Les discussions sur le rôle géopolitique de l’Union ces derniers jours ont une désagréable impression de déjà vu. Une nouvelle fois, l’Europe comme acteur géopolitique de premier plan est mise sur la touche. Dans le même temps, elle se retrouve accusée de « ne pas prendre ces responsabilités géopolitiques ».

Une fois de plus, deux événements ont ramené ces préjugés géopolitiques à la surface. La crise en Ukraine d’abord, qui a mis douloureusement en évidence l’exclusion de l’Union comme un interlocuteur institutionnel dans les discussions entre les États-Unis, la Russie et l’OTAN. Il y a un « préjugé géopolitique » particulier dans cette exclusion. Il convient de la noter, car elle ne va pas du tout de soi.

La géopolitique de la « question ukrainienne » a été mise en scène dans l’arène internationale de façon à donner d’avance aux spectateurs le scénario possible – c’est-à-dire les issues possibles du conflit – mais également, conséquence logique, les principaux protagonistes de ce scénario. Au cours des derniers mois, une grande partie des médias, en particulier la presse anglophone, a complètement adopté le langage de la géopolitique traditionnelle pour décrire les négociations en cours, en faisant appel au lexique du hard power et de la puissance militaire allant même jusqu’à parler de « nouvelle Guerre froide ». Commentateurs européens et américains,  y compris au sein de think tanks réputés, n’ont eu de cesse de répéter ces dernières semaines que : « la diplomatie est absolument inutile sauf si elle est assurée par une forte puissance ». En entretenant ce récit, ils construisent une géopolitique du « bon sens » selon laquelle, pour lutter contre une puissance telle que la Russie, qui est prête à utiliser la force, seule la puissance militaire fera l’affaire1.

Cette géopolitique du « bon sens » est problématique pour de nombreuses raisons, à commencer par l’absurdité d’une telle solution – un conflit militaire à grande échelle entre l’Ouest et la Russie.

Mais cette vision est surtout problématique parce qu’en réduisant la seule issue à une solution militaire, toutes les alternatives diplomatiques qui ne seraient pas basées sur des structures de défense et de sécurité sont d’office repoussées. Les acteurs géopolitiques qui comptent, qui ont toute légitimité pour agir, sont mis sur la touche. Dans une optique uniquement militaire, l’Union européenne en est réduite à l’OTAN car, comme de nombreux commentateurs l’ont souligné ces dernières semaines, c’est seulement à travers et au sein du cadre de l’OTAN que l’Union pourrait avoir un « poids géopolitique ». Et c’est exactement ce qui se passe : le Haut représentant Josep Borrell n’était pas présent lors des premières discussions de Genève, ni à celles de Bruxelles, où le dialogue a eu lieu entre la Russie, les États-Unis et l’OTAN. Selon Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Alliance atlantique, cette absence n’était « pas un problème » : « les alliés européens sont à la table, parce que les alliés européens sont dans l’OTAN »2. Ce n’est rien moins qu’une dépossession en direct du pouvoir et du rôle de l’Union et du Haut-représentant, dépouillé de tout droit de discuter de l’architecture de sécurité de l’Europe au-delà du cadre otanien.

La géopolitique de la « question ukrainienne » a été mise en scène dans l’arène internationale de façon à donner d’avance aux spectateurs le scénario possible – c’est-à-dire les issues possibles du conflit – mais également, conséquence logique, les principaux protagonistes de ce scénario.

Luiza Bialasiewicz

Il est facile de reprocher à l’Union son auto-exclusion de ces discussions entre « grandes puissances ». C’est une critique à laquelle on s’habitue à travers des formules solidement ancrées désormais : « absence d’une vision géopolitique européenne commune », réticence à prendre des décisions de « grande puissance », manque d’unité entre les États membres… Ces accusations sur la faiblesse géopolitique européenne n’ont rien de nouveau. Certaines d’entre elles sont en partie vraies : le manque de position commune sur la Russie est, et à longtemps été, un problème habilement exploité par Poutine. Très récemment, le Ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov approchait directement ses homologues allemand et français pour prolonger les discussions au format Normandie. Le manque de consensus parmi les États membres sur ce qu’il convient de faire avec Nord Stream 2 est aussi un indicateur de ces divisions. À cet égard, il faut bien voir que l’arrêt de ce projet est une « arme » très puissante dont dispose l’Union dans son arsenal non militaire3.

Mais aussi critiques que nous puissions – et devions – être à l’égard de l’absence d’une position commune de l’Union sur la Russie, cela ne devrait pas priver le Haut-représentant d’avoir voix au chapitre dans les discussions. Lorsque Josep Borrell a voyagé dans l’Est de l’Ukraine la semaine dernière, il a déclaré : « Nous ne sommes plus à l’époque de Yalta« , dans laquelle de grandes puissances décidaient du destin d’autres, soulignant que « toute discussion concernant la sécurité de l’Europe doivent inclure l’Union européenne et l’Ukraine »4. Malheureusement, dans le scénario géopolitique proposé, l’Union ne joue aucun rôle5. Dans le cas de la crise ukrainienne, elle est donc à la fois exclue a priori, puisqu’elle ne possède pas les attributs géopolitiques qu’il lui faudrait pour « compter » – c’est-à-dire une force militaire autonome – et en même temps critiquée en raison même de ce manque. C’est un acteur géopolitique non seulement incapable, mais aussi réticent à agir – que ce soit en raison d’un désaccord interne, ou en raison d’une mauvaise appréciation des dangers de la situation.

Le second événement qui a mis au premier plan la question du rôle géopolitique de l’Union a été le début de la Présidence Français du Conseil de l’UE (PFUE), lancée sur un ton explicitement « géopolitique ». Les médias américains sont connus pour ignorer les politiques internes de l’Union, mais les dernières semaines ont été marquées par une avalanche d’articles et de tribunes sur les conséquences du leadership français pour l’Europe et les États-Unis, avant même l’appel explicite d’Emmanuel Macron en faveur d’une réponse autonome de l’Union  à la crise ukrainienne. Là encore, un « préjugé géopolitique » particulier entache ces représentations.

Cette semaine, la revue américaine de référence Foreign Affairs  a publié un article intitulé « Macron’s Flawed Vision for Europe »6. Les auteurs y exposent non seulement ce qu’ils voient comme les défauts de la doctrine Macron – ou ce qu’ils interprètent comme la doctrine Macron – mais aussi – et c’est peut-être le plus important – ses « dangers » pour l’Europe et pour le monde.

La lecture de cet article est frappante par la résonnance qu’il a avec les mêmes accusations lancées par les néo-conservateurs américains contre la géopolitique naissante de l’Union européenne au début des années 2000.

La première de ces accusations est que la vision de Macron serait à la fois trop ambitieuse et contradictoire (« une liste interminable » comme ils disent), manquant de la « cohérence stratégique » qui est  la marque du « vrai » pouvoir géopolitique. Non  seulement la géopolitique de Macron aspirerait à faire « trop », mais elle proposerait aussi, selon les auteurs, « des mauvaises solutions aux mauvais problèmes » : elle reconnaîtrait mal à la fois les défis du monde actuel et la meilleure façon pour l’Europe de les relever. Comme l’article le résume, « ce programme serait difficile, voire impossible, pour un État bien plus puissant que la France ou même pour l’Europe dans son ensemble. L’approche de Macron aboutirait à une Europe qui, au lieu de faire une ou deux choses bien, pourrait finir par faire tout mal ».

L’exclusion des représentants de l’Union de la table des discussions internationales à propos de l’Ukraine est un parfait exemple, tout comme la tempête de critiques déclenchée par l’appel du président Macron à « un nouvel ordre de sécurité » en Europe face à la Russie.

Luiza Bialasiewicz

L’article poursuit en énumérant les obstacles qui font échouer l’Union européenne – la défense en particulier – et résume simplement que l’Europe « ne peut faire cavalier seul ; elle doit impliquer des partenaires non-européens » car « aucune stratégie européenne – surtout celles qui prônent une augmentation de l’autonomie – n’aura de sens sans les capacités pour la soutenir ». La critique contre l’inaptitude de l’Union à se doter d’une capacité de défense crédible ne date pas d’hier. Elle est cependant articulée ici non pas seulement en termes de défense mais bien plus largement en termes géopolitiques, en offrant une spécification et une délimitation de l’identité géopolitique – présumée – de l’Europe. L’Union ne manque pas simplement de force militaire pour agir : l’absence de capacité militaire empêche également toute participation active sur la scène internationale qui ne passe pas par les alliances – en particulier celle avec les États-Unis. Les auteurs mettent en garde : « une Europe qui s’empresse de grandir trop vite [se] rendra dangereusement vulnérable avant d’être capable de se défendre elle-même », et « la Chine et la Russie ne demanderaient sans doute pas mieux ».

Lorsque, au début des années 2000, les commentateurs néo-conservateurs comme Robert Kagan tournaient en dérision l’approche « kantienne » de l’Union européenne à propos de la guerre d’Irak – la qualifiant de naïve à propos des « vrais » dangers du monde périlleux et hobbesien – la diplomatie européenne était rejetée en termes féminisés : « douce », « incertaine » et tendant à la conciliation voire « l’apaisement »7. Aujourd’hui, l’Union est au contraire infantilisée : rejetée car « pas encore adulte », « pas encore prête » à « jouer avec les grands garçons (géopolitiques) ». Néanmoins, les présupposés de base de ces  critiques ne changent pas : comme Kagan l’écrivait déjà en 2003, les Européens n’ont pas la détermination, les capacités mais aussi l’imaginaire géopolitique d’une grande puissance8.

De telles représentations sont profondément problématiques car elles charrient un imaginaire géopolitique du monde dans lequel il n’y aurait pas de place pour le pouvoir européen, dans toute sa complexité, sa multiplicité et parfois, il faut le dire, ses contradictions. Elles dessinent plutôt un monde dans lequel l’action géopolitique ne passe qu’à travers le pouvoir militaire, et ne peut être exercée que par des États-nations puissants et poursuivant une idée fixe. En ce sens, elles sont loin d’être innocentes : ce sont des caractéristiques de la réalité géopolitique qui ont des effets géopolitiques très concrets. L’exclusion des représentants de l’Union de la table des discussions internationales à propos de l’Ukraine en est un parfait exemple, tout comme la tempête de critiques déclenchée par l’appel du président Macron à « un nouvel ordre de sécurité » en Europe face à la Russie.

Sources
  1. https://carnegieeurope.eu/strategiceurope/86187
  2. https://www.theguardian.com/world/2022/jan/12/europe-is-sidelined-russia-meets-us-in-geneva-and-nato-in-brussels
  3. https://legrandcontinent.eu/fr/2021/05/02/comment-nord-stream-2-sinscrit-il-dans-les-tensions-militaires-entre-lukraine-et-la-russie/
  4. https://www.politico.eu/article/eu-josep-borrell-ukraine-us-russia-china-talks-border-troops/
  5. Comme l’a fait valoir Hans Kribbe : https://legrandcontinent.eu/fr/2022/01/21/le-pari-de-poutine-sur-lhistoire/
  6. Url : https://www.foreignaffairs.com/articles/europe/2022-01-19/macrons-flawed-vision-europe
  7. Bialasiewicz, L. and Elden, S. (2006), ‘The New Geopolitics of Division and the Problem of a Kantian Europe’, Review of International Studies 32(4) : 623-644.
  8. L’un des épisodes les plus gênants des relations diplomatiques entre l’Union et les États-Unis concernait précisément la question ukrainienne, lorsque la Secrétaire d’État adjointe d’alors Victoria Nuland, aujourd’hui Sous Secrétaire d’État aux Affaires politiques déclara simplement : « F*ck the EU ». Url : https://www.theguardian.com/world/video/2014/feb/07/eu-us-diplomat-victoria-nuland-phonecall-leaked-video