Nous ne sommes plus à l’époque de Yalta, s’est indigné1, le 5 janvier dernier, le chef de la politique étrangère de l’Union, Josep Borrell, en référence aux discussions américano-russes qui ont actuellement lieu à Genève à propos de l’architecture de sécurité européenne2. « Si nous voulons parler de sécurité en Europe, les Européens doivent être autour de la table ».

Comme on pouvait s’y attendre, les dirigeants européens se sont sentis lésés par le fait que la Russie et les États-Unis débattent de leur sort en leur absence. Ils n’ont pas caché d’ailleurs leur consternation à ce propos. Les faits, cependant, restent ce qu’ils sont : un seul Européen est assis à la table et il s’appelle Vladimir Poutine.

Malgré tous ses défauts, le président russe connaît bien l’histoire, et sait tirer parti des changements de circonstances. Pour lui, l’époque de Yalta est encore bien présente.

La manœuvre du Kremlin visant à réorganiser l’architecture de sécurité de l’Europe arrive à point nommé pour la Russie. À l’inverse, le timing est très mauvais pour l’Ukraine et l’Est de l’Europe. Défiés par la Chine dans le Pacifique, les États-Unis sont moins investis dans la sécurité européenne que jamais depuis 1945. Washington tient toujours à ses obligations envers l’OTAN.  Mais elle sait aussi que Pékin n’a pas de vœu plus cher que de voir son rival se précipiter dans un conflit aux frontières orientales de l’Europe. C’est précisément cette opportunité que Poutine a perçue – et le risque que les Européens ont choisi d’ignorer.

Malgré tous ses défauts, le président russe connaît bien l’histoire, et sait tirer parti des changements de circonstances. Pour lui, l’époque de Yalta est encore bien présente.

Hans Kribbe

Le pari du Kremlin sur l’histoire est simple. Si les États-Unis sont contraints de choisir entre leurs intérêts stratégiques en Europe et dans le Pacifique, ils privilégieront les second et laisseront à la Russie la marge de manœuvre qu’elle recherche dans son « étranger proche ». Malgré le flot d’assurances contraires3 données par les États-Unis aux capitales européennes, le pari de Poutine pourrait bien s’avérer payant à terme. Il n’y a pas si longtemps, les présidents américains auraient dénoncé le bluff de Poutine. Aujourd’hui, Biden a déclaré qu’il souhaitait un « compromis » avec la Russie et a accepté de mener des discussions bilatérales.

On parle beaucoup de la liste des exigences de la Russie dans ces pourparlers, dont certaines risquent de s’avérer irréalisables. Au cœur de ces exigences se trouve la nécessité pour Moscou de maintenir l’OTAN, et dans une moindre mesure l’Union, en dehors de ce que la Russie considère comme sa sphère d’influence dans l’ancien espace soviétique, en particulier en Ukraine. Pour l’instant, l’heure est au pessimisme, alors que des pourparlers difficiles sont à venir, comme l’atteste le résultat du premier cycle diplomatique de la semaine dernière.

Toutefois, pour le Kremlin, le fait de contraindre Washington à prendre acte de ses prétentions de grande puissance est un triomphe en soi. Pendant des années, la Russie a souhaité engager ce type de négociations. Furieux, Poutine a condamné l’empiètement de l’OTAN sur ce qu’il considère comme la sphère d’influence naturelle de la Russie. En 2008, le président russe de l’époque, Dmitri Medvedev, formulait des propositions pour une nouvelle architecture de sécurité européenne. Ses revendications ont été discrètement ignorées à l’époque. Aujourd’hui, Moscou obtient enfin ce qu’elle voulait alors. Après avoir fait tout ce chemin, Poutine n’est pas prêt de lâcher prise. Nous sommes au début d’un processus long et fastidieux, qui sera caractérisé tant par les pourparlers que les incidents et les échauffourées militaires, car Poutine comprend bien que la diplomatie et la guerre sont étroitement imbriquées.

Jusqu’à présent, les États-Unis ont catégoriquement rejeté la principale demande de Moscou : garantir que l’Ukraine n’adhérera jamais à l’OTAN. Ainsi, jusqu’ici, Washington n’a bien voulu faire un pas vers Moscou que sur des questions de second ordre, telles que l’échange d’informations à propos des exercices militaires organisés en Europe orientale ou le déploiement de missiles dans cette zone. Le Kremlin n’est pas dupe de cette stratégie. Sa réponse logique est de faire progressivement monter les enchères, jusqu’à ce que Washington soit contrainte à mettre l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN sur le tapis des négociations. Sinon, comme le disent les responsables russes eux-mêmes, Moscou devra « prendre les mesures nécessaires pour garantir l’équilibre stratégique et éliminer les menaces inacceptables pour notre sécurité nationale. »

Nous sommes au début d’un processus long et fastidieux, qui sera caractérisé tant par les pourparlers que les incidents et les échauffourées militaires, car Poutine comprend bien que la diplomatie et la guerre sont étroitement imbriquées.

Hans Kribbe

Les responsables américains prétendent que le Kremlin ne prend pas les pourparlers au sérieux, cherchant à ce que l’échec des négociations serve de prétexte à Moscou pour envahir l’Ukraine. Ce faisant, ils prennent le problème par le mauvais bout car l’objectif final de la Russie est politique, celui d’aboutir au grand accord qu’elle recherche avec l’Occident depuis trente ans, sans jamais l’obtenir. La menace d’incursions plus profondes en Ukraine, par exemple en reliant la Crimée à la région du Donbass par voie terrestre, sont des moyens de pression à cet effet. L’occupation de larges pans de l’Ukraine est peu attrayante pour la Russie, qui sait qu’elle peut gagner une guerre militairement, mais pas politiquement.  En Crimée, Poutine bénéficie d’un soutien populaire important. Dans le reste de l’Ukraine, c’est une autre histoire. De plus, le Kremlin considère depuis longtemps le pays comme un foyer de corruption incurable et essentiellement ingouvernable, il est donc peu probable que Poutine souhaite s’en approprier la gestion.

Cependant, le Kremlin semble tout à fait prêt à déstabiliser l’Ukraine et, par exemple, à détruire des infrastructures stratégiques par des raids militaires ciblés et des cyberattaques. L’hypothèse est la suivante : si la situation se détériore et s’enlise, ou si un événement indésirable se produit dans le Pacifique, Biden souhaitera à tout prix limiter ses pertes et accédera aux demandes de la Russie. En somme, il s’agit pour Moscou d’influencer les affaires de l’Ukraine à distance et surtout d’avoir un droit de veto sur sa politique étrangère et de sécurité, permettant à la Russie de maintenir l’Occident à bonne distance. À l’exception des États baltes, pour le reste de ce qui était autrefois l’Union soviétique – Bélarus, Kazakhstan, Géorgie, entre autres – les objectifs du Kremlin sont les mêmes.

À mesure que l’étau poutinien se resserre sur l’Ukraine, le monde découvrira si son pari est gagnant. Les nouvelles sanctions économiques occidentales, auxquelles la Russie est mieux préparée qu’en 2014, sont déjà prises en compte dans les calculs de Moscou. Les prix élevés de l’énergie ont renfloué son trésor de guerre, notamment dans la mesure où l’Europe s’approvisionne encore à 40 % en gaz russe, tandis que Gazprom diversifie ses approvisionnements vers l’Asie. Les entreprises russes ont également développé des chaînes d’approvisionnement alternatives et sont mieux isolées des sanctions occidentales. Toutefois, les exigences de Moscou ont des limites et le Kremlin devra tôt ou tard le reconnaître. Un veto sur la politique étrangère ukrainienne et le pouvoir de saboter les réformes démocratiques et économiques du pays sont deux choses distinctes. Compte tenu du peu de soutien occidental dont bénéficie actuellement le projet d’adhésion de Kiev à l’OTAN, un compromis sur la « finlandisation » de l’Ukraine est théoriquement concevable. En revanche, il est beaucoup plus difficile d’imaginer des accords qui légitiment les prérogatives russes dans la politique intérieure de l’Ukraine.

À mesure que l’étau poutinien se resserre sur l’Ukraine, le monde découvrira si son pari est gagnant. Les nouvelles sanctions économiques occidentales, auxquelles la Russie est mieux préparée qu’en 2014, sont déjà prises en compte dans les calculs de Moscou.

Hans Kribbe

Pour l’Europe, la démarche diplomatique de Washington reste de toute façon une défaite et une humiliation. Bien sûr, les diplomates américains vont consciencieusement « débriefer » les Européens sur leurs discussions avec la Russie, qui devraient se poursuivre dans les semaines et les mois à venir. « Pas d’accord sur l’Europe sans l’Europe », diront-ils. Mais ce discours voile à peine la réalité que l’Europe reste irrémédiablement cantonnée au rôle de spectateur. Car le continent européen, lui aussi, a parié sur l’histoire. Les Européens ont misé sur le fait que les présidents américains s’opposeraient toujours fermement aux incursions russes. Face à Donald Trump, Angela Merkel a compris que ce pari était perdant et a exhorté les Européens à « prendre leur destin en main ». Cinq ans plus tard, aucun progrès réel n’a été accompli. Ne pas être à la table des négociations est le prix que l’Europe doit payer pour ses atermoiements.

Au sein de l’Union, certains ont rejeté et tourné en dérision les ambitions, principalement portées par la France, de renforcer son autonomie stratégique, y compris sur le plan militaire. Les États du flanc oriental de l’Europe, qui sont les plus vulnérables face à la Russie, ont affirmé que les plans de défense européens risquent de rompre le lien entre l’Europe et les États-Unis. Le message derrière la dernière offensive de Poutine, est que ce lien, bien que toujours crucial, n’offre à l’Europe que des garanties décroissantes, que l’Union doit compenser par elle-même. C’est un signal auquel l’Union, y compris sa composante orientale, doit prêter attention. L’idée que Poutine se fait des priorités stratégiques des États-Unis n’est pas juste le fruit de son intuition : le départ soudain d’Afghanistan les a révélées de façon éclatante au monde entier.

Au lieu de supplier les États-Unis de leur offrir un strapontin supplémentaire à la table des négociations, les dirigeants européens devraient demander à M. Biden de les aider à s’attaquer à la cause sous-jacente de leur impuissance, qui est principalement d’ordre politique. Historiquement, les États-Unis ont soutenu avec enthousiasme les efforts d’intégration européenne. Mais leur enthousiasme ne s’est pas étendu à l’intégration de la défense européenne. Pendant des années, Washington a fait pression sur les Européens pour qu’ils augmentent leurs budgets de défense nationale. Toutefois, les plans visant à intégrer leurs capacités de défense dans un cadre européen ont été accueillis sans enthousiasme, au motif qu’ils interféreraient avec l’OTAN. Les divisions amères de l’Europe concernant son autonomie stratégique découlent en grande partie du malaise traditionnel de l’Amérique face à cette ambition.

Cela ne sera pas suffisant pour faire avancer l’Union, mais la reconnaissance par les États-Unis des efforts européens visant à fusionner les capacités de défense nationale permettrait de lever un obstacle de taille. Ce serait d’ailleurs plus qu’une faveur désintéressée. À terme, cela pourrait même aider Washington à combler la faiblesse stratégique que Poutine espère actuellement exploiter, à savoir que les États-Unis auront du mal à répartir leur énergie entre l’Europe, le Pacifique et le Moyen-Orient. Que se passera-t-il si Xi, qui suit sans doute avec intérêt le déroulement des événements en Ukraine, décide que le moment est venu de s’attaquer à Taïwan ? Et si l’Iran y voit une chance de faire avancer ses ambitions nucléaires ? Les autocrates du monde entier n’ont aucunement besoin de s’unir et de coordonner méticuleusement un plan d’attaque commun.

Que se passera-t-il si Xi, qui suit sans doute avec intérêt le déroulement des événements en Ukraine, décide que le moment est venu de s’attaquer à Taïwan ? Et si l’Iran y voit une chance de faire avancer ses ambitions nucléaires ? Les autocrates du monde entier n’ont aucunement besoin de s’unir et de coordonner méticuleusement un plan d’attaque commun.

Hans Kribbe

Les États-Unis, bien sûr, ne sont pas la seule force sur laquelle les Européens ont fait reposer leur avenir. Le continent a également misé sur la prévalence du droit et des principes internationaux, codifiés dans les déclarations et les traités de l’ONU, qui étaient censés rendre la politique des grandes puissances obsolète. L’un de ces principes était que les États souverains, grands ou petits, sont égaux et libres de disposer d’eux-mêmes. Les Européens ont longtemps cru – et apparemment ils continuent de le faire – que la politique étrangère est déclarative. Il est vrai que Poutine, Xi et d’autres hommes forts se plaisent à dire qu’ils agissent dans le respect du droit international et des principes de légitimité reconnus. Mais il est clair que leur version du droit international diffère fortement de celle de l’Occident. Et il n’y a pas d’arbitre pour déterminer qui a raison.

Malheureusement, l’Europe a tort. Qu’on le veuille ou non, le « temps de Yalta » est de retour. Les États n’obtiennent pas ce qu’ils veulent parce qu’ils ont raison, mais parce qu’ils ont le pouvoir de faire des dégâts. À ce titre, l’avenir n’est pas si mystérieux car, contrairement à ce que les responsables politiques européens ont tendance à croire, il sera comme le passé. Il sera décidé par ceux qui sont unis et en position de force, et non par les petits, les faibles et les divisés. Que ces derniers soient justes, vertueux et respectueux des règles n’y changera rien. Les premiers siègeront à la table des négociations, tandis que les seconds seront informés de leur destin par écrans interposés. Cela est horriblement injuste, mais plus vite nous prenons conscience de cet état de fait, mieux nous pourrons y répondre. Peut-être qu’alors, plutôt que de décrier l’injustice de notre époque, l’Europe se posera la question de savoir comment y faire face.