Il n’est « rien de plus invraisemblable, de plus impossible, de plus fantaisiste qu’une révolution une heure avant qu’elle n’éclate  », remarquait Rosa Luxemburg dans ses réflexions d’avril 1917 sur la révolution russe. Vue des frimas politiques de l’hiver 2022, une victoire de la gauche aux présidentielles paraît hors d’atteinte. Si on en reste aux intentions de vote, il n’y a guère à espérer de la séquence qui s’ouvre.

Si pourtant on fait l’effort de penser le présent au futur antérieur, à l’aune de ce qui pourrait rétrospectivement expliquer une victoire de la gauche, la possibilité d’un succès prend consistance. À mesure que le paysage se clarifie, que le programme l’Avenir en commun de l’Union populaire porté par Jean-Luc Mélenchon apparaît comme la seule proposition véritablement sérieuse émanant de ce camp, les raisons qui pourraient conduire à une telle issue émergent. Elles sont au nombre de trois.

Le fond de l’air

D’abord, il n’y a pas de « droitisation » du pays. Le glissement est massif dans la sphère médiatique du fait de l’activisme des milliardaires conservateurs. Il est tangible dans l’électorat le plus mobilisé et âgé, à la faveur de l’éloignement des classes populaires et des plus jeunes de la politique électorale. Mais comme l’a récemment montré Vincent Tiberj 1, l’exigence de justice sociale et l’ouverture aux autres sont toujours aussi prégnantes dans la population. La xénophobie est même durablement en recul. En outre, les enjeux matériels, pouvoir d’achat et santé notamment, sont en tête des préoccupations des Français.

Certes ces acquis sont fragiles. On a raison de craindre qu’ils ne s’effritent sous les coups de boutoirs de l’extrême droite et du confusionnisme qui est la marque de fabrique du bloc bourgeois macroniste. Mais le fait est que, jusqu’à présent, ils tiennent et se régénèrent même à chaque vague de mobilisation qui, à l’instar du mouvement contre la réforme des retraites, des marches pour le climat et même des gilets jaunes, viennent régulièrement assainir le climat idéologique en le reconnectant aux conditions de vie concrètes.

Vue des frimas politiques de l’hiver 2022, une victoire de la gauche aux présidentielles paraît hors d’atteinte. Si on en reste aux intentions de vote, il n’y a guère à espérer de la séquence qui s’ouvre.

Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Aurélie Trouvé

Une victoire de la gauche est donc envisageable en raison de cette donnée fondamentale  : une large partie du peuple continue à adhérer aux marqueurs de ce camp politique. La question est alors de savoir s’il existe une proposition politique assez forte pour percer la saturation de l’espace public par les médias conservateurs et – plus difficile encore – pour articuler les attentes des classes moyennes et intellectuelles avec celles des classes populaires qui se tiennent à distance de la politique. 

Une formule politique 

C’est à ce niveau, celui de la proposition politique, que se situe la deuxième raison qui pourrait expliquer une victoire de la gauche au printemps. L’Union populaire s’inscrit dans une temporalité politique en apparence démonétisée : le temps long. Sur le fond et la forme, la campagne de l’Union populaire bénéficie de l’expérience accumulée avec le Front de gauche (2012) et la France insoumise (2017). Pendant la décennie écoulée, un collectif de porte-paroles, jeune et féminisé, a été propulsé sur le devant de la scène, à l’occasion de batailles menées sur les bancs de l’assemblée nationale et du parlement européen. On reproche souvent à Mélenchon d’être un autocrate. Mais quel courant politique au cours des années récentes a fait émerger des porte-parole aussi nombreux et talentueux, chacun avec son style et ses thèmes de prédilection ? 

Mais l’expression la plus manifeste de cette inscription dans le temps politique long est le programme l’Avenir en commun. On dira qu’un programme politique n’engage que ceux qui y croient. Or si l’on accorde la moindre importance aux idées, aux idées nouvelles, comme ce devrait être le cas à gauche, on doit admettre que l’Avenir en commun est le plus ambitieux et le plus sophistiqué des programmes de la gauche depuis longtemps. 

Le cœur de ce programme se résume facilement : la question sociale et la question environnementale sont une seule et même question. La transition écologique doit susciter une transformation égalitaire de la vie sociale, favorisant le « bien-vivre » en même temps qu’une relation plus harmonieuse des êtres humains avec les écosystèmes. Pour cela, une méthode : la planification écologique et démocratique, qui consiste à délibérer sur les besoins avant de produire, plutôt que de laisser libre cours au productivisme marchand.

On reproche souvent à Mélenchon d’être un autocrate. Mais quel courant politique au cours des années récentes a fait émerger des porte-parole aussi nombreux et talentueux, chacun avec son style et ses thèmes de prédilection ?

Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Aurélie Trouvé

L’Avenir en commun est la base de travail du Parlement de campagne de l’Union populaire 2. Sur ce socle d’idées partagées, un rassemblement de forces issues du mouvement social est en cours. Le Parlement de campagne réunit aujourd’hui plus de 200 personnes, et les secteurs et personnalités continuent à affluer. Depuis le mois de décembre, à chacune de ses sessions, le parlement discute et précise le programme, cherche à convaincre des secteurs nouveaux de le rejoindre, inventant ainsi une nouvelle forme d’articulation du social et du politique. Quelle que soit l’issue de la présidentielle, cette expérience novatrice servira de matrice à des constructions politiques futures. 

Un nouveau monde

Continuons cet exercice de politique fiction en nous mettant à la place des analystes qui auraient à expliquer une victoire de la gauche en avril. La troisième raison qu’ils invoqueront est que la gauche dite « radicale » s’est considérablement rapprochée du pouvoir au cours de la décennie passée. Alexis Tsipras, Pablo Iglesias, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, aujourd’hui Gabriel Boric : par-delà les différences, qu’est-ce qui rassemble ces figures ? Le fait qu’elles aient exercé le pouvoir ou été proches de l’exercer dans des sociétés capitalistes avancées. Qu’une personnalité issue de la gauche radicale accède aux plus hautes fonctions n’est plus de l’ordre de l’inconcevable, comme cela l’avait été dans les deux décennies qui ont suivi la chute du mur de Berlin.  

La crise de 2008 a provoqué un changement d’époque, que la pandémie a encore accentué. La décennie 2010 a vu le néolibéralisme se dévitaliser à grande vitesse. La promesse d’une régulation autonome des marchés s’est « zombifiée » en une capture de la puissance économique des États au service de la finance et de l’endiguement des forces contestataires. Ce changement de conjoncture a affecté le bloc bourgeois macroniste lui-même : que reste-t-il du fantasme de la « start-up nation » quand on en vient à invoquer les mannes du commissariat général au plan  ? Le néolibéralisme n’a certes pas disparu. Le qualificatif le plus adapté est « postnéolibéral » : des aspects importants du néolibéralisme continuent à structurer la vie économique et sociale, mais les classes dominantes sont en quête d’une alternative cohérente, correspondant bien sûr à leurs intérêts.

La crise de 2008 a provoqué un changement d’époque, que la pandémie a encore accentué. La décennie 2010 a vu le néolibéralisme se dévitaliser à grande vitesse. La promesse d’une régulation autonome des marchés s’est « zombifiée » en une capture de la puissance économique des États au service de la finance et de l’endiguement des forces contestataires.

Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Aurélie Trouvé

Dans ce contexte, une vague de mobilisations sociales inédites depuis les années 1970 a parcouru la planète : les Indignés, Occupy Wall Street, le printemps arabe, le mouvement des places en Grèce, celui de la place Taksim en Turquie… Chacune bien sûr avec ses spécificités, mais non sans cohérence d’ensemble. Les gauches politiques s’en sont peu à peu imprégnées, donnant lieu à l’émergence de forces nouvelles, positionnées à gauche de la social-démocratie – c’est le cas de Syriza, de Podemos, ou du Front de gauche/France insoumise – ou occasionnant une « gauchisation » de cette dernière, comme dans le cas du Labour de Corbyn ou de la gauche du parti démocrate de Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez aux Etats-Unis.  

Pour l’heure, ces expériences se sont soldées par des échecs. L’accession au pouvoir de Syriza en Grèce, en janvier 2015, fut le résultat d’une critique sans concessions des politiques d’austérité infligées par les instances européennes, et d’une proposition offrant un débouché politique aux mouvements sociaux. Mais en dépit du soutien de la population, Syriza ne s’est pas montré à la hauteur de la confrontation. Sous la menace d’une expulsion de l’euro, le pays a été livré pieds et poings liés à la Troïka. D’après les données d’Eurostat, une décennie plus tard le revenu médian n’est plus que les deux tiers de son niveau de 2010. 

Arrivé à la tête du Labour en septembre 2015 et réélu un an plus tard, Corbyn n’a pas réussi, malgré une forte légitimité – dans l’électorat jeune en particulier -, à résister aux assauts d’un appareil travailliste « blairisé », qui attendait son heure 3. Plus grave, il n’est pas parvenu à trouver une réponse de gauche cohérente et convaincante à l’enjeu central de la période en Grande-Bretagne : le Brexit. De son côté, Podemos s’est pris les pieds dans son statut de junior partner dans une coalition sous hégémonie du PSOE. Le problème du parti issu du mouvement des « Indignados »

était non seulement son extrême personnalisation autour de la figure de Pablo Iglesias, mais sa croyance naïve dans le fait qu’il suffirait d’accéder au pouvoir pour changer les choses « par en haut », sans construire patiemment une coalition de classes et de mouvements sociaux : un « bloc populaire », pour parler comme Bruno Amable et Stefano Palombarini. Trop souvent, la « crise de la représentation » démocratique est perçue comme émanant des institutions. C’est en partie vrai : celles-ci sont dévitalisées, tout particulièrement en France, où la composante autoritaire de la 5e République, présente dès les origines, ne cesse de se renforcer, en proportion inverse de sa légitimité. Mais la « crise de la représentation » est avant tout une crise de l’articulation du social et du politique. Une sortie de cette crise par la gauche suppose la mise en œuvre d’une stratégie « arc-en-ciel » permettant aux mouvements sociaux dans leur diversité de faire valoir leur agenda dans le champ politique 4

Paradoxalement, c’est aux États-Unis que la gauche radicale obtient pour l’heure ses meilleurs résultats, dans un contexte idéologique pourtant hostile : si les programmes d’investissements massifs annoncés par Biden ont sans doute pour première cause la volonté d’une partie des élites de saper les fondements économiques du trumpisme, à savoir des niveaux d’inégalités sans précédents dans l’histoire, Bernie Sanders et les siens ont réussi à imposer en partie leur agenda et un rapport de force à un parti démocrate que l’on croyait définitivement « clintonisé  ». La bataille est en cours. Son issue aura un impact majeur sur la conjoncture politique mondiale, tout comme la « Reagan Revolution » néolibérale des années 1980 avait donné le coup d’envoi d’un déferlement de politiques néolibérales à l’échelle du globe.

Paradoxalement, c’est aux États-Unis que la gauche radicale obtient pour l’heure ses meilleurs résultats, dans un contexte idéologique pourtant hostile.

Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Aurélie Trouvé

Le temps du rassemblement

La gauche est faible et fragmentée. On ne sort pas indemne du XXe siècle : si la chute du mur de Berlin sonnait – en apparence – le glas des courants révolutionnaires, elle laissait entrevoir un avenir radieux pour les réformistes, comme l’a illustré dans les années 1990 le « moment social-démocrate » autour de Blair, Schröder, Jospin et Clinton. Trente ans plus tard, le bilan est cinglant : les sociaux-démocrates sont eux aussi emportés par la crise générale des gauches. À l’échelle française, un spectacle de division et de vacuité programmatique est offert par les candidats issus de cet espace – Anne Hidalgo, Arnaud Montebourg et Christiane Taubira – au moment même où outre-Rhin, le SPD est de retour au pouvoir, certes en coalition avec les libéraux du FDP. 

La qualification de l’Union populaire au second tour de la présidentielle puis la victoire ne sont évidemment pas les scénarios les plus probables. Dans les sociétés démocratiques, un courant ne l’emporte – et ne gouverne – jamais seul, il est dans la nature de ces sociétés d’être politiquement « plurielles ». Prenant acte de l’impossibilité d’agréger les appareils, le Parlement de campagne a entamé ce travail « par-en bas », en tâchant de coaliser les énergies de la société civile. Un programme à la hauteur des défis de l’époque, un ancrage dans les mouvements sociaux et des porte-paroles dignes de ce nom suffisent à ouvrir le champ des possibles et à donner envie de livrer la bataille, avec la certitude que d’autres s’y joindront, avant le premier tour et espérons au-delà. Pour le reste, on suivra le conseil de « Rosa la Rouge », et on attendra « une heure avant » pour se prononcer.

Sources
  1. À force d’y croire : la France s’est-elle droitisée ? | Revue Esprit (googleusercontent.com)
  2. Le Parlement de campagne est composé pour moitié de membres de La France Insoumise (LFI) et pour l’autre moitié de personnes extérieures au parti, venues de la société civile (syndicalistes, intellectuels…). Les auteurs de ce texte en sont tous trois membres ; il est présidé par Aurélie Trouvé.
  3. Thierry Labica, L’Hypothèse Corbyn. Une histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne depuis Tony Blair, Paris, Demopolis, 2019.
  4. Voir Aurélie Trouvé, Le Bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, Paris, la Découverte, 2021.