Elle a beau être une réplique de celle déjà vécue en 2014-2015, la crise géopolitique russo- ukrainienne nous touche toujours avec une grande violence. Même chorégraphie, mêmes non-dits…même nécessité donc, pour mieux saisir l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, d’exprimer quel rôle nous avons tenu, tous et chacun, dans cette escalade – au-delà de la belligérance russe. Si la probabilité d’une offensive augmente chaque jour, la nécessité d’une négociation diplomatique1 n’en demeure pas moins centrale, elle exige la transparence et la lucidité sur les positions des parties prenantes. 

Il existe cependant un triangle d’incompatibilité fondamentale entre (i) le principe d’ouverture et d’extension des frontières de l’Alliance atlantique, (ii) la fédéralisation de l’Ukraine et la création d’un État inclusif et (iii) l’intangibilité des frontières actuelles de l’Ukraine et sa souveraineté entière sur son territoire. Seules deux de ces trois propositions peuvent constituer un équilibre stable pour la Russie, l’Ukraine et plus largement pour l’Europe, mais ces solutions en coin impliquent pour chacun des acteurs (Russie, États-Unis, Union Européenne et Ukraine) de franchir des lignes rouges. 

Les frontières de l’OTAN

La question de l’extension de l’OTAN divise aujourd’hui car, pour un grand nombre de pays d’Europe de l’Est et pour les États-Unis, l’abandonner serait un renoncement majeur. Pourtant, la Russie et les États-Unis ont longtemps évoqué dans les années 1990 la possibilité d’engagements de nature à rassurer la Russie dans ce domaine2. Plusieurs diplomates américains comme Nick Burns, le conseiller pour la Russie de Clinton au Conseil National de la Sécurité ; William Perry, le Secrétaire de la Défense de l’époque ou Strobe Talbott, le Secrétaire d’État Adjoint de l’administration Clinton expliquent tous bien dans leurs archives et écrits respectifs comment les États-Unis ont renoncé au « partenariat pour la paix » cher à Boris Eltsine. Lors du Sommet de Budapest en 1994, les États-Unis sont de fait, revenus sur les assurances données à Gorbatchev par le Secrétaire d’État James Baker3, ou le Secrétaire général de l’OTAN M. Woerner, mettant ainsi fin, sans s’en rendre vraiment compte à la « paix froide ». Cet échec a conduit, à Washington comme à Moscou, à l’idée que l’expansion de l’OTAN n’était plus une question de choix mais de temps4, et que le temps serait court comme l’a montré l’adhésion rapide des pays d’Europe de l’Est lancée sous la présidence Clinton en 1999 (pour la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque), poursuivie par celle de la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie dès 2004.

Si la probabilité d’une offensive augmente chaque jour, la nécessité d’une négociation diplomatique n’en demeure pas moins centrale, elle exige la transparence et la lucidité sur les positions des parties prenantes.

Shahin Vallée

Par ailleurs, pour mieux comprendre l’insistance russe pour des engagements écrits au regard des engagements oraux sur lesquels les États-Unis sont revenus, il est utile de se rappeler que ce sont les États-Unis qui sont sortis unilatéralement du Traité sur les missiles balistiques de 1972 en décembre 2001 (dans la précipitation qui a suivi les attentats du 11 septembre) alors que cet accord était le pilier de l’équilibre russo-américain depuis 30 ans. 

Pour les Ukrainiens qui, après avoir perdu la Crimée sans soutien militaire allié d’une administration Obama qui ne souhaitait pas armer l’Ukraine – le Vice-Président Biden faisait partie de ceux qui militaient pour un armement en missiles anti-chars – l’OTAN est devenue un gage de survie. C’est la raison pour laquelle, en 2019, l’Ukraine a inscrit dans le préambule de sa Constitution l’objectif d’adhésion à l’OTAN. Les Européens, eux, s’étaient entendus en 2008 lors du sommet de Bucarest pour que ni l’Ukraine, ni la Géorgie ne prennent part au plan d’accession à l’OTAN poussé ardemment par George Bush. 

Depuis lors, la Russie demande une clarification sans équivoque, une application stricte des traités en vigueur et a fait de nouvelles propositions de coopération internationale – dans le nucléaire civil ou la démilitarisation de l’espace. Vladimir Poutine avait posé ces questions de manière claire lors de son discours à la Conférence de Munich sur la Sécurité en 20075. Elles sont toutes restées sans réponse. Les pays de l’OTAN continuent en réalité d’avoir des visions très différentes sur le sujet. Les lignes de fracture sont claires : les États-Unis et les pays d’Europe de l’Est ne veulent pas renoncer ; la France semble prête à une concession majeure sur ce sujet d’autant qu’elle propose une architecture de sécurité et de défense de plus en plus indépendante de l’Alliance atlantique. L’Allemagne semble indécise.

Fédéralisation de l’Ukraine

La question de l’organisation fédérale de l’Ukraine est un sujet complexe, sensible et pourtant central. Depuis les accords de Minsk II, il est prévu que l’Ukraine évolue graduellement vers une organisation fédérale qui respecte mieux l’existence de minorités et de préférences régionales. La décentralisation était par ailleurs une demande forte lors des évènements de Maïdan, les accords de Minsk I6 étaient ambigus sur le sujet, une nouvelle offensive russe créant un rapport de force et lui donnant les moyens d’une diplomatie de la coercition a permis d’obtenir un langage plus contraignant pour l’Ukraine. En effet, les accords de Minsk II, soutenus donc par la France et l’Allemagne, ont imposé une concession forte au pouvoir ukrainien qui forcerait non plus simplement un gouvernement local transitoire (Minsk I), mais un amendement constitutionnel qui accorderait un « statut spécial » permanent à la République populaire de Donetsk et à la République Populaire de Louhansk. 

Cette provision est entendue de manière différente par les parties  : pour la Russie, cette concession est la garantie d’un droit de véto dans les affaires intérieures ukrainiennes  ; pour les Ukrainiens, cette fédéralisation est devenue un cheval de Troie inacceptable qui pousse beaucoup à préférer l’amputation du Donbass du territoire national plutôt que d’accepter une fédéralisation qui condamnerait l’État ukrainien à l’impuissance. C’est la raison pour laquelle, en contravention des accords de Minsk II, la Rada ukrainienne n’a jamais voté cet amendement constitutionnel. Là aussi, la diplomatie française est prête à des concessions quitte à réécrire les accords de Minsk dans un nouveau protocole d’accord qui lèverait certaines des craintes légitimes ukrainiennes sur les conséquences de la fédéralisation. L’Allemagne dont l’histoire et l’expérience de négociation d’une constitution fédérale serait particulièrement utile reste assez mutique. Les États-Unis, non partis prenantes dans leur négociation, semblent au fond accepter l’idée que renoncer à l’application des accords de Minsk II est un pis-aller acceptable. On voit bien quel dilemme fondamental se joue sur cette question pour le gouvernement ukrainien. On comprend aussi que pour la Russie, en l’absence de garanties sur l’extension de l’OTAN, la stratégie du cheval de Troie est incontournable.

L’intangibilité des frontières 

Enfin, et c’est sans doute le point le plus difficile, les accords de Minsk n’ont jamais traité de la situation de la Crimée. Ce territoire conquis par la Russie pendant le conflit de 2014, et dont le rattachement à la Russie par référendum en mars 2014 n’a jamais été reconnu par les Nations Unies, l’Union européenne ni les États-Unis, reste cependant un élément incontournable. Pour la Russie, qui y dispose de sa plus grande base navale, le sujet est désormais clos. Les Ukrainiens qui semblaient avoir de fait accepté l’amputation de cette partie de leur territoire veulent naturellement rouvrir le dossier. 

Et les Européens ont fait preuve à cet égard d’une ambiguïté problématique : en disant vouloir préserver à tout prix l’intangibilité des frontières sans accompagner ce discours d’actions suffisamment fermes, ils laissent une brèche s’ouvrir dans laquelle la Russie comprend désormais qu’elle peut s’engouffrer. La reconnaissance de facto ou de jure de l’annexion de la Crimée serait un précédent majeur avec des conséquences en chaînes aujourd’hui inconnues pour la Géorgie, les Balkans ou les pays baltes. C’est une concession inacceptable. C’est sans doute sur ce point qu’un accord diplomatique est le plus difficile à obtenir et sur celui-ci au fond, plus que sur le principe d’ouverture de l’OTAN, que les Européens devraient batailler tant la question des frontières est un élément central de la stabilité européenne et internationale depuis l’après-guerre. 

C’est sans doute sur la question de la Crimée qu’un accord diplomatique est le plus difficile à obtenir.

Shahin Vallée

Minsk III, Helsinki ou Yalta

Une confrontation militaire sur le front Russe est une impasse à la fois pour les Européens et pour l’Ukraine. Les Américains, malgré ce que certains disent et pensent, n’y sont pas disposés non plus. Ils ne l’étaient pas sous Obama en 2014, ils ne le sont pas plus aujourd’hui. Les États-Unis ne dépêchent que quelques renforts symboliques, la France et l’Allemagne s’en abstiennent et l’Union Européenne ne fournit qu’une aide financière (1,2 milliards d’euros en assistance macro-financière).

C’est la raison pour laquelle un nouvel effort diplomatique est nécessaire avant une avancée militaire russe qui créerait un nouveau rapport de force en Ukraine et en Europe. L’annexion du Donbass ne résoudrait en réalité pas le cœur des tensions entre la Russie et ses voisins, elle ne ferait que déplacer le problème dans le temps et dans l’espace et renforcerait le pouvoir de négociation Russe. Elle ouvrirait par ailleurs une série de nouvelles demandes et de bras de fer pour étendre la sphère d’influence russe, jetant l’Europe potentiellement dans un arc de conflits. C’est pour éviter ce basculement qu’un nouveau dialogue diplomatique est absolument nécessaire. Si les efforts diplomatiques du Président Macron sont d’apparence futiles en l’absence de position européenne commune, ils n’en demeurent pas moins utiles pour affirmer qu’il existe un chemin et que le trouver exige de poser les problèmes sur la table de manière ouverte.

C’est la raison pour laquelle un nouvel effort diplomatique est nécessaire avant une avancée militaire russe qui créerait un nouveau rapport de force en Ukraine et en Europe.

Shahin Vallée

Un espace d’accord étroit existe. Il impose à chacun des concessions majeures. Il pourrait reposer sur l’engagement que, si l’Ukraine a vocation à terme à rejoindre l’Union européenne, elle ne rejoindrait jamais l’OTAN. En retour, la souveraineté ukrainienne serait restaurée sur l’intégralité du territoire ukrainien en instaurant une constitution fédérale qui ne donnerait cependant pas de statut spécial ou de droit de veto à Louhansk, Donetsk et à la Crimée. Enfin, forte de ces concessions écrites majeures sur l’OTAN  ; la Russie renoncerait à son ingérence en Ukraine et plus largement dans les pays baltes et les Balkans, et s’engagerait pleinement dans un nouveau cadre de coopération sur l’architecture de sécurité européenne sur le modèle du partenariat pour la paix qu’elle proposait dans les années 1990 et dans le prolongement des accords d’Helsinki signés en 1975.

Les contours d’un tel accord qui pourrait reposer sur un nouvel accord Minsk III et un nouvel accord dans le prolongement de l’acte final d’Helsinki paraîtront sans doute aujourd’hui impensables pour chacune des parties présentes. Les États-Unis verraient dans une concession sur l’OTAN un recul et un aveu de faiblesse inacceptable. La Russie refuserait certainement la moindre concession sur la Crimée qu’elle considère comme sienne militairement et démocratiquement depuis le référendum de rattachement. Les Européens sont sans doute trop divisés pour converger sur une position commune sur ces sujets complexes. Mais sans dépassement de ces lignes rouges, l’Europe risque un conflit long et de forte intensité qui nécessiterait un nouveau Yalta. Alors, pour éviter cela, il faut s’en doute s’y résoudre, la voie diplomatique n’a pas encore dit son dernier mot.