Commission européenne depuis 2019 et l’intérêt qu’il suscite auprès des chercheurs et de certains policy makers américains est une piste à explorer.
Enfin, et plus généralement, la territorialisation des méta-réseaux sociaux, que le DSA a commencé à esquisser, est un signal intéressant quant au retour en force des États mettant au pas leurs bras armés technologiques. L’ambivalence des rapports États-BigTech et les nouvelles clés de répartition du pouvoir semblent être en train de se reclarifier progressivement, au profit de la puissance publique autour d’un modèle somme toute classique qui s’éloigne des utopies du web décentralisé tout en tentant d’éviter le pire de sa privatisation prédatrice en remettant de l’ordre dans ce que Shoshana Zuboff décrit comme le « capitalisme de surveillance » 27.
En somme, la conflictualité croissante du monde et l’interdépendance de nos économies appellent le camp occidental à une communauté de destin articulée autour d’intérêts géostratégiques partagés.
Conclusion
En tout état de cause, nous sommes à un tournant. Nous assistons à l’émergence brutale d’un nouvel ordre quadri-polaire dont les soubresauts sont dictés par trois pôles technologiques et informationnels étanches (États-Unis, Chine, Russie) aux agendas et visions du monde radicalement opposés. Dans cette reconfiguration géopolitique, la militarisation des réseaux sociaux est un élément important de la morphologie hybride des futurs conflits et des architectures de puissance.
Reste désormais à savoir comment les pays occidentaux, États-Unis et Union Européenne en premier lieu, vont se positionner. Autrement dit, qu’allons-nous décider concernant la forme que prendra cette militarisation, son cadre d’alliance, de normes et d’actions. Cela passe par une réflexion sérieuse sur les nouvelles clés de répartition de pouvoir entre États souverains et Big Tech qui contrôlent une grande partie la sphère informationnelle, du réseau aux contenus. Une co-gouvernance transatlantique est une piste à étudier sérieusement pour en organiser la gouvernance, les normes, les mécanismes de contrôle.
Enfin, le retour d’États forts rend nécessaire une stratégie d’Europe Puissance mais celle-ci ne sera rendue possible que par une stratégie de souveraineté technologique ouverte lui conférant la capacité de tenir un rapport de force sur la durée aussi bien avec ses ennemis qu’avec ses alliés. Dans le cas contraire, nous serions alors tout juste relégués au rang d’objet, au mieux d’enjeu pour des États-Empires bien plus puissants. Nous n’aurions alors plus que le choix de nos allégeances. Face à cette reconfiguration géostratégique en cours et l’inédite fragilisation intérieure des États-Unis, une fenêtre d’opportunité s’ouvre actuellement qui permettrait à l’Europe de se projeter dans ce nouveau de jeu de puissances. À condition de politiser fondamentalement la question technologique.
Sources
- Conférence internationale « Sociétés civiles, médias et pouvoirs publics : les démocraties face aux manipulations de l’information » – Discours de clôture de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères (Paris, 4 avril 2018), https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/les-ministres/jean-yves-le-drian/discours/article/conference-internationale-societes-civiles-medias-et-pouvoirs-publics-les
- “Department Of Homeland Security Announces New Disinformation Governance Board”, Huffington Post, avril 2022
- Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Alexandre Escorcia, Marine Guillaume, Janaina Herrera, “Les manipulations de l’information”, IRSEM, CAPS, 2018
- « Le Danemark va envoyer un « ambassadeur numérique » au pays de Google et Facebook« , février 2017, Le Monde
- L’Union européenne va ouvrir une base avancée dans la Silicon Valley, l’Usine Digitale, avril 2022.
- https://korii.slate.fr/et-caetera/facebook-meta-moderation-autoriser-appels-meurtre-violence-citoyens-soldats-russes-poutine-ukraine
- https://www.theverge.com/23068243/facebook-meta-oversight-board-putin-russia-ukraine-decision
- Kevin Limonier, Maxime Audinet, La stratégie d’influence informationnelle et numérique de la Russie en Europe, Hérodote, 2017
- Internet : les États-Unis rassemblent une soixantaine de pays dans une coalition contre la « montée de l’autoritarisme numérique », Le Monde, avril 2022
- Timothy, Schoechle, Standardization and Digital Enclosure : The Privatization of Standards, Knowledge, and Policy in the Age of Global Information Technology, 2009
- “La démocratie capturée par le marché”, Alain Supiot
- « Twitter, senteur Musk« , Corentin Sellin, mai 2022, Les jours
- “On surestime beaucoup la capacité des médias à modeler les esprits par l’information”, Philosophie Magazine, avril 2022
- http://www.senat.fr/rap/r21-593-2/r21-593-2.html
- « Twitter : Elon Musk’s deal is bad news for media freedom« , avril 2022
- “Musk’s Ties to China Could Create Headaches for Twitter”, New York Times, avril 2022
- “Obama calls for more regulatory oversight of social media giants”, New York Times, avril 2022
- https://rsf.org/fr/classement-mondial-de-la-libert%C3%A9-de-la-presse-2022-la-nouvelle-%C3%A8re-de-la-polarisation?year=2022&data_type=general
- https://www.theguardian.com/media/2016/jul/12/how-technology-disrupted-the-truth
- Inside the Big Facebook Leak, New York Times, octobre 2021
- « Une cogouvernance transatlantique placée en dehors des institutions étatiques constituerait une avancée politique majeure », Le Monde, juin 2021
- La co-dépendance asservit l’Europe aux technologiques américaines mais les États-Unis sont également dépendants du marché européen dans leur course au leadership mondial face à la montée en puissance de la Chine. Mais cette interdépendance se révèle aujourd’hui parfois toxique car cette alliance par défaut est davantage fondée sur les vulnérabilités des deux rives plutôt que sur une vision commune du monde.
- « La démondialisation va conduire à deux blocs sans cesse plus séparés : celui de la Chine et celui des États-Unis », Le Monde, avril 2022.
- Mireille Delmas Marty, Gouverner la mondialisation par le droit, Le Grand Continent, mars 2020
- Giovanni Di Gregorio, The rise of digital constitutionalism in the European Union, International Journal of Constitutional Law, January 2021
- https://www.technologyreview.com/2021/11/20/1039076/facebook-google-disinformation-clickbait/
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, 2020, Zulma Essais