«  Or voilà justement ce qu’il achète avec tout cet argent, je veux dire la possibilité de vous faire la guerre sans que vous la lui fassiez.  »
Démosthène, Troisième Philippique

Le 2 février 2021, devant ses juges, Navalny s’en prend au président Poutine en ces termes  : «  Il a beau se pavaner comme un maître en géopolitique, un des grands leaders de ce monde, il m’en veut avant tout parce qu’à cause de moi il entrera dans l’histoire comme Vladimir l’Empoisonneur  »1. Le succès de la vidéo consacrée au palais de Poutine, le spectacle des manifestations dans les villes de provinces russes, la découverte de cette jeunesse anti-poutinienne qui brave les matraques, tout cela peut donner à penser que le régime entre dans une période de convulsions qui présagent une fin prochaine. Les médias évoquent à l’envi la peur du pouvoir, les symptômes de panique ou de désarroi. Certes l’affaire Navalny, l’émergence d’un opposant charismatique non contrôlé par le pouvoir, marque un double échec du régime poutinien. N’oublions pas que depuis 2000 une des priorités du président russe est le monolithisme des élites proches du Kremlin – car l’effondrement de l’URSS est, dans son esprit, imputable à un éclatement du groupe dirigeant  ; une autre priorité du système poutinien est l’éradication de toute force politique non contrôlée par le Kremlin. Ce programme a été réalisé avec succès jusqu’en 2011, lorsque la présidence de Medvedev entraîne une scission parmi les élites, une partie d’entre elles étant favorable à un deuxième mandat présidentiel de Medvedev. Cela aboutit aux manifestations de l’hiver 2011 au printemps 2012. La réaction de Poutine à ce péril se déploie en deux étapes  : une vague de répressions sans précédent, le lancement de la «  nationalisation des élites  », et enfin la guerre menée contre l’Ukraine avec l’annexion de la Crimée qui va permettre au président russe de restaurer le «  consensus poutinien  » et d’étouffer la fronde des élites. Aujourd’hui «  l’effet Crimée  » s’est estompé. Les tensions au sein de l’élite proche du pouvoir s’exacerbent, ce qu’indiquent indirectement les rumeurs sur l’état de santé présumé précaire du président et les révélations dans la presse concernant la vie privée de Poutine, le luxe dans lequel il entretiendrait ses maîtresses et sa progéniture illégitime, qui ne peuvent émaner que des cercles dirigeants. 

On peut penser que Poutine est conscient dès le début de 2020 des turbulences politiques qui menacent son pouvoir. C’est ce qui l’incite à changer de premier ministre (janvier), puis à abandonner le scénario risqué d’une succession en trompe l’œil (la formule du Conseil d’État) au profit d’une réélection à vie (mars). Mais surtout il va miser avec une ardeur redoublée sur ce qui lui a toujours réussi  : la réalisation de ses ambitions géopolitiques, en profitant de la paralysie des pays occidentaux en proie au coronavirus, désorganisés de surcroît par la campagne électorale américaine. À mesure que se précise la victoire probable de Biden, les dirigeants du Kremlin décident d’engranger  le maximum tant que leur ami Trump est encore au pouvoir. Cet aspect de la politique de Moscou ces derniers mois a été trop largement ignoré par les Occidentaux. À tort, car il révèle que le «  système Poutine  » fonctionne avec sa redoutable efficacité coutumière, nullement affecté par la pandémie, les difficultés économiques, les remous politiques, les perturbations sociales. Prenons comme exemple la guerre du Karabakh, qui a donné lieu à bien des lectures divergentes, et dont le bilan n’a nullement été tiré en Occident.

Pour traiter les sujets qui nous occupent nous allons devoir laisser la parole à de nombreux experts et commentateurs russes. Qu’on nous pardonne ces longues citations. Il s’agit de faire percevoir à un lecteur français, de l’intérieur, la manière dont les dirigeants russes voient la situation de la Russie, comment ils évaluent le rapport de force sur la scène internationale. Une analyse juste des motivations du Kremlin éviterait aux Occidentaux bien des mauvaises surprises et bien des faux pas. En lisant ces textes, il faut tenir compte des particularités du système de Poutine. Le régime est servi par une armée de propagandistes (il n’y a plus beaucoup de vrais journalistes), dans les médias et les think tanks. Ces propagandistes s’expriment conformément à des directives du pouvoir. Il en découle qu’ils reflètent fidèlement l’état d’esprit et souvent les orientations politiques, voire les illusions et la vantardise des dirigeants : leur succès dépend de leur aptitude à capter les impulsions d’en haut.

À mesure que se précise la victoire probable de Biden, les dirigeants du Kremlin décident d’engranger  le maximum tant que leur ami Trump est encore au pouvoir. Cet aspect de la politique de Moscou ces derniers mois a été trop largement ignoré par les Occidentaux. À tort, car il révèle que le «  système Poutine  » fonctionne avec sa redoutable efficacité coutumière.

Françoise Thom

La guerre du Karabakh

À l’automne dernier, dans une interview accordée aux médias russes, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a annoncé la transition d’une politique étrangère défensive à une politique étrangère offensive2. La guerre du Karabakh, contrairement aux apparences, contrairement à ce qu’écrivaient souvent les témoins immédiats de ces événements, constitue une première illustration de cette évolution.

Comment la Russie voyait-elle la situation en Transcaucasie avant la guerre du Karabakh  ? Selon une analyse du très officiel think tank Russtrat (il est dirigé par Elena Panina, la présidente de la Commission des affaires étrangères de la Douma) le Kremlin s’inquiétait fort «  du développement des transports et des échanges énergétiques entre l’Azerbaïdjan et la Turquie à travers le territoire de la Géorgie. On avait l’impression qu’un bloc militaro-politique Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie ayant une orientation anti-russe se formait dans la région. À Moscou, cette configuration est perçue comme un danger potentiel, étant donné que la Turquie est membre du bloc de l’OTAN et que la Géorgie aspire à s’intégrer dans ce bloc. Ces alarmes ont commencé à s’aggraver après l’arrivée au pouvoir de Nikol Pachinian en Arménie, dont le gouvernement ne cachait pas sa volonté de renverser ses relations avec la Russie.  »3 Ce dernier point est capital  : Poutine hait Pachinian parce qu’il a été porté au pouvoir par un mouvement populaire, rien moins qu’une «  révolution de couleur  » où l’œil soupçonneux de Moscou voit la main de Soros. Pachinian et ses proches collaborateurs sont affublés par les propagandistes du Kremlin du sobriquet de « sorosiata », « engeance de Soros ». Pachinian a infligé un affront impardonnable à Moscou en démantelant les réseaux russes en Arménie, en chassant les Russes des services secrets arméniens, en expulsant ceux qui avaient été formés par le FSB4 (les dirigeants du Kremlin sont toujours très sensibles à un pareil défi  : on se souvient que Staline avait rompu avec Tito pour la même raison). Autre péché mortel de Pachinian  : il a refusé d’acheter des armements russes. 

La campagne de haine déchaînée contre Pachinian dans les médias russes (nous en donnons des exemples plus loin) révèle que l’objectif du Kremlin était avant tout de faire tomber le chef du gouvernement arménien, ce suppôt détesté de l’Occident. Le président azerbaïdjanais Aliev n’aurait pas osé se lancer dans l’aventure le 27 septembre s’il n’avait eu la bénédiction discrète du Kremlin. Cela est confirmé dans une analyse de l’institut Russtrat déjà mentionné. Aliev aurait agi « en coopération avec la Turquie et la Russie sous une forme ou sous une autre  »5. Le projet initial du Kremlin était le suivant : «  Si Nikol Navalnian (sic  !) – avec les bobos qui l’entourent – avait sainement jugé ses forces, s’il y avait eu chez lui autre chose que la vanité et la volonté d’en mettre plein les yeux, si enfin il avait aimé sa patrie, il aurait démissionné le deuxième jour de la guerre et il aurait appelé au pouvoir des personnes dont la liste aurait été dictée de Moscou, même s’il devait pour cela instaurer une dictature, dans ces circonstances cela n’a pas d’importance. Alors – non, l’Azerbaïdjan n’aurait pas été vaincu, Bakou n’aurait pas été pris, mais l’Arménie aurait abandonné quelques régions frontalières, […] et tiré des conclusions de ce qui s’était passé. Mais elle ne l’a pas voulu.  »6

Le but de la Russie est une fois de plus de montrer que l’appui des Occidentaux n’est d’aucun secours. C’est la leçon qu’elle administre à la fois à la Biélorussie et à l’Arménie, après l’avoir infligée à la Géorgie. Un article titre de manière éloquente  : «  Pachinian a écouté Washington, pas Moscou, et a perdu  »7. Dans un autre article intitulé «  Est-ce que ton Macron t’a aidé, fiston ?  » et sous-titré  : «  Tous les ex-soviétiques doivent l’apprendre : le fameux étranger brillant et rutilant ne sera d’aucun secours  » – Dmitri Olshanski écrit  : «  Les sociétés post-soviétiques refusent de comprendre quelque chose de très simple et de très important – qu’elles n’ont pas d’autre chemin qu’avec la Russie, vers la Russie ou en Russie. Ainsi, la paix humiliante et déchirante au Karabakh est une conséquence inévitable de la politique stupide, narcissique et suicidaire du Navalnyan d’Erevan, qui s’est mis dans la tête de choisir une « voie européenne » imaginaire, s’est mis dans la tête que Don Corleone (sic  !) n’était pas son patron, car il avait la police américaine et française. … Eh bien, où est cette police ? Est-ce que vos Macrons vous ont aidé ?  »8 Le Kremlin a ainsi tablé sur la défaite de l’Arménie pour obtenir la soumission totale des Arméniens  : «  Erevan a besoin de l’argent russe, des armes russes, de la technologie russe et du soutien russe. La question est la suivante : le Kremlin est-il prêt à fournir tout cela ? Tout dépendra du nouveau chef arménien et de la leçon que les Arméniens auront tirée de leur erreur.  »9

La guerre du Karabakh, contrairement aux apparences, contrairement à ce qu’écrivaient souvent les témoins immédiats de ces événements, constitue une première illustration du passage d’une politique étrangère défensive à une politique étrangère offensive de la Russie.

FRANÇOISE THOM

Les Biélorusses reçoivent une leçon analogue  : «  Si les adversaires de Loukachenko, avaient brandi les drapeaux de la Russie, s’ils avaient prêté allégeance au tsar de Moscou, et non au Commonwealth [la République des Deux Nations, Pologne et Lithuanie, issue du traité de Lublin de 1569] et au Grand-Duché de Lituanie, s’ils expliquaient clairement à Moscou que toutes leurs revendications ne concernent que la rotation des postes, et tout le reste – l’Organisation du traité de sécurité commune, les installations militaires russes du Kremlin, l’Union douanière, tout cela reste strictement inchangé – eh bien, certes ils n’auraient pas été autorisés à organiser le renversement de Ceausescu et Kadhafi, mais un Premier ministre de l’opposition aurait été nommé à Minsk dès aujourd’hui, et un parti alternatif gagnerait en force, et le vieux [Loukachenko] se serait retiré bientôt […] couvert de décorations et d’applaudissements  »10.

Pendant les premières semaines du conflit, les critiques se multiplient contre la politique russe, y compris dans les médias contrôlés par le  Kremlin, mais surtout dans le camp libéral. Beaucoup d’observateurs considèrent que la victoire de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie, l’alliée traditionnelle de la Russie dans la région, est un camouflet pour Moscou. L’expert en relations internationales Constantin Eggert écrit : «  Aucun Kozyrev11 n’aurait rêvé dans son pire cauchemar une capitulation aussi humiliante [l’armistice du 9 novembre] que celle signée par Vladimir Poutine sous la supervision de Recep Erdogan et Ilham Aliev. La courte guerre du Karabakh s’est avérée être une lourde défaite non seulement pour le principal allié de Moscou, l’Arménie, mais aussi pour le régime de Poutine. […] Les jeux géopolitiques du Kremlin ont conduit à ce que la Turquie d’Erdogan […] a pris pied sérieusement et pour longtemps dans le Caucase, que Moscou considérait jusqu’à hier comme son pré carré. […]Les rêves des sultans ottomans se sont réalisés sous Poutine. »12 «  L’Azerbaïdjan s’est avéré être plus fort que l’Arménie, parce que l’aide turque à l’Azerbaïdjan était plus efficace que l’aide russe à l’Arménie, et parce que la Turquie, en tant qu’alliée et sponsor le plus important de l’Azerbaïdjan, s’est avérée être plus forte que la Russie en tant qu’alliée et sponsor le plus important de l’Arménie. »13

Mais lorsque la poussière est retombée et lorsque les termes de l’armistice du 9 novembre ont commencé à révéler leurs implications, le ton a changé. Elena Panina, présidente de la Commission des Affaires étrangères de la Douma et fervent soutien du Kremlin, estime  que «  le triple accord marquant la fin des hostilités au Karabakh est une véritable opération spéciale  »14. Pour les experts de Russtrat, «  Moscou a remporté un autre round en Transcaucasie dans la rivalité géopolitique avec l’Occident, et principalement avec les États-Unis.  »15  : «  Les positions géopolitiques de la Russie dans le Caucase du Sud se sont considérablement renforcées. Moscou est revenue à la situation du début des années 1990, rattrapant ce qui avait été perdu au cours des 18 dernières années et regagnant son rôle hégémonique dans la résolution des problèmes du Caucase du Sud. […]  »16 

D’abord, il y a l’élimination du groupe de Minsk, présentée comme un triomphe de la diplomatie de Moscou, car le groupe de Minsk était «  une relique de la politique internationale des années 1990, lorsque la Russie a été obligée de se résigner à la présence dans les affaires de la région non seulement des États-Unis, mais aussi de la France, qui n’a rien à voir du tout avec cela  »17.  «  Les États-Unis et la France, en tant que coprésidents du Groupe de Minsk de l’OSCE disparaissent du paysage politique transcaucasien.  »18 Et les commentateurs russes n’ont pas le triomphe modeste  : «  Où est la France aujourd’hui sur la question du Karabakh ? L’Arménie est là. L’Azerbaïdjan est là. La Russie est là. La Turquie est là. Et la France ? Non. Et elle ne reviendra plus …Voilà les « victoires invisibles » sur les descendants de Napoléon.  » […]19

Mais surtout, comme l’écrit l’expert du Caucase Stanislas Tarasov  «  la Russie est sur le point de reformater la Transcaucasie et de changer l’équilibre des forces.  »20 En effet, «  le FSB de Russie renforce non seulement sa présence en Transcaucasie, mais élargit également l’espace opérationnel de ses activités afin de prévenir les menaces à la sécurité nationale de la Russie venant du sud. […]  La Russie s’est consolidée dans la région dont elle avait  été jadis écartée ou dont on avait même tenté de la chasser. Aujourd’hui, Moscou devient l’un des acteurs clés et un véritable « arbitre », vers qui se tournent désormais tous les principaux acteurs de la région.  »21

Conformément à l’accord trilatéral signé le 11 janvier, la Russie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie doivent élaborer d’ici le 1er mars une liste de projets communs dont la clé doit être la renaissance du «  Transsib de Transcaucasie  »22, un chemin de fer transrégional, la route la plus courte de l’Europe vers l’Iran, et vers l’Asie centrale, car il est désormais possible de construire un nouveau couloir de transport à travers le Karabakh. «  La restauration de la communication ferroviaire à travers le territoire de l’Azerbaïdjan avec la Russie et l’Iran créera en Arménie, en fait une plaque tournante dans le format Union eurasienne-Iran. […] Un bonus géopolitique pour la mise en œuvre de ce cluster sera la participation pratique d’un autre acteur important de la Transcaucasie, l’Iran, à la coopération régionale. Et compte tenu du fait que le garant de la sécurité des nouveaux couloirs est le service frontalier du FSB de Russie, c’est déjà « plus 2 » à la stabilité de la nouvelle structure russe de sécurité régionale.  »23 Moscou contrôlera  «  la route terrestre directe de la mer Caspienne à la Méditerranée et à l’Europe, dont la Turquie et l’Azerbaïdjan rêvent depuis longtemps »24. Ainsi, toujours selon Russtrat, la Russie pourra «  développer le cluster logistique de la mer Caspienne, autour de l’Iran, qui a besoin d’un très grand volume de marchandises diverses. […]Et le Nord-Sud ne doit être considéré que comme un raccourci vers l’Afrique, que la Russie est désormais activement en train de coloniser (et elle a raison).  »25 Certains optimistes vont jusqu’à estimer que la Russie va pouvoir instaurer son «  contrôle de la section caucasienne du projet chinois Belt and Road, qui se connectera davantage à son propre corridor de transport Nord-Sud et, en s’appuyant sur lui, avec l’aide de la Turquie, poussera les Anglo-Saxons hors de la région.  »26

Pour que tout ce bel édifice géopolitique prenne forme, il faut que l’Arménie, secouée par une amère défaite, et l’Azerbaïdjan, encore dans l’euphorie de la victoire, se résignent, la première à la perte de facto du Karabakh, le second, à une occupation russe dont Aliev père avait réussi à préserver son pays. Le Kremlin a tout prévu. Désormais Poutine, repu de sa vengeance, soutient Pachinian comme la corde soutient le pendu, et les raisons en sont fort bien expliquées par la presse proche du Kremlin  : «  En seulement une semaine, [Pachinian]  est devenu un politicien en banqueroute – et il ne ressemble plus maintenant à un leader démocratique, mais à un autocrate détesté accroché au pouvoir. Il est maintenant dans l’intérêt de la Russie de garder Pachinian au poste de Premier ministre. […]L’ancien « leader démocratique » et dirigeant du Maidan arménien (la soi-disant  « révolution de l’amour ») ne tient dans son fauteuil que grâce à la loyauté des siloviki et se comporte désormais à peu près de la même manière qu’Alexandre Loukachenko. »27 Pachinian doit rester «  pour boire le calice jusqu’à la lie  ». L’opposition arménienne n’est pas réaliste, elle n’a pas reconnu la défaite et veut rejouer la partie. Ce n’est pas dans l’intérêt de la Russie qui a négocié la paix et dont le prestige international est engagé28. Moscou n’a donc plus rien contre Pachinian maintenant qu’il a perdu sa popularité et qu’il dépend du bon vouloir du Kremlin. Quant à l’Azerbaïdjan, hostile au rétablissement du transit à travers le Nakhitchevan vers l’Iran, le Kremlin peut toujours le ramener à la raison en donnant à l’Arménie le nouveau Su-30 et le drone Okhotnik «  beaucoup plus puissant et plus rapide  » que le drone turc Bayraktar29. Et pour ce qui est de la Géorgie, elle n’a plus qu’ «  à se distancer de l’Occident  » et s’aligner sur Moscou, car son importance géopolitique va disparaître dès que les communications entre Bakou et la Turquie cesseront de transiter par son territoire30. Bref les deux peuples caucasiens qui s’étaient tournés vers l’Occident vont être ramenés bon gré mal gré dans le giron russe  : «  Afin de ne pas se marginaliser de « l’ensemble transcaucasien », Erevan et Tbilissi doivent procéder à de sérieux ajustements dans leur politique étrangère, en tenant compte de l’alliance russo-turco-azerbaïdjanaise, pour créer une structure géopolitique qui apporterait un contenu économique au lieu de leurs instincts xénophobes anti-russes.  »31

Les experts russes soulignent à l’envi que le grand succès dans le Caucase n’est qu’un début, qu’«  une situation géopolitique fondamentalement nouvelle est en train d’émerger autour du Haut-Karabakh, s’étendant bien au-delà des frontières de la Transcaucasie  ».

FRANÇOISE THOM

Le rassemblement des terres russes

Les experts russes soulignent à l’envi que le grand succès dans le Caucase n’est qu’un début, qu’«  une situation géopolitique fondamentalement nouvelle est en train d’émerger autour du Haut-Karabakh, s’étendant bien au-delà des frontières de la Transcaucasie  »32. L’écrivain Zakhar Prilepine, qui vient de cofonder un parti nationaliste impérial,  bien sûr avec la bénédiction implicite du Kremlin, annonce la couleur dès le 15 décembre 2020 : « La Russie a très bien joué en Biélorussie et même au Haut-Karabakh.[…] Mais ces endroits qui posent problème devraient être inclus dans un nouveau système d’alliance, ou mieux – être intégrés en Russie. C’est inévitable. […] Par conséquent, la République du Donetsk, la République de Lougansk, la Transnistrie, bien sûr, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie et le Haut-Karabakh – tous ces territoires doivent être coûte que coûte intégrés en Russie. »33

Il ne s’agit pas de propos en l’air. Deux jours après l’accord d’armistice imposé par Poutine à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan, le président russe rencontra le président abkhaz Aslan Bjania et signa avec lui un accord obligeant l’Abkhazie à s’intégrer dans l’espace juridique et économique russe  ; désormais la Russie prend le contrôle des réseaux énergétiques de l’Abkhazie, les Russes pourront acquérir des biens immobiliers en Abkhazie, ce à quoi les Abkhazes s’étaient opposés pendant de longues années. Selon Bjaniya, Poutine déclara lors de leur réunion que « la situation sur le continent eurasien et dans le monde dans son ensemble est maintenant telle que nous avons besoin de relations spéciales avec la Biélorussie, avec les Abkhazes et avec ceux qui nous considèrent comme proches d’eux. Cela dicte les actions de Moscou et exige de nouvelles étapes vers « une sorte d’union »34. De son côté «  l’Abkhazie voit s’ouvrir de sérieuses perspectives économiques liées à la ligne de chemin de fer connue sous le nom de Transsibérien de Transcaucasie. Il peut relier la Russie via Adler et l’Abkhazie à la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Iran et la Turquie.  »35

Selon Nikolaï Starikov, la Fédération de Russie, en tant que successeur légal de l’Empire russe (ce qui est maintenant spécifié dans la Constitution36), pourrait inclure le Karabakh dans sa composition sur la base du Traité de Gulistan de 1813 entre l’Empire russe et la Perse, par lequel une partie importante de la Transcaucasie avait été cédée à la Russie. L’orientaliste Nikolaï Vavilov note avec satisfaction que «  sans combattre, la Russie a annexé de facto un nouveau sujet de la Fédération, c’est-à-dire le Haut-Karabakh.  »37 «  Le Karabakh ne peut rester Karabakh qu’en tant que partie de la Russie  »38, titre l’institut Russtrat. De là l’idée de distribuer aux réfugiés du Karabakh des passeports russes, soi-disant pour leur protection39

Mais il ne s’agit pas seulement des enclaves séparatistes. Le Kremlin semble déjà préparer l’étape suivante. En Arménie quelques groupes  pro-russes viennent de créer «  un comité d’organisation pour lancer un mouvement dont le but est de faciliter l’entrée de la République d’Arménie dans l’État unifié de Russie et de Biélorussie en expliquant patiemment  aux larges couches de la population de la République d’Arménie […] que l’Arménie n’est forte et sûre qu’en étroite alliance avec la Russie.  »40

Le couronnement de l’édifice sera bien sûr la réintégration de l’Ukraine dans la sphère d’hégémonie russe. «  La Russie a montré comment elle peut arrêter la guerre. Et je pense qu’elle est prête à répéter, dans une certaine mesure, la version du règlement du Haut-Karabakh dans le Donbass, et à devenir un garant de la paix au sens plein du terme – par exemple, en y introduisant un contingent de maintien de la paix. […]Bien sûr, cela déclenchera une vague de nouvelles sanctions et accusations. Immédiatement. Et ces sanctions seront dures. Mais, si nous y allons, il est fort possible que ce soit la dernière tentative de faire pression sur la Russie. Encore une fois, Zelenskiy n’est pas éternel. Et les préférences politiques en Ukraine changent – regardez à quel point l’électorat de la plate-forme de l’opposition a augmenté. La communauté d’experts occidentaux croit déjà que l’Ukraine est perdue – l’Occident a perdu. Et, dans l’ensemble, c’est le cas.[…] La situation change. Je dirai ceci : nous avons besoin de toute l’Ukraine. Mais une Ukraine amicale, pas un immense territoire aigri à proximité. Par conséquent, notre tâche est de contribuer à faire en sorte que des personnes adéquates, au moins fidèles à la Russie, accèdent au pouvoir en Ukraine, qui fondent leur politique non pas sur une position anti-russe, mais sur une position pro-ukrainienne. Et la position pro-ukrainienne ce n’est pas une position anti-russe. Nous avons besoin de tels dirigeants. Et on a le sentiment qu’après environ un ou deux mandats présidentiels, ces politiciens arriveront au pouvoir en Ukraine. »41 Les signaux d’alarme se multiplient. Un Forum russe a été organisé à Donetsk dans le Donbass en janvier, au cours duquel Margarita Simonian, la directrice de Russia Today, a déclaré que  « les habitants du Donbass veulent vivre chez eux et faire partie de notre grande et généreuse patrie. Mère Russie, ramène le Donbass à la maison »42. Le Donbass est du reste déjà largement phagocyté par la Russie  : il est soumis à la législation russe, ses habitants ont reçu des passeports russes, les écoles ont reçu des programmes russes. Mais «  il faut plus, beaucoup plus  », juge Dmitri Rodionov, le directeur du Centre des études géopolitiques.  «  On peut mettre Obama, Trump et Biden devant un fait accompli. Les États-Unis ont suffisamment de problèmes internes, le moment est donc venu d’annexer le Donbass. …La distribution de passeports russes est la bonne étape, mais cela ne suffit pas. »43 L’artillerie de la propagande prépare le terrain en se déchaînant contre l’Ukraine  : ce sont d’abord les accusations de «  génocide  » contre le gouvernement ukrainien pour son refus d’acquérir le vaccin Spoutnik généreusement offert par Moscou alors que la Russie elle-même manque dramatiquement de vaccins  ; puis les medias russes crient à la «  violation de la liberté d’expression  » en Ukraine parce que Kiev a interdit les chaînes pro-russes.

Désormais la Russie prend le contrôle des réseaux énergétiques de l’Abkhazie, les Russes pourront acquérir des biens immobiliers en Abkhazie, ce à quoi les Abkhazes s’étaient opposés pendant de longues années.

FRANÇOISE THOM

Menacée d’effondrement démographique44, la Russie met en place une politique de dépeuplement systématique des pays voisins. Zakhar Prilepine a récemment souligné le gain démographique qui résulterait de l’annexion du Donbass : « En 2020, la population de la Russie a diminué de 500 000 personnes [selon les dernières données 688 000]. Si la Russie prend en son sein les républiques du Donetsk et de Lougansk, nous compenserons toutes les pertes de l’année dernière, de celle en cours, et, en bref, nous augmenterons notre population. Quatre millions de nouveaux Russes »45. Mais là encore le Kremlin va plus loin. Début février 2021, le gouvernement russe a autorisé, dans un délai d’un mois, l’entrée de citoyens arméniens et biélorusses dans le pays. Au cours des trois dernières années, 80 000 Arméniens ont obtenu la citoyenneté russe. L’Arménie s’attend «  à la plus grande migration de son histoire  »46.

Et bientôt l’Europe

L’installation d’un gouvernement pro-russe à Kiev est considérée comme d’autant plus urgente que l’Ukraine est perçue comme le principal obstacle au rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la Russie. La propagande du Kremlin cherche à inculquer aux Européens que seuls les Russes représentent les intérêts de tout le continent  ; et que seule l’influence anglo-saxonne empêche les Européens de discerner leurs véritables «  intérêts nationaux  » qui doivent les pousser à la collaboration avec Moscou, sur les termes du Kremlin bien sûr. Et dans la vision des stratèges du Kremlin, c’est grâce au «  piège de l’Ukraine  » que les Anglo-saxons conservent un levier en Europe  : rien n’y fait, «  même le retrait de l’UE d’une Grande-Bretagne fondamentalement anti-russe, même les appels des dirigeants français à repenser les relations avec la Russie, même la position catégorique de Berlin sur le Nord Stream 2 – les relations avec la Russie restent minées par le thème ukrainien  », écrit le journaliste Piotr Akopov47. Une fois que l’Ukraine sera revenue dans l’orbite russe, les grands pays européens suivront et les petits n’auront plus qu’à bien se tenir. La ruée vers Moscou fera sauter les derniers vestiges de la solidarité européenne. La Russie continue à attiser par tous les moyens le nationalisme des pays européens pour les isoler les uns des autres  : elle se sent mieux en mesure de les cueillir les uns après les autres que de les affronter ensemble. Il s’agit désormais de transformer la question russe en boule de démolition de l’Union Européenne, ce que laisse entendre sans ambiguïté un récent article du très officiel RIA  : «  C’est précisément l’absence de relations profitables avec la Russie qui démontre le mieux aux Européens que la politique européenne commune n’a rien à voir avec les intérêts des peuples du continent. Si les Allemands, les Italiens, les Français et, en général, l’écrasante majorité des Européens sont favorables à des relations normales avec la Russie, et que l’élite européenne ne veut pas ou ne peut pas construire de telles relations au niveau de l’UE, et empêche même les gouvernements nationaux de faire ceci, alors à quoi bon cette « Union indestructible »  »48 ?

Dans la vision des stratèges du Kremlin, c’est grâce au «  piège de l’Ukraine  » que les Anglo-saxons conservent un levier en Europe.

FRANÇOISE THOM

Il est regrettable que Josep Borrell, le chef de la politique étrangère de l’Union européenne, n’ait pas pris connaissance de ces analyses, qu’il n’ait pas réfléchi au traitement grossier infligé à Obama par la diplomatie et la propagande russe juste après l’inauguration du «  reset  », et qu’il ait choisi de se lancer dans une visite à Moscou alors que Navalny était emprisonné, de même que des milliers de Russes. La justification de cette visite se réduisait aux sempiternels slogans par lesquels les Occidentaux masquent leur lâcheté et leurs démissions successives  : «  mettre de côté la rhétorique négative  », «  maintenir le dialogue avec la Russie  », le «  mur du silence n’est pas une option  », il faut «  trouver un dénominateur commun aux relations russo-européennes  », «  nouer un partenariat avec la Russie pour que l’Europe devienne un acteur capable de peser dans le monde  »49. Et on ne peut pas dire que Borrell n’était pas prévenu. À la veille de sa visite le 4 février, Moscou prenait déjà les devants. Le porte-parole du Kremlin Peskov déclarait sans ambages : « Nous espérons que personne ne fera la bêtise de lier la perspective des relations Russie-UE au sort d’un résident d’un centre de détention »50. Il eût fallu renoncer à la visite après cet ultimatum insolent. Le «  mur du silence  » est préférable aux bêlements pitoyables et aux menaces creuses par lesquels les responsables européens ne font que souligner aux yeux de Moscou  leur faiblesse et leur incapacité d’agir. Mais le chef de la diplomatie européenne s’entêta et tomba dans un traquenard. Lavrov lui démontra que les sanctions étaient un instrument utilisé par les Etats-Unis, un «  outil du passé colonial  » et que l’Europe si elle voulait être «  indépendante  » devait les remiser aux oubliettes. L’Union européenne, se plaignit Lavrov, est un partenaire «  peu fiable  »51. Puis, pour que le message soit clair, Moscou expulsa trois diplomates européens.

On affirme souvent que la Russie s’éloignerait de l’Europe parce qu’elle aurait les yeux tournés vers Pékin. C’est là l’un des grands thèmes de la propagande de l’orchestre du Kremlin en Europe. En réalité bien sûr il n’en est rien. Les Russes comprennent depuis longtemps que les Chinois ne font pas de cadeaux et que la coopération avec la Chine est à sens unique. C’est même cette découverte qui les pousse à se tourner plus que jamais vers l’Europe dont la complaisance semble littéralement sans fond. Mais non l’Union Européenne, qu’ils croient condamnée (d’où les ruades à Josep Borrell). Ils se tournent vers les nations européennes et leur relation bilatérale avec ces nations. «  Si le projet d’intégration paneuropéen conduit clairement au renforcement de la russophobie européenne et de son arrogance civilisationnelle, alors … « Carthage doit être détruite ». La Russie doit désormais activement soutenir les forces européennes qui s’y opposent, des partis politiques aux mouvements sociaux. Et ne pas se gêner pour reconnaître que le retour de l’Europe au  stade des États-nations indépendants et autonomes, est, à notre avis,  la meilleure option pour l’avenir européen.  »52 Et en effet  les perspectives sont autrement prometteuses pour Moscou dans cette optique. 

Les dirigeants français, contre vents et marées, continuent de plaider pour un «  partenariat stratégique  » avec la Russie. Le président français n’hésite pas à reprendre les concepts nébuleux des idéologues eurasiens russes  : «  Je crois à un continent souverain  », a-t-il déclaré aux Britanniques, les mettant en demeure de choisir entre l’Europe et les États-Unis53, discours très similaire à celui que les dirigeants du Kremlin tiennent à leurs interlocuteurs européens. Avec l’Italie les relations du Kremlin sont intimes  : c’est à un architecte italien que la construction du palais de Poutine a été confiée, ce sont les Italiens encore qui ont meublé comme on sait cette modeste demeure, c’est en Italie que le propagandiste en chef du Kremlin, Vladimir Soloviov, a une somptueuse villa, tout comme l’ancien président Dmitri Medvedev qui cultive des vignes en Toscane  : cela suppose un degré de confiance étonnant et sans nul doute mérité quand on connaît les dispositions soupçonneuses des hommes du Kremlin.

Mais, comme on sait, aux yeux des dirigeants russes c’est l’Allemagne qui compte. Or les longs efforts de Moscou pour développer des vecteurs d’influence en Allemagne semblent maintenant couronnés de succès. Le choix d’Armin Laschet comme successeur de Merkel à la tête de la CDU a été accueilli avec extase par les médias russes proches du Kremlin. Citons quelques titres de la presse russe à ce propos  : «  Petite sensation en Allemagne : le successeur de Merkel est le candidat le plus pro-russe  »54 – «  Le choix d’Armin Laschet est le meilleur possible pour les relations russo-allemandes  »55. Et cette remarque qui se passe de commentaires  : «  Maintenant, presque plus personne ne commencera à évoquer la possibilité d’une ingérence dans les élections allemandes par le Kremlin, comme c’était le cas avant les dernières élections législatives en Allemagne. Ce serait stupide et contre-productif. Pourquoi interférer quand la victoire échoit à celui qui est le meilleur candidat possible pour Moscou ?  »56 Laschet a été cultivé de longue date par la Russie57. Il y a 20 ans, il se disait déjà partisan d’un «  espace commun de Vladivostok à Lisbonne.  »58 Plus de 1 200 entreprises de son Land, la Rhénanie du Nord-Westphalie, sont entrées sur le marché russe ou ont investi dans des projets russes. Du coup Laschet n’a plus rien à refuser au Kremlin. Il n’a pas condamné l’annexion de la Crimée, arguant qu’il fallait «  comprendre Poutine  » (d’où la notion allemande de «  Putinversteher  ») et continuer à coopérer avec la Russie. Il a constamment critiqué la «  démonisation  » du président Poutine. Au moment de l’affaire Skripal il répond présent à l’appel  : il allègue, à l’unisson de la propagande russe, qu’il n’y a pas de preuve d’une implication du Kremlin dans la tentative d’empoisonnement du transfuge russe. Laschet est bien entendu un chaud partisan du Nord Stream 2. En 2019, à son initiative, s’est tenue une réunion du Dialogue du Forum germano-russe de Pétersbourg.

Avec l’Italie les relations du Kremlin sont intimes  : c’est à un architecte italien que la construction du palais de Poutine a été confiée, ce sont les Italiens encore qui ont meublé comme on sait cette modeste demeure, c’est en Italie que le propagandiste en chef du Kremlin, Vladimir Soloviov, a une somptueuse villa, tout comme l’ancien président Dmitri Medvedev qui cultive des vignes en Toscane  : cela suppose un degré de confiance étonnant et sans nul doute mérité quand on connaît les dispositions soupçonneuses des hommes du Kremlin.

FRANÇOISE THOM

Toujours prévoyants, les dirigeants du Kremlin ont également cultivé le deuxième prétendant à la succession de Merkel, Markus Söder, le chef du gouvernement bavarois, «  lui aussi est un personnage tout à fait acceptable en termes de relations russo-allemandes  »59  ; il a été l’hôte de Poutine en janvier 2020. Comme son prédécesseur Seehofer, il «  continue d’entretenir un dialogue actif avec Moscou, car des entreprises telles que Siemens, BMW, Audi et de nombreuses autres entreprises bavaroises souhaitent développer des relations économiques avec la Russie.  »60

Fidèles à la tradition bolchévique, les Russes font discrètement appel au nationalisme allemand  : la Russie a beau flirter avec la France, ses priorités vont à l’Allemagne, sussurrent-ils à leurs interlocuteurs allemands. « Il est important pour Berlin de reprendre son rôle de négociateur actif avec la Russie après qu’Emmanuel Macron a saisi l’initiative […]  Cependant, en réalité, malgré toutes les aspirations du dirigeant français à nouer un dialogue avec la Russie, l’Allemagne bénéficie d’un atout  : une base économique plus solide.  »61 Une analyse de Russtrat intitulée «  Pourquoi la Russie aide l’Allemagne à construire son hégémonie en Europe  »62 explique les motifs incitant Moscou à encourager les ambitions allemandes au leadership européen  : «  Une Allemagne faible signifie la domination des États-Unis dans l’UE, et pour la Russie, c’est un mal plus grand que les problèmes éventuels que peut susciter une Allemagne renforcée. L’effondrement de l’UE dans sa forme actuelle, centrée sur les États-Unis, entraînera une augmentation de l’influence de l’Allemagne, et non des États-Unis, et est donc bénéfique pour la Russie. Jusqu’à présent, c’est la domination des États-Unis dans l’UE à travers les structures bruxelloises qui représente la plus grande menace pour la Russie. C’est pourquoi la Russie aide objectivement l’Allemagne à devenir un leader européen.  » La Russie n’aura plus à craindre sa rivale historique car Berlin ne peut s’assurer cette position prépondérante en Europe que grâce au gaz russe  : «  La domination actuelle de l’Allemagne en Europe reposera sur la base des hydrocarbures russes. Si on supprime ce socle, l’hégémonie de l’Allemagne en Europe s’effondrera.  » Ainsi l’Allemagne et la Russie pourront parvenir à «  un grand accord sur le partage des sphères d’influence, où l’intérêt commun sera d’empêcher tout autre centre de pouvoir d’émerger en Europe  »63.

Ce rapide survol de quelques aspects essentiels de la stratégie du Kremlin et de sa mise en œuvre persévérante en pleine pandémie, quand la plupart des pays concentrent tous leurs efforts à la lutte contre la pandémie, nous laisse deviner les contours de la formidable machine de puissance qui est déployée aujourd’hui contre l’Europe, et dont les tentacules s’étendent au Moyen-Orient et en Afrique. Aujourd’hui la Russie est en train de procéder à «  la modernisation accélérée  » de l’aérodrome russe de la base de Khmeimim en Syrie, ce qui «  signifie que Moscou prend sous son contrôle toute la Méditerranée et la moitié de l’Europe  »64  : il s’agit d’adapter les pistes d’atterrissage aux bombardiers à longue portée modernisés Tu-22M3M qui doivent y être déployés. Ces bombardiers seront équipés des missiles de croisière Kh-32. Ces armes ne viseront certes pas «  les fanatiques extrémistes barbus qui sont presque exterminés dans ce pays  », mais «  le flanc sud de l’OTAN et même l’Europe centrale et orientale. La menace ne viendra plus de l’Est, comme auparavant, mais du Sud. C’est ce qui n’a été prévu ni à Bruxelles ni à Washington.  »65

On aurait donc tort de surestimer l’impact des difficultés intérieures du régime russe sur ses ambitions géopolitiques. La Russie a perdu 688 000 habitants en 2020. Mais cette érosion des ressources russes humaines incite au contraire les dirigeants du Kremlin à redoubler leurs efforts visant à asservir et coopter d’autres pays pour servir leur entreprise hégémonique, comme nous l’avons vu aux exemples de la Turquie dans le Caucase et de l’Allemagne en Europe. La seule manière de faire évoluer le régime russe est de lui infliger un revers cinglant de politique étrangère, et notamment de lui faire comprendre que son projet de vassalisation de l’Europe sera un échec. La défaite soviétique au moment de la bataille des euromissiles en 1983, le retrait d’Afghanistan, ont été suivis de la perestroïka gorbatchévienne. Si les États-Unis et l’Europe avaient flanché, le régime communiste serait toujours là, comme le régime chinois, et dominerait le continent européen. Les Européens doivent prendre conscience de ce qui est en jeu aujourd’hui, et l’effort de lucidité doit être suivi par un sursaut de volonté. Mais commençons par voir clairement l’étau qui se resserre inexorablement autour de nous.

Sources
  1. https://echo.msk.ru/blog/echomsk/2783986-echo/
  2. https://svpressa.ru/politic/article/287551/
  3. https://russtrat.ru/reports/3-yanvarya-2021-1750-2597
  4. https://svpressa.ru/war21/article/286622/
  5. https://russtrat.ru/reports/3-yanvarya-2021-1750-2597
  6. Zavtra, 13 novembre 2020
  7. https://svpressa.ru/war21/article/282064/
  8. Zavtra, 13 novembre 2020
  9. https://svpressa.ru/war21/article/282064/
  10. Zavtra, 13 novembre 2020
  11. Ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine jusqu’en janvier 1996, fort critiqué pour ses positions pro-occidentales.
  12. https://echo.msk.ru/blog/keggert/2740034-echo/
  13. https://echo.msk.ru/blog/aillar/2743856-echo/
  14. https://russtrat.ru/analytics/10-noyabrya-2020-1642-2120
  15. https://russtrat.ru/reports/3-yanvarya-2021-1750-2597
  16. https://russtrat.ru/reports/3-yanvarya-2021-1750-2597
  17. Le 29/12/2020.  https://vz.ru/opinions/2020/11/16/1070695.html
  18. https://russtrat.ru/reports/3-yanvarya-2021-1750-2597
  19. RAN (Agence russe de Nouvelles) 18 janvier 2021
  20. https://svpressa.ru/politic/article/286033/?cba=1
  21. https://regnum.ru/news/polit/3155938.html
  22. https://svpressa.ru/politic/article/287182/
  23. https://www.rosbalt.ru/world/2021/01/09/1881265.html
  24. https://regnum.ru/news/polit/3174403.html
  25. https://russtrat.ru/comments/13-yanvarya-2021-0010-2671
  26. https://russtrat.ru/comments/13-yanvarya-2021-0010-2671
  27. https://vz.ru/politics/2020/11/17/1070823.html
  28. https://vz.ru/politics/2020/12/25/1077429.html 25 décembre 2020
  29. https://svpressa.ru/politic/article/287182/
  30. https://svpressa.ru/politic/article/286033/?cba=1
  31. https://regnum.ru/news/polit/3181225.html
  32. https://regnum.ru/news/polit/3139978.html
  33. https://svpressa.ru/politic/article/284691/
  34. http://windowoneurasia2.blogspot.com/
  35. https://svpressa.ru/society/article/287773/
  36. Article 67.2  : « La Fédération de Russie, unie par une histoire millénaire, préservant la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis des idéaux et la foi en Dieu, ainsi que la continuité dans le développement de l’État russe, reconnaît l’unité étatique historiquement établie. »
  37. www.pravda.ru/world/1550341-karabach/
  38. https://russtrat.ru/comments/4-dekabrya-2020-0015-2362
  39. https://svpressa.ru/politic/article/286213/
  40. https://regnum.ru/news/polit/3156877.html
  41. https://svpressa.ru/politic/article/287551/
  42. https://svpressa.ru/politic/article/288500/
  43. https://svpressa.ru/politic/article/288500/
  44. En 2020 la Russie se dépeuplera à un rythme rappelant les années Eltsine : elle perdra plus de 680 000 habitants (en 2000, 958 000). Elle a connu en 2020 une surmortalité de 382 000 habitants.
  45. https://vz.ru/world/2021/1/29/1082575.html
  46. https://www.rosbalt.ru/world/2021/02/04/1885778.html
  47. https://ria.ru/20210206/evropa-1596227201.html
  48. https://ria.ru/20210206/evropa-1596227201.html
  49. https://www.svoboda.org/a/31084218.html
  50. https://www.lefigaro.fr/international/josef-borrell-veut-renouer-le-dialogue-avec-moscou-20210203
  51. https://www.europe-infos.fr/actualites/2507/borrell-se-tient-debout-alors-que-lavrov-qualifie-lue-de-partenaire-peu-fiable/
  52. https://russtrat.ru/comments/9-fevralya-2021-0010-2928
  53. Guardian, 30 janvier 2021
  54. https://svpressa.ru/world/article/287310/
  55. https://www.kommersant.ru/doc/4652227
  56. https://www.rosbalt.ru/world/2021/01/18/1882162.html
  57. https://www.rosbalt.ru/world/2021/01/18/1882162.html
  58. https://sobesednik.ru/politika/20210113-kto-budet-preemnikom-merkel-sh
  59. https://ria.ru/20210116/lashet-1593324637.html
  60. https://tass.ru/mezhdunarodnaya-panorama/6018396
  61. https://ria.ru/20200129/1563981050.html
  62. https://russtrat.ru/analytics/27-dekabrya-2020-0010-2544
  63. https://russtrat.ru/analytics/27-dekabrya-2020-0010-2544
  64. https://svpressa.ru/war21/article/289347/
  65. Ibid.