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Écrire sur l’expérience du bitcoin au Salvador ressemble un peu à contempler un tableau de Dalí : tout semble réel, mais rien ne l’est, ou alors seulement dans un flot invisible, qui s’écoule mystérieusement derrière les images contenues dans l’œuvre. Le bitcoin a rempli d’images ce tableau qu’est le Salvador. Le but est d’identifier la véritable histoire – ce flot invisible – qui se cache derrière ces images.

1 — La monnaie surréaliste

Les images

La nouvelle a alors fait le tour du monde dans certains milieux lorsque, l’année dernière, le président du Salvador, Nayib Bukele, a annoncé sur Zoom à quelques passionnés réunis à Miami qu’il allait adopter le bitcoin comme monnaie légale dans son pays. En septembre 2021, le président a fait adopter à l’Assemblée nationale une loi obligeant toute personne physique ou morale à accepter les bitcoins comme moyen de paiement, à l’exception de ceux qui ne pourraient pas manipuler la technologie nécessaire. Comme le prix des bitcoins augmente et diminue continuellement en dollars, l’Assemblée a également approuvé la création d’un fonds de cent cinquante millions de dollars pour subventionner les différences de prix des bitcoins entre le moment de l’achat et celui de la vente dans les transferts d’argent, afin que la valeur en dollars des bitcoins se maintienne.

Peu après, le gouvernement a annoncé qu’une entreprise privée allait créer un portefeuille électronique appelé Chivo Wallet afin que les gens puissent effectuer leurs transactions monétaires et financières depuis leur téléphone sans passer par le système bancaire. L’identité des actionnaires de la société, toutes leurs données et leurs comptes sont des secrets d’État, mais le gouvernement paie la surveillance des distributeurs automatiques de billets de la société et a donné trente dollars de bitcoin à chaque Salvadorien – adulte – pour qu’il l’essaie et s’habitue à l’utiliser (les autres sociétés qui ont proposé ce service ne peuvent pas faire bénéficier leurs clients de cette subvention).

Le pays est devenu encore plus célèbre, peu après, lors d’une fête pour des bitcoiners sur une plage du Salvador, où l’avatar du président est descendu sur la scène dans une soucoupe volante au milieu de lumières et de fumées blanches. Quelques secondes plus tard, le président a annoncé que le Salvador allait émettre des obligations d’une valeur d’un milliard de dollars (les Volcano Bonds), dont la moitié serait utilisée pour acheter des bitcoins, et l’autre moitié pour créer une ville entière en forme de bitcoin, appelée Bitcoin City autour du volcan salvadorien de Conchagua, conçue spécialement pour les mineurs de cette cryptomonnaie, qui ne paieraient pas d’impôts – mis à part la TVA, et qui utiliseraient de l’énergie propre, subventionnée et produite par géothermie pour leurs activités minières.

À cette époque, le président a également annoncé sur Twitter qu’il utilisait l’argent du trésor national pour acheter des bitcoins depuis son téléphone afin d’enrichir le pays. Il a ensuite annoncé qu’avec les bénéfices qu’il avait déjà réalisés sur les investissements en bitcoins dans le pays, il allait construire un hôpital pour animaux, qui est actuellement déjà en fonctionnement.

L’identité des actionnaires de la société, toutes leurs données et leurs comptes sont des secrets d’État, mais le gouvernement paie la surveillance des distributeurs automatiques de billets de la société et a donné trente dollars de bitcoin à chaque Salvadorien – adulte – pour qu’il l’essaie et s’habitue à l’utiliser.

Manuel Hinds

À tout cela se sont ajoutées les visites dans le pays de présumés milliardaires et quasi-religieux bitcoiners qui ont déclaré à la presse locale que le Salvador est en train de déloger la Suisse en tant que centre financier mondial et qu’ils sont prêts à investir des milliards de dollars dans l’extraction de bitcoins ou d’autres activités liées à cette cryptomonnaie.

L’impression générale de l’opinion publique internationale est que quelque chose de similaire à ce qui s’est passé lors de l’introduction de l’euro en Europe se produit au Salvador, qu’il existe une nouvelle monnaie pour effectuer des paiements et des transfert, que de forts pourcentages de la population l’utilisent et que ce processus permettra à d’autres pays qui veulent suivre l’exemple du Salvador d’en faire de même.

La réalité

Il est triste de constater que peu de choses peuvent être apprises de l’utilisation du bitcoin au Salvador. Tout d’abord parce que le président a déclaré secrètes les données concernant le fonctionnement du Chivo Wallet (comme pratiquement tous les détails des comptes de dépenses fiscales), de sorte qu’il n’y a pas de chiffres à partager pour savoir comment les choses sont faites.

Ensuite, le président a déclaré que 72 % de la population utilise le bitcoin, ce qui est faux. Ce chiffre est celui des personnes qui ont téléchargé l’application Chivo Wallet, assortie donc du cadeau gouvernemental de 30 dollars. De nombreuses personnes l’ont téléchargée, ont dépensé le bon et ne l’ont plus jamais utilisée. Le président de la Banque centrale a donné un chiffre plus fiable : sur les remises migratoires dans le pays de janvier et février 2022, qui s’élevaient à 1,125 milliard de dollars, seuls 19 millions de dollars, soit 1,7 %, ont été effectués via le Chivo Wallet1. Son utilisation pour effectuer des transferts depuis l’étranger était le principal argument du gouvernement pour introduire la nouvelle monnaie. Cependant, les sondages montrent que 70 % de la population ne fait pas confiance au bitcoin2.

Le fonds destiné à protéger les transactions de bitcoins en dollars et vice versa n’est pas non plus disponible car le gouvernement a également déclaré ces opérations secrètes. 

En ce qui concerne les obligations, il y a plusieurs problèmes. Le plus grave est le suivant : les obligations (à 10 ans) rapporteraient 6,5 % d’intérêts alors que sur les marchés secondaires, vous pouvez acheter des obligations salvadoriennes de même durée à moitié prix, qui rapporteraient presque 20 % (si toutefois le gouvernement paie, bien sûr). Pourquoi acheter quelque chose qui rapporterait 6,5 % alors que vous pouvez acheter la même chose, mais avec un rendement de 20 % ?

Le président a également annoncé sur Twitter qu’il utilisait l’argent du trésor national pour acheter des bitcoins depuis son téléphone afin d’enrichir le pays.

Manuel Hinds

L’avantage supposé de « l’obligation Volcan » serait que le Salvador achète 500 millions de dollars en bitcoins avec le produit de l’obligation, et que dans cinq ans, le gouvernement commence à distribuer aux acheteurs d’obligations les énormes bénéfices faits en vendant ces bitcoins. Ces bénéfices, s’ils se produisent, compenseraient la différence entre 6,5 et 20 %. On estime que pour que cela soit faisable, les bitcoins, qui valent actuellement 39 000 dollars (après avoir valu 63 000 dollars en novembre 2021), devraient valoir 1 million de dollars dans cinq ans. C’est difficile à concevoir mais supposons que ce soit vrai. Dans ce cas, pourquoi ne pas acheter des bitcoins directement sur le marché au lieu d’une obligation qui comporte un risque de non-paiement de la part du Salvador, qui est le pire d’Amérique latine (c’est pourquoi les gens paient 50 % de leur valeur nominale sur les marchés secondaires) ? Pourquoi prendre deux risques – le risque lié aux bitcoins et le risque lié au défaut de paiement du Salvador – si vous pouvez simplement prendre le premier ?

L’obligation a d’autres problèmes. Par exemple, de manière inexplicable dans la logique normale des opérations financières, le gouvernement a laissé de côté tous les investisseurs américains, qui sont interdits de trading sur Bitfilnex, la plateforme choisie par le gouvernement pour la vente des obligations3. De plus, à la dernière minute, le gouvernement a annoncé qu’il n’émettrait pas les obligations, mais que ce serait une obscure société au capital très faible, ce qui n’est pas compatible avec une dette d’un milliard de dollars. Le gouvernement n’a pas non plus précisé dans quelle juridiction l’obligation serait émise. Il a laissé entendre que ce ne serait ni à New York ni à Londres comme c’est le cas d’habitude, mais à San Salvador, où le président menace fréquemment les juges de les renvoyer s’ils statuent contre sa volonté4.

La sous-estimation grossière des coûts de Bitcoin City – implicite dans la taille de l’investissement supposé de 500 millions de dollars, car aucun budget n’a été publié – suggère que si elle commence à être construite, il n’y aura que des rues et des bâtiments à moitié finis. L’idée de produire de l’électricité subventionnée pour les mineurs de bitcoins, qui ne créent pas un seul emploi dans le cadre de leurs activités, au lieu de la produire pour les entreprises qui fournissent des emplois et créent une activité économique, interroge. 

Il n’y a pas non plus beaucoup à apprendre de la stratégie de spéculation du président. Avec le peu d’informations qu’il a fournies (« Je viens d’acheter X millions »), les journaux ont constaté que, début mars 2022, il avait perdu 16,2 millions de dollars sur un total d’achats de 86,6 millions de dollars (soit une perte de 18,7 % en deux mois)5.

La sous-estimation grossière des coûts de Bitcoin City – implicite dans la taille de l’investissement supposé de 500 millions de dollars, car aucun budget n’a été publié – suggère que si elle commence à être construite, il n’y aura que des rues et des bâtiments à moitié finis.

Manuel Hinds

Il est également à noter que la gestion des bitcoins ne dépend que du téléphone  et du mot de passe du président avec tous les problèmes de sécurité que cela implique. Au moindre problème (oubli du mot de passe, faille sur le portable), le trésor national ne peut pas récupérer les ressources investies, ni même savoir où elles se trouvent. Les comptes ne sont pas au nom du gouvernement du Salvador, car les comptes en bitcoins ne sont mis au nom de personne. Sans cela, aucun intérêt. Celui qui a le mot de passe est celui qui contrôle les comptes bitcoins. Imaginez les employés du Trésor demandant au président d’essayer de se souvenir du mot de passe. Le trésor public d’aucun pays digne de ce nom ne gérerait un tel compte de la sorte.

Alors, si rien n’est ce qu’il semble être, pourquoi toute cette opération a-t-elle été mise en place ?

Se pourrait-il que le bitcoin soit une monnaie merveilleuse, et que tout ce monde surréaliste soit dû à l’incompétence pure et simple de ceux qui dirigent le projet ?

2 — La réalité du Bitcoin

Le système dollarisé fonctionnait-il mal ?

Les libertaires du monde entier se sont montrés enthousiastes par ce qu’ils ont appelé la « libéralisation » du Salvador avec l’adoption du bitcoin comme monnaie légale. La vérité est que le Salvador était déjà un système très ouvert car, bien que l’unité de compte du système financier soit le dollar, l’article 2 de la loi d’intégration monétaire, qui est la loi qui a dollarisé le pays à partir du 1er janvier 2001, est libellé comme suit : « La contraction d’obligations monétaires exprimées dans toute autre monnaie en circulation légale à l’étranger est autorisée. Ces obligations doivent être payées dans la monnaie contractuelle, même lorsque le paiement doit être effectué par voie judiciaire ». Les bitcoins ont toujours été légalement utilisables comme investissements. Il a toujours été possible d’acheter des billets de loterie, également.

En réalité, les réformes apportées à la loi pour l’adoption du bitcoin ont supprimé la liberté déjà existante pour pouvoir toucher aux contrats privés et pour obliger les gens à accepter cette cryptomonnaie. Ainsi, les libertaires ont finalement soutenu une loi qui a enlevé, et non permis, la liberté. 

Par ailleurs, la loi qui a créé la dollarisation a très bien fonctionné. Les taux de prêt des banques commerciales au Salvador ont été les plus bas et les deuxièmes plus bas d’Amérique latine (rivalisant avec le Panama) depuis la dollarisation il y a 21 ans. Les conditions de crédit sont également plus longues que dans tous les pays, sauf dans les pays où les banques peuvent prêter en dollars, auquel cas les taux et les conditions sont similaires à ceux du Salvador. Par exemple, les taux des prêts hypothécaires sur 25 ou 30 ans sont actuellement de 6,9 %, alors que la moyenne pour le sous-continent se situe entre 10 et 15 %. La marge d’intermédiation (la différence entre le taux de prêt et le taux de dépôt, une mesure de l’efficacité du système bancaire) a été la plus faible de la zone pendant la plupart de ces années.

À la demande du Salvador, le Fonds Monétaire International (FMI) a publié en 2011 un document de Andrew Swinston, qui évalue les dix premières années de l’effet global du dollar en tant que monnaie nationale dans le pays. Le résumé du document indique que « les taux d’intérêt des banques commerciales ont baissé de 4 à 5 % en réduisant le risque de change. Cela a généré des économies annuelles nettes représentant en moyenne 0,5 % du PIB pour le secteur privé et 0,25 % du PIB pour le secteur public (déduction faite des pertes de seigneuriage)”. Le document dit aussi que “cette politique a servi à stabiliser l’activité économique plus qu’elle ne l’a fait sous la parité [le système qui existait avant la dollarisation] et plus que ne l’ont fait les taux directeurs dans les pays d’Amérique centrale dotés d’une politique monétaire indépendante »6.

Contrairement à ce que beaucoup prédisaient, la dollarisation s’est avérée très résiliente, puisque l’ouverture du marché intérieur aux marchés internationaux a permis au marché financier de gérer les liquidités du pays avec des variations minimales des taux d’intérêt. Ces taux ont très peu changé pendant la crise de 2008 et presque pas du tout malgré le fait que ces dernières années, le gouvernement a connu de graves problèmes budgétaires qui, dans les pays en développement ayant leur propre monnaie, auraient entraîné un manque de confiance dans la monnaie, des dévaluations, une inflation et une baisse des dépôts bancaires. 

Le dollar marchait donc plutôt bien. Le bitcoin, cependant, a de sérieux problèmes pour être utilisé comme monnaie.

L’incapacité monétaire du bitcoin

Beaucoup pensent que le bitcoin est la monnaie idéale pour deux raisons.

La première est qu’elle est émise selon une règle invariable, ce qui se traduit par un ratio émission/monnaie en circulation qui est déjà faible, et qui avoisinera le zéro dans un siècle environ. La seconde est qu’elle est décentralisée, c’est-à-dire qu’elle n’est contrôlée par personne d’autre que le même groupe qui la génère et l’utilise. Aucune de ces caractéristiques ne fait du bitcoin une monnaie compétente.

Le bitcoin inflationniste

Le premier avantage supposé du bitcoin repose sur la croyance que l’élimination du pouvoir discrétionnaire des banques centrales, implicite dans la création programmée de bitcoins, est une condition suffisante pour que l’inflation soit nécessairement plus faible en bitcoin qu’en dollar ou que dans toute autre monnaie émise par une banque centrale. Cette idée est contredite par la réalité. Le 16 avril 2021, une voiture d’une valeur de 63 170 dollars valait exactement un bitcoin. Un an plus tard, pour cette même voiture, avec le même prix en dollars, elle coûte 1,56 bitcoins car le prix du bitcoin est tombé à 40 307 dollars. Cela représente un taux d’inflation de 56 %, du jamais vu pour le dollar ou l’euro.

De même, si vous avez emprunté un bitcoin pour un an le 3 juin 2020, ce bitcoin vous a permis d’acheter quelque chose d’une valeur de 9 965 dollars, mais au moment de le rembourser, la chose en question vaut 39 208 dollars, ce qui signifie que vous auriez à rembourser 3,93 fois ce que vous avez emprunté. De telles fluctuations sont idéales pour conduire à la ruine. Les partisans du bitcoin affirment que si tout était évalué en bitcoins, il n’y aurait ni inflation ni déflation. Ce n’est pas vrai (c’est comme dire que parce que tout est libellé en dollars, il ne devrait pas y avoir d’inflation dans la zone dollar). Mais pensons aussi au nombre d’années qu’il faudrait pour que tout dans le monde soit évalué en bitcoins. À l’heure actuelle, avec des prix avoisinant les 40 000 dollars, le bitcoin est 20 % en dessous du prix qu’il avait le jour où il est devenu une monnaie légale au Salvador, ce qui engendre une inflation des prix en bitcoin.

 Mais le problème le plus grave du bitcoin n’est pas son extrême inflation et déflation.

L’irrationalité de la décentralisation du bitcoin

Le bitcoin a été inventé pour décentraliser les paiements électroniques. Normalement, ces paiements passent par un intermédiaire centralisé, qui est le système bancaire. Si un oncle veut envoyer 100 dollars depuis les États-Unis à son neveu au Salvador, il confie l’argent à la banque A, par exemple, aux États-Unis. La banque A possède un compte dans la banque B au Salvador, et donne l’ordre à la banque B de déposer les 100 dollars de ce compte sur le compte du neveu dans la banque B. Les 100 dollars disparaissent du compte de l’oncle aux États-Unis et apparaissent sur le compte du neveu au Salvador.

Le bitcoin vise à effectuer ces transactions directement du téléphone de l’oncle à celui du neveu sans passer par le banquier, que les criminels voient comme un policier et les libertaires comme un représentant de la tyrannie. Pour éviter cela, une unité de transfert électronique (le bitcoin) pouvant être détenue sur un ordinateur, ainsi que son système de transfert, ont été créés, de manière à faire passer des ressources d’un portefeuille virtuel à un autre, hors de la vue du banquier.  Pour être transféré, le bitcoin doit disparaître de l’ordinateur de l’oncle et apparaître dans celui du neveu. Il est important qu’il disparaisse de l’ordinateur de l’oncle pour éviter que ce dernier n’utilise le même bitcoin à plusieurs reprises pour effectuer des paiements sans fin. La banque a tout intérêt à s’assurer que les dollars dus à ses déposants ne doublent pas à chaque transfert. Elle fait donc très attention à ce que cela ne se produise pas.

Mais qui va veiller à ce que cela ne se produise pas si la banque n’est plus dans le jeu ?

Le bitcoin vise à effectuer ces transactions directement du téléphone de l’oncle à celui du neveu sans passer par le banquier, que les criminels voient comme un policier et les libertaires comme un représentant de la tyrannie.

Manuel Hinds

La solution du bitcoin consiste à trouver un groupe au sein du réseau bitcoin qui tiendra toute la comptabilité du système et veillera à ce que les bitcoins envoyés par l’oncle soient retirés de son compte et ajoutés au compte du neveu.

Cela s’est fait en créant un bloc électronique et en y mettant les informations des transferts à effectuer (le compte avec le mot de passe X passe tant de bitcoins au compte Y à telle date et à telle heure en vérifiant qu’il dispose des fonds nécessaires pour le faire). Ce bloc est mis dans le système, puis un autre bloc est ajouté, et une chaîne (blockchain) se forme avec toutes les transactions, comme dans la comptabilité d’une banque. Qui met en place ces blocs ? Ce sont les « mineurs ». Ils le font pour obtenir une récompense.

Le processus se déroule comme suit. Chaque mineur recherche dans le système les transactions qu’il souhaite effectuer et les inscrit dans son projet de bloc. Il entre ensuite en compétition avec ses collègues pour déterminer qui posera le bloc. Ce sera le premier à résoudre le problème mathématique extrêmement difficile et dont la résolution nécessite une énorme puissance de calcul. Il ne s’agit pas d’un problème dont la solution fera progresser les connaissances humaines. Il s’agit simplement de résoudre une équation très difficile pour trouver un nombre. Celui qui trouve ce résultat en premier établit le bloc, effectue le transfert et le certifie, et reçoit des bitcoins en récompense. C’est comme lancer des dés électroniques jusqu’à ce qu’un chiffre très difficile à trouver apparaisse.

Le système semble très ingénieux, mais il est très coûteux. En lançant ces dés, on dépense plus d’énergie en un an que l’ensemble de l’Espagne et ses 47 millions d’habitants. Ainsi, le système bitcoin effectue ses transferts par l’intermédiaire d’un groupe de joueurs dans un casino électronique avec des dés dont le lancer est très coûteux. Notons au passage que cette énorme dépense a pour seul but de remplacer les personnes et les machines qui effectuent les transferts dans les banques, dont le coût est infiniment inférieur.

La question logique est alors la suivante : qui a intérêt à dépenser autant d’électricité pour que son argent ne passe pas par les banques ?

Il existe deux groupes. Tout d’abord, les criminels, les trafiquants de drogue, les terroristes, qui ne veulent pas laisser de traces de leurs transactions bancaires. Deuxièmement, les libertaires qui craignent que le gouvernement sache ce qu’ils font de leurs ressources ou leur vole leur argent par le biais de l’inflation. Nous avons déjà vu que les libertaires ont tort sur la question de l’inflation.

Mais ils se trompent également sur la deuxième question qui se pose lorsqu’on examine le système du bitcoin : remplace-t-il vraiment le banquier à 100 %, de sorte que les ressources sont aussi sûres en bitcoin qu’elles le sont dans les banques ?

La réponse est non. Il existe un problème de conception qui permet à un groupe de mineurs d’extraire les ressources des utilisateurs d’une manière beaucoup plus obscure qu’une banque centrale ou commerciale.

 L’attaque des 51 %

Il est assez facile de se rendre compte que dans un jeu de dés où le premier à avoir un nombre spécifique gagne, celui qui a le plus de dés a l’avantage. Si vous avez 10 dés, par exemple, la probabilité d’obtenir un quatre sur un jet est évidemment beaucoup plus élevée que si vous n’en avez qu’un.  

Cet avantage fonctionne quel que soit le pourcentage de dés que l’on contrôle (capacité de calcul), tant qu’il est supérieur à celui de chaque autre joueur, comme si par exemple on a 20 % et que les autres n’ont que 1 % chacun. Mais il devient décisif si on a plus de la moitié. Selon la structure interne de la blockchain, si on a 51 %, on peut tout faire et tout certifier plus les dés sont jetés. Vous pouvez inverser des transactions, utiliser vos bitcoins à plusieurs reprises, voler à certains et donner à d’autres7. Ce n’est pas seulement théorique. De tels vols ont été réalisés avec plusieurs crypto-monnaies similaires au bitcoin en 2017, 2018 et 2020.

Les bitcoiners connaissent ce problème, mais bien qu’ils prétendent être les maîtres de la transparence, ils n’en parlent pas beaucoup. Ils le savent si bien qu’ils lui ont donné un nom : l’attaque des 51 %. Quand ils en parlent, ils disent qu’effectivement c’est un problème sérieux et qu’ils vont le résoudre… Ils affirment également qu’il est pratiquement impossible de dominer le marché du bitcoin8. Cependant, en juillet 2014, un groupe de mineurs, gHash.IO, a dépassé 50 % du marché du bitcoin. Confronté à une réaction très négative de ses concurrents, le groupe s’est engagé à ramener sa part de marché à moins de 40 %, ce qui reste un avantage écrasant. Mais il n’est pas possible de contrôler le respect de ce genre de promesses, car n’importe qui peut avoir plusieurs comptes – un avec 40 % et un autre avec 11 %, par exemple – et les comptes sont secrets. Lorsque l’attaque contre le bitcoin s’est produite en 2014, The Guardian a signalé que l’attaque aurait pu détruire l’ensemble du système et a averti qu’une telle attaque pourrait se reproduire9. Il est évident que cela pourrait se reproduire. 

Selon une étude du prestigieux National Bureau of Economic Research (NBER) américain, résumée dans le magazine Fortune, 0,1 % (50 entreprises) des mineurs contrôlent la moitié des dés (capacité minière)10. Si un jour ce 0,1 % se met d’accord, il peut anéantir tous les autres (les 99,9 %) et les libertaires pourraient découvrir alors que les banques centrales et les gouvernements ne sont pas les seuls à pouvoir escroquer les gens. Selon le NBER, « cette concentration inhérente rend le bitcoin sensible au risque systématique et implique également que la plupart des gains résultant d’une adoption accrue de bitcoin [augmentation des achats de bitcoins sur les marchés] sera accaparée par un petit groupe de participants »11.

Peut-être le font-ils déjà.

Ce problème pourrait être résolu en demandant à chacun d’enregistrer ce qu’il possède, mais cela établirait un contrôle centralisé (comme les banques), alors que le bitcoin se veut anonyme et décentralisé. Le problème ne peut être résolu sans détruire l’objectif du bitcoin, le business des joueurs et de ceux qui font des affaires dans l’ombre.

Autres problèmes liés au bitcoin

Le bitcoin présente également d’autres problèmes, dont l’un est la limitation du nombre de transactions pouvant être effectuées par seconde, qui est beaucoup plus faible que les limites imposées par les systèmes de paiement tels que les banques, les cartes bancaires ou PayPal. Il n’y a pratiquement aucun moyen d’utiliser le bitcoin pour effectuer des paiements, à tel point que la Russie ne l’utilise pas en ce moment alors qu’elle se trouve dans une situation d’urgence majeure de manque de moyens de paiement. Sur le plan national, elle utilise le système bancaire local et ses cartes de crédit. Une preuve supplémentaire est que le système censé mettre en œuvre la politique du bitcoin au sein du gouvernement salvadorien, le Chivo Wallet, ne l’utilise pas non plus. Très peu de gens l’utilisent.

Bien que le gouvernement ne communique rien sur le fonctionnement du Chivo Wallet, les médias locaux et internationaux ont signalé de nombreuses anomalies depuis la mise en service du système en septembre 2021. Ces anomalies, qui sont très fréquentes, comprennent des temps de transaction extrêmement longs, allant de 15 minutes à plusieurs mois, et jusqu’à parfois ne jamais aboutir. De nombreux utilisateurs ont également signalé la disparition de leur solde de bitcoins. Fin avril, le gouvernement a annoncé qu’il allait changer l’entreprise qui fournit la technologie du Chivo Wallet, sans reconnaître l’existence d’un quelconque problème.

De nombreuses entreprises et professionnels du pays indiquent qu’ils acceptent des paiements en bitcoins, mais trouvent ensuite toutes les excuses pour ne pas le faire, car ils craignent de perdre sur les fluctuations de cette cryptomonnaie, et de faire des affaires avec des personnes qui refusent que leurs transactions soient traçables dans le système bancaire. C’est la même résistance qu’ils ont opposée jusqu’à présent à la réception de paiements en espèces au-delà d’un certain montant. Les personnes qui vendent des biens immobiliers, par exemple, chercheront toutes les excuses pour ne pas réaliser une vente qui va être payée en bitcoins.

La question devient plus intrigante : pourquoi choisir une telle monnaie et un tel système ?

De nombreuses entreprises et professionnels du pays indiquent qu’ils acceptent des paiements en bitcoins, mais trouvent ensuite toutes les excuses pour ne pas le faire, car ils craignent de perdre sur les fluctuations de cette cryptomonnaie, et de faire des affaires avec des personnes qui refusent que leurs transactions soient traçables dans le système bancaire.

Manuel Hinds

3 — Problèmes fiscaux

La saga du bitcoin s’est déroulée parallèlement aux problèmes fiscaux du gouvernement, qui comportent deux aspects majeurs. Premièrement, le gouvernement a dépensé bien plus que ses recettes depuis que le président Bukele a pris ses fonctions en juin 2019 et bien plus que ce qui est justifiable à cause du Covid-19. La dette publique totale est passée de 74 à 91 % du produit intérieur brut entre 1919 et 2020 et continue d’augmenter. C’est ce qui est arrivé à de nombreux pays au fil des ans. Le problème est gérable si le gouvernement est prêt à faire des ajustements et si les créanciers croient qu’il le fera. Cependant, c’est là qu’intervient le deuxième problème. Nayib Bukele s’est disputé avec tous ceux qui peuvent résoudre ses problèmes de dette dans le système international conventionnel, probablement en espérant qu’en tournant le dos à ce système-là, ceux qui au contraire opèrent dans le bitcoin, le financeraient largement.

Des accusations sont apparues lorsque, après le départ de l’ancien président Trump, les États-Unis ont commencé à condamner les violations de la constitution au Salvador, notamment en ce qui concerne la séparation des pouvoirs et le respect des droits civils des opposants du président salvadorien. Certaines de ces protestations ont été soutenues par l’Union européenne. Les États-Unis ont inscrit plusieurs membres de l’administration de Nayib Bukele sur la liste Engel qui contient le nom des suspects de corruption en Amérique centrale. Ils ont également protesté contre le refus de la Cour suprême du Salvador (imposée de manière inconstitutionnelle par Bukele en mai 2021) d’extrader les chefs de gangs salvadoriens auteurs de terrorisme dans le pays. En outre, les États-Unis ont aussi accusé de hauts responsables gouvernementaux d’avoir conclu un pacte avec les gangs afin de maintenir le taux d’homicides à un faible niveau en échange d’argent et d’un meilleur traitement en prison entre autres choses.

Le gouvernement du Salvador a également ignoré les multiples avertissements des institutions internationales selon lesquelles le système du bitcoin favorise les criminels et les terroristes. Et enfin, récemment, Bukele a également refusé de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Tout cela a fermé la porte à une solution facile au problème du financement.

Le gouvernement a demandé l’aide du FMI en 2021, mais les négociations ont pris trop de temps, apparemment en raison de l’absence d’accord sur l’ajustement budgétaire nécessaire et sur les questions de gouvernance – non-respect de la constitution et absence de responsabilité. De plus, le FMI a publiquement conseillé au Salvador d’abandonner le bitcoin comme monnaie légale.

Le gouvernement a réussi à éviter une crise en obtenant des fonds de la Banque centraméricaine d’intégration économique, du système bancaire national (en abaissant  ses exigences en matière de réserves de liquidités lors de l’achat d’obligations et de bons du Trésor), du système privé des retraites, des arriérés croissants sur les dettes envers les fournisseurs12 et sur les salaires de certains employés de l’État13. Lors de la dernière vente d’obligations (mandat de deux ans), le gouvernement pensait avoir 300 millions de dollars et n’a pas obtenu plus de 210 millions.

La proposition du président de faire du bitcoin une monnaie légale est intervenue alors qu’il devenait évident que le prêt du FMI n’allait pas se concrétiser. Pendant un certain temps, il a semblé que le président pensait (peut-être le pense-t-il encore) que cette monnaie virtuelle allait remplacer le dollar dans le monde entier et que son prix allait augmenter à jamais pour rendre le Salvador riche.

Les Ides de Mars

Le mois de mars a été fatal à ces perspectives. Lorsque l’Occident a imposé des sanctions monétaires à la Russie, beaucoup ont pensé que les Russes utiliseraient les bitcoins pour obtenir des ressources malgré les sanctions. Ainsi, le rêve de voir le prix de cette cryptomonnaie monter en flèche serait devenu réalité, mais cela ne s’est pas produit. Le prix du bitcoin a continué à fluctuer autour des 40 000 dollars, et le nombre de transactions est resté à peu près au même niveau qu’auparavant. Il ne fait aucun doute que les criminels utilisent le bitcoin pour des opérations spécifiques, mais il est aussi évident que personne n’a envie d’utiliser le bitcoin comme monnaie générale, pas même les Russes qui cherchent désespérément des moyens de paiement à l’étranger. Au même moment approchait la date de la grande réunion des bitcoiners à Miami où allait se célébrer le succès de son lancement, en présence du président lui-même et avec un volcan comme symbole, alors que l’obligation elle-même ne montrait aucun signe d’apparition. Si l’obligation ne se vendait pas, le président ne pouvait rien annoncer pour justifier l’importance qui lui était accordée à cette occasion.

Pour la première fois, le président s’est confronté à une situation qui ne lui était pas familière : la perception qu’il échouait sur deux questions très importantes, le financement de son gouvernement et la réussite de son saut dans le futur avec le bitcoin.   

Bukele a annulé sa visite à Miami. L’importance de cette annulation ne peut pas être ignorée. C’était l’aboutissement d’une campagne visant à le positionner comme le leader mondial du triomphe du bitcoin sur le dollar et le début d’un nouveau mode de financement des déficits publics, la naissance d’un nouvel ordre monétaire et financier mondial. Le président était l’attraction principale de l’événement dont le symbole était un volcan. Beaucoup d’enthousiastes ont été déçus et quelque chose s’est brisé.

Tout cela est maintenant suspendu.

4 — Trois jours de meurtres

Tous ces événements sont devenus de l’histoire ancienne en raison de l’augmentation soudaine du taux de meurtres au Salvador, dont la réduction avait été une des raisons premières de la popularité du président. Le nombre de meurtres a bondi à la fin du mois de mars 2022, passant d’une moyenne de trois par jour à près de 80 meurtres en trois jours, plongeant le pays dans la panique. Immédiatement, le gouvernement a établi un état d’urgence suspendant plusieurs droits civils.

En très peu de temps, le président est passé d’être un leader mondial en matière de réforme monétaire à incarner le désir de vengeance de toute une société. Lors d’une remise de diplômes à la police, il a par exemple déclaré : « Il y a des rumeurs selon lesquelles [les gangs] veulent commencer à se venger des honnêtes gens, au hasard. Faites donc cela, et il n’y aura plus de repas dans les prisons… Je jure devant Dieu que les prisonniers ne mangeront pas de riz, et nous verrons bien combien de temps vos hommes tiendront là-dedans. »14 Pour l’instant, le président a diminué le nombre de repas à deux par jour ainsi que les portions. À cette occasion et à d’autres, Bukele a dénoncé l’existence d’une vaste conspiration internationale, qui compterait en son sein de nombreux Salvadoriens, et qui a pour but d’assassiner la population en finançant et en aidant les gangs15.

Les arrestations ont énormément augmenté. Elles sont effectuées sans mandat d’un juge et touchent principalement tous les jeunes gens qui vivent dans des quartiers populaires et qui ont des tatouages. Ces trois caractéristiques – jeune, quartier populaire, tatouage – vous transforment immédiatement en criminel aux yeux des forces de l’ordre. Liz Throssell, porte-parole des Nations unies pour les droits de l’homme, a déclaré début avril que 5 747 personnes ont été détenues sans mandat et que certaines ont été soumises à des traitements cruels, inhumains ou dégradants16. On en compte aujourd’hui plus de 25 000. Bukele a annoncé qu’il allait faire construire une prison avec une capacité de 20 000 détenus, ce qui serait certainement l’une des plus grandes au monde. Les personnes qui s’inquiètent des arrestations massives, des tortures ou qui n’approuvent pas les actions de Bukele démontrent totalement – aux yeux de ce dernier – qu’elles font partie de la conspiration criminelle qu’il a dénoncée.

Bien que le gouvernement ne donne pas de chiffres, des estimations plausibles indiquent qu’au moment où le président faisait ces déclarations, le taux d’homicides était déjà retombé. La popularité du Bukele, qui avait auparavant considérablement baissé, est remontée bien au-dessus des 90 %. Au cours de la dernière semaine d’avril, l’Assemblée a prolongé l’état d’urgence, alors que depuis près de trente jours, le nombre de morts est resté au niveau d’avant crise.

Évidemment, très peu de gens parlent désormais des échecs du bitcoin ou des problèmes fiscaux. Bukele a annoncé que la priorité, avant de penser à émettre des obligations ou à négocier avec le FMI, est une réforme complète du système de retraite. Cela a suscité des rumeurs selon lesquelles l’expropriation des économies des retraités actuels et futurs constituera la source de financement d’urgence du gouvernement pour une année supplémentaire. Cela a déjà été tenté par le passé, mais avait échoué à cause de grandes manifestations populaires. Aujourd’hui, ces protestations sont illégales en raison de l’état d’urgence.

Pendant ce temps, le gouvernement qui ne paie plus ses fournisseurs, a obtenu l’approbation de l’Assemblée pour un aéroport international pouvant accueillir 80 000 passagers par an, dans un port de 34 000 habitants, éloigné de toute grande ville, et à 50 km de la première gare. L’opinion publique a encore applaudi. Il n’y a pas d’argent pour la construction, mais les gens ne le savent pas. Ou s’il y en a, ils n’en connaissent pas la provenance. L’Assemblée a également décrété que ces travaux ne seraient pas soumis aux contrôles de la loi sur les marchés publics, qui exige normalement que l’attribution des projets se fasse par appel d’offres.

D’autres crypto-monnaies, de type stable, peuvent survivre, mais associées à des monnaies officielles ou à des réglementations strictes.

Manuel Hinds

5 — Les récits derrière l’écran de fumée

Ce qui ressort de tout cela n’est pas l’histoire d’un développement technologique étonnant qui peut servir d’exemple pour le monde, mais la vieille histoire d’un gouvernement qui dépense beaucoup plus que ses recettes et qui, dans son désespoir de trouver quelqu’un pour financer ses excès, a pensé que si le système financier international ne voulait pas le financer légalement, il pourrait trouver l’argent dont il avait besoin dans les systèmes alternatifs. Mais aucun de ceux que Bukele a considérés comme des ennemis du dollar – comme les Russes et les Chinois – n’a manifesté le moindre intérêt pour le financer, que ce soit au-dessus, ou sous la table, ni avec des bitcoins, ni avec des dollars. En définitive, il semble que le gouvernement obtiendra ses fonds à partir d’une source peu reluisante et peu originale : l’expropriation de l’épargne des retraités. Mais cette source ne promet pas grand-chose au-delà d’une année de financement, car après cette période, les flux de pension deviendront négatifs pour le gouvernement.

Il reste à voir ce que le gouvernement fera pour résoudre son problème fiscal lorsque les pensions seront épuisées, mais il est très peu probable qu’il le fasse par la voie du bitcoin qui a maintenant échoué. Dans le futur, le récit glamour déjà palissant de cette cryptomonnaie, sera probablement sur le chemin des oubliettes de l’histoire, et pas seulement au Salvador.

Les taux d’intérêt élevés dans le monde entier, les récessions, les guerres et les autres crises décourageront l’utilisation de liquidités devenues rares pour l’achat de choses exotiques comme le bitcoin. D’autres crypto-monnaies, de type stable, peuvent survivre, mais associées à des monnaies officielles ou à des réglementations strictes.

C’est la véritable saga qui émerge lorsque l’écran de fumée diffusé par les images publicitaires s’estompe et que l’on voit les réalités concrètes du Salvador. Une autre histoire, plus subtile mais non moins importante, se dégage de tous ces faits. Alors que la valeur des obligations du gouvernement salvadorien sur le marché secondaire a chuté à environ 50 % de leur valeur nominale, signifiant que le gouvernement doit payer près de 20 % d’intérêts à long terme – pire taux d’Amérique latine-, on peut encore obtenir un prêt immobilier sur 25 ans auprès des banques commerciales du Salvador à un taux de 6,9 %, soit l’un des meilleurs taux du sous-continent.

Cela semble surréaliste car, selon les clichés qui ont dominé l’économie monétaire pendant de nombreuses décennies, il est inconcevable que les gouvernements aient une cote de risque plus élevée que celle du secteur privé. Dans des conditions équitables, avec une monnaie internationale que le gouvernement ne peut pas gérer, comme c’est le cas au Salvador, le marché peut porter un jugement indépendant sur les risques du secteur public et du secteur privé, juger que ce dernier est beaucoup plus sûr que le secteur public, et lui faire payer moins d’intérêts. Cela permet à l’économie de ne pas être détruite par des gouvernements qui perdent le sens de la prudence et qui, lorsqu’ils ont le contrôle de leur propre monnaie, provoquent non seulement des problèmes budgétaires mais aussi des crises monétaires et financières dans le secteur privé. Bien sûr, le gouvernement actuel peut encore détruire complètement l’économie s’il dédollarise. 

Telles sont les deux leçons à tirer des tragédies réelles qui sous-tendent la comédie surréaliste du bitcoin au Salvador.