Key Points
  • Alors que le projet controversé est de nouveau la cible d’un projet de loi américain, les services de renseignement ukrainiens ont lancé une campagne active contre Nord Stream 2.
  • À la suite de l’intensification des tensions provoquées par la Russie aux frontières ukrainiennes, la ministre de la défense allemande Annegret Kramp Karrenbauer a déclaré qu’un moratoire sur l’achèvement de Nord Stream 2 serait envisageable.
  • Les ténors du PPE Manfred Weber et Donald Tusk ont quant à eux appelé à l’arrêt du projet si la situation venait à s’aggraver.

Les représentants ukrainiens font un lien direct entre la réalisation du Nord Stream 2 et le renforcement des capacités militaires russes

Le 22 février, les ministres des affaires étrangères polonais et ukrainien, Zbigniew Rau et Dmytro Kuleba, dans une tribune publiée dans Politico, appelaient Joe Biden à «  utiliser tous les moyens à sa disposition  » pour empêcher l’achèvement du gazoduc. En effet, selon eux, « Si le projet aboutit, la Russie pourrait tenter de convaincre le public ukrainien que l’Occident se moque de ses propres principes et, en fin de compte, de la sécurité et de la prospérité de l’Ukraine.  »1. Du 24 au 26 février 2021, l’Assemblée parlementaire de l’OSCE s’est réunie.  Mykyta Poturayev, chef de la délégation des législateurs ukrainiens y a remercié ses collègues américains pour les sanctions contre Nord Stream 2 et a déclaré  : « Nord Stream 2 ne relève pas de la coopération économique. Il s’agit de soutenir la machine militaire de la Russie. Cet argent ne sera pas dépensé pour les besoins du peuple russe, cet argent sera dépensé pour de nouveaux chars, missiles et artillerie. Et des milliers de ces unités d’armes et d’équipements sont actuellement déployés le long de notre frontière et dans les territoires occupés »2.

La campagne de communication anti-Nord Stream 2 des services de renseignement ukrainiens 

Les sanctions américaines, adoptées en décembre 2019, ont contraint le navire de l’entreprise suisse Allseas, chargé de la pose du Nord Stream 2, à arrêter les travaux avant d’avoir pu réaliser la section danoise. Le chantier a ensuite été paralysé pendant environ un an durant lequel les Russes ont peiné à développer une solution de remplacement. L’un des éléments de cette solution a nécessité la demande de modification du permis de construire délivré par les autorités danoises. Initialement, le permis rendait obligatoire l’utilisation de navires équipés d’un dynamic positioning system (DPS). Le DPS est une technologie qui permet à un navire de maintenir sa position sans avoir à utiliser d’ancres. L’exigence danoise s’explique par la présence, sur le tracé du gazoduc, d’agents chimiques mortels datant de la seconde guerre mondiale. Malgré tout, Nord Stream 2 AG a obtenu une modification de ce permis qui lui permet d’utiliser des navires équipés d’ancres. Ainsi, le navire Fortuna a pu redémarrer le chantier dans les eaux danoises le 6 février.

Le 21 février, l’agence de renseignement extérieur ukrainienne, le SZRU, a publié un communiqué de presse intitulé «  La Russie détruit l’écosystème de la mer Baltique avec Nord Stream 2  »3. Le communiqué affirme qu’au cours des récents mois, les navires de ravitaillement (Finval, Umka, Vladislav Strizhov, Yuri Topchev), opérant des allers-retours entre le centre logistique du port de Mukran en Allemagne et la zone de travaux des eaux danoises, ont violé à plusieurs reprises l’interdiction de naviguer dans une zone d’hivernage d’oiseaux des eaux territoriales allemandes. Le SZRU, pointe la reprise du chantier à un rythme accéléré qui résulterait de «  la tradition soviétique  » et de la volonté de faire coïncider son achèvement avec le Jour de la Russie – le 12 juin.

Le 1er mars, le SZRU, a déclaré dans un nouveau communiqué de presse intitulé «  Nord Stream 2 : les risques environnementaux continuent de croître  »4 que l’empressement à achever le gazoduc met en danger la santé des travailleurs du chantier. L’agence du renseignement extérieur ukrainienne souligne que le Fortuna utilise 12 ancres. Or, cette utilisation représente un risque important de collision avec les agents chimiques présents dans les eaux environnant l’île danoise de Bronholm. L’agence de renseignement affirme que «  Réalisant le haut niveau de danger, les Russes ont livré en urgence des ampoules d’atropine (un antidote contre l’empoisonnement par des agents chimiques de guerre) aux navires participant aux travaux de construction. Cependant, malgré le danger pour la vie et la santé des équipages mais également, pour l’écosystème de la mer Baltique dans son ensemble, la Russie continue d’accélérer la construction du pipeline, dissimulant au public tout type d’informations.  ».  Le 12 mars, le SZRU a dénoncé de nouvelles violations de la zone d’hivernage d’oiseaux par le navire Yuri Topchev en insistant sur le caractère systémique de ces atteintes à l’environnement5.

Le 29 mars, c’est sur les stratégies russes de contournement des sanctions américaines que le SZRU a communiqué. L’agence de renseignement évoque le transfert de propriété des navires opérant sur le chantier. C’est le cas notamment des navires de Gazpromflot, filiale de Gazprom, qui appartiennent désormais à de petites entités russes qui ne peuvent pas être impactées par les sanctions du fait de leur champ d’action local. Par exemple, la propriété de l’Akademik Cherskiy, le meilleur navire poseur de tuyau russe, a été transférée de Gazpromflot à une petite entreprise nommée Samara Thermal Energy Property Fund. Le SZRU dénonce également la société Constanta Insurance Company LLC comme étant la structure de remplacement des assureurs occidentaux ayant quitté le projet Nord Stream 2 suite à l’entrée en vigueur de sanctions américaines supplémentaires le 1er janvier 2021. Constanta Insurance Company LLC a été créée le 11 janvier 2021 et aurait obtenu une licence d’exploitation de la Banque de Russie avec une rapidité sans précédent deux jours plus tard. 

Le SZRU explique aussi que des équipements nécessaires pour la mise à niveau de l’Akademik Cherskiy ont été acquis puis transférés par le biais d’entreprises intermédiaires vers le port de Mukran en Allemagne, base logistique du chantier. Le journal allemand DW a enquêté sur ces chaînes d’approvisionnements opaques6. La complexification de ces chaines d’approvisionnement a été engendrée par un durcissement des sanctions américaines survenu en juillet 2020. Depuis, toute entité impliquée dans la construction de Nord Stream 2 s’expose à des sanctions pour les contrats d’une valeur supérieure à 1 million de dollars (850 000 euros). De ce fait, Samara Thermal Energy Property Fund, propriétaire de l’Akademik Cherskiy, est passée par une société intermédiaire, Sistema SPB, pour acquérir des équipements produits par des entreprises d’ingénierie italiennes. Sistema SPB est une entreprise de Saint-Pétersbourg qui ne compte que trois employés. En quelques années, cette société a déménagé plusieurs fois et a changé, à de nombreuses reprises, de secteur d’activité ainsi que de numéro d’inscription au registre du commerce. Le 12 septembre 2020, des équipements de l’entreprise italienne Nuova Patavium ont été envoyés de Russie en Allemagne pour un montant de 1,1 million de dollars. Auparavant, cette même marchandise était arrivée en Russie par le biais de deux livraisons distinctes à plusieurs mois d’intervalle, chacune répertoriée comme ayant une valeur inférieure à 200 000 dollars. Sistema SPB a également acheté des équipements d’une autre société italienne, Opus SRL. Ces équipements ont ensuite été envoyés au port de Mukran en tant que propriété de Samara Thermal Energy Property Fund. Lors de cette réexportation de la Russie vers l’Allemagne, la marchandise a été répertoriée comme valant 1,2 million de dollars, soit 10 fois plus que ce qui avait été déclaré aux douanes lors de son exportation depuis l’Italie. Une entreprise néerlandaise nommée Vermaat Technics BV est également pointée par DW. La société n’a jamais directement collaboré avec Samara Thermal Energy Property Fund. Ses équipements ont été livrés à une entreprise russe, Vermaat Service, qui, selon la firme néerlandaise, n’est pas l’une de ses filiales. A partir de juillet 2020, Vermaat Technics BV affirme avoir cessé ses échanges avec toute entité russe. Toutefois, c’est une autre entreprise néerlandaise, BHS International BV, qui a pris le relai des livraisons. Le domaine Internet de cette société boîte aux lettres est enregistré auprès d’une société russe. Alors que Vermaat Technics a affirmé ne pas savoir que sa technologie était transférée de Russie en Allemagne, l’Akademik Cherskiy aurait reçu des Pays-Bas des équipements d’une valeur de près de 5 millions de dollars. D’après DW, entre août et septembre 2020, Samara Thermal Energy Property Fund aurait acquis d’Italie et des Pays-Bas des équipements d’une valeur d’environ 10 millions d’euros. 

Le 2 avril 2021, dans un cinquième communiqué de presse en un peu plus d’un mois, le SZRU est à nouveau revenu sur les risques environnementaux liés au chantier7. Cette fois, les navires travaillant sur le Nord Stream 2 sont critiqués pour leur état de délabrement qui augmenterait significativement le risque d’accident. Pour illustrer ses propos, le SZRU a publié des photos du navire Katun qui serait en réparation dans le port de Munkebo au Danemark.

Une campagne d’intimidation de l’État polonais et d’acteurs non identifiés  ?

Les attaques contre les navires du chantier semblent aller au-delà de la campagne d’influence des services ukrainiens. Selon Andrey Minin, directeur d’une filiale régionale de Nord Stream 2 AG, en février le navire de soutien russe Vladislav Strizhyov aurait intercepté le chalutier polonais SWI-106 qui « ne répondait pas aux tentatives de communication radio ». Andrey Minin affirme que le bateau polonais voulait heurter le Fortuna mais qu’il est entré en collision avec le Vladislav Strizhyov à la suite de quoi le capitaine polonais a établi un contact radio pour s’excuser de l’accident. Le 28 mars, un sous-marin non identifié aurait fait surface à moins d’un mille nautique du Fortuna, visant présumément les lignes d’ancrage du navire. Deux autres bateaux de pêche non identifiés auraient tenté de s’approcher du Fortuna dans la nuit du 30 mars, mais auraient finalement fait demi-tour sans répondre aux appels radio lorsqu’un navire de soutien gardant le Fortuna aurait mis ses moteurs en marche pour se diriger vers eux. Un navire de la marine polonaise a également été vu en train de manœuvrer près du Fortuna, tandis qu’un avion anti-sous-marin polonais effectuerait régulièrement des survols du chantier. Toujours d’après Andrey Minin, le nombre de cas d’«  avions étrangers  » volant à basse altitude au-dessus du chantier a augmenté au cours de la deuxième moitié de mars. Le 1er avril, Nord Stream 2 AG a rendu publiques des images de véhicules maritimes et aériens, militaires et civils, « violant la zone de sécurité autour  » du chantier. L’entreprise a déclaré, « Depuis la reprise de la construction du tronçon maritime du gazoduc en janvier 2021, nous observons dans la zone de pose une augmentation de l’activité de navires de guerre, d’avions et d’hélicoptères militaires »8 et a ajouté « Il s’agit de provocations planifiées et préparées, impliquant aussi bien des navires de pêche que des bâtiments de guerre, dont un sous-marin, et des avions dans le but d’empêcher la mise en œuvre du projet économique ». Nord Stream 2 AG craint que la pose du gazoduc ne soit perturbée et « souligne la nécessité de se conformer aux exigences de la sécurité maritime  »9.  

Pour ce qui est des actions assumées, la Pologne est devenue le premier Etat européen à introduire des sanctions contre les sous-traitants du projet Nord Stream 2. Le vice-ministre polonais des infrastructures, Grzegorz Witkowski, a annoncé fin mars que les autorités allaient désenregistrer deux navires de soutien, le Krebs Geo et le Krebs Jet10. Ces navires appartiennent à une société allemande mais leur port d’attache est celui de Gdansk et ils naviguent sous pavillon polonais. Grzegorz Witkowski a déclaré « Aucun navire battant notre pavillon ne peut porter atteinte aux intérêts économiques de l’État polonais. Ces deux navires ont récemment intensifié leurs travaux sur le Nord Stream 2 » et a ajouté « À partir du 26 mars, ces deux navires ne devraient pas apparaître dans nos eaux. Dans le cas contraire, nous nous réservons le droit de les retenir pour inspection. ». 

L’exécutif allemand émet des signaux contradictoires tandis que le Parti populaire européen (PPE) envoie un message clair 

Le 14 avril, la ministre allemande de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer (CDU), a déclaré qu’un moratoire sur l’achèvement du Nord Stream 2 pourrait être envisagé à la lumière de la récente intensification des tensions russo-ukrainiennes. Peu après, le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas, a rejeté cette idée  : « Je suis sceptique quant au fait que l’arrêt du projet Nord Stream 2 conduise à une désescalade de la part de Moscou — en fait, cela pourrait avoir l’effet inverse. »11. Angela Merkel a tranché le débat le 20 avril, alors qu’elle s’adressait à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, en affirmant que l’UE a déjà élaboré une position commune au sujet du Nord Stream 2 via l’amendement de la directive européenne sur le gaz12.

Manfred Weber, le Président du groupe du PPE au Parlement européen, a estimé que les Européens devaient envoyer « un signal clair aux autorités russes  » en refusant la mise en service du Nord Stream 2 si la situation dans l’est de l’Ukraine s’aggravait13. Donald Tusk, le Président du PPE, a pour sa part tweeté : « Si vous voulez vraiment arrêter l’agression russe contre l’Ukraine, vous devez arrêter Nord Stream 2. C’est aussi simple que cela ».

Le Nord Stream 2 à nouveau ciblé par un projet de loi américain

Le 21 avril, la Commission des affaires étrangères du Sénat américain a présenté un projet de loi, l’Ukraine Security Partnership Act, visant à fournir une aide militaire à l’Ukraine de 300 millions de dollars, dont 150 millions seraient soumis à conditions14. Le projet de loi contient un amendement du sénateur républicain texan Ted Cruz qui exige que le Département d’État détermine si 20 entités sont susceptibles de faire l’objet de sanctions américaines pour avoir contribué à la construction du Nord Stream 2. Parmi ces entités se trouvent Nord Stream 2 AG et les bateaux participant au chantier. Si la loi est adoptée, le Département d’État devra communiquer sa décision concernant ces entités dans les 15 jours suivant l’adoption.

Sources
  1. Zbigniew Rau, Dmytro Kuleba, Nord Stream 2 has damaged the West enough. Time to put an end to it., Politico, 22/02/2021.
  2. Ukraine at OSCE : Nord Stream 2 to finance Russia’s military machine, Ukrinform, 26/02/2021.
  3. Russia Is Destroying the Baltic Sea Ecosystem by Nord Stream 2, The Foreign Intelligence Service of Ukraine, 21/02/2021.
  4. Nord Stream 2 : Environmental Risks Keep Growing, The Foreign Intelligence Service of Ukraine, 01/03/2021.
  5. Nord Stream 2 : Another Violation of Environmental Standards, The Foreign Intelligence Service of Ukraine, 12/03/2021.
  6. Eugen Theise, Nord Stream 2 : Russia’s tricks to dodge US sanctions, DW, 24/03/2021.
  7. Nord Stream 2 : Minor Problems Can Lead to a Disaster, The Foreign Intelligence Service of Ukraine, 02/04/2021.
  8. Dmitri Bassenko, Nord Stream 2 AG publie des images montrant des « provocations » de navires et avions étrangers, Sputnik, 01/04/2021.
  9. Nord Stream 2 warns of security risks to pipeline from warships, planes, Reuters, 01/04/2021.
  10. Vladimir Afanasiev, Poland targets Nord Stream 2 support vessels ‘infringing economic interests’, Upstream, 29/03/2021.
  11. Stuart Elliott, Anastasia Dmitrieva, German foreign minister warns against halting Nord Stream 2 amid Ukraine tensions, 15/04/2021.
  12. Germany supports Nord Stream 2 regardless of other EU states’ view, says Merkel, TASS, 20/04/2021.
  13. Weber : Potrzebny „jednoznaczny sygnał” ws. Nord Stream 2, DW, 19/04/2021.
  14. Timothy Gardner, U.S. Senate panel advances bill to aid Ukraine, pressure Nord Stream 2, Reuters, 22/04/2021.