Partout, la démocratie est en crise. En Europe, la droite nationaliste semble être en pleine expansion1. En Afrique, un recul des avancées démocratiques des années 1990 et 2000 semble, dans certains cas, laisser la place à un nouvel autoritarisme. Comment, s’interroge Achille Mbembe dans son récent article sur un « New Deal » entre l’Europe et l’Afrique, est-ce que le premier peut aider le second à s’en sortir ? Quel doit être le rôle de l’Europe sur le continent africain – terrain de bataille privilégié de l’avenir de la démocratie tout court ?

Pour Mbembe, l’Europe, et plus précisément l’Union européenne, n’est pas pour le moment à la hauteur de cette tâche qu’il qualifie d’historique, instrumentale et géostratégique. Au lieu d’appuyer les mouvements africains endogènes qui demandent – exigent, même – la démocratie, Mbembe accuse l’Union de se noyer dans des solutions techniques qui sont souvent le quotidien des projets de développement, à la place d’un « dialogue politique digne de ce nom ».

En effet, cette dépolitisation (pour ne pas dire « apolitisation ») du développement socio-économique est l’une des idées phares de la critique anthropologique du développement2.

En 1990, l’anthropologue James Ferguson publie une étude approfondie d’un projet de développement au Lesotho – l’une des premières critiques académiques du développement. Il décrit comment le « développement » est une anti-politics machine (machine anti-politique). Un dispositif qui, entre autres, réduit les problèmes éminemment politiques du développement à des questions techniques. Comme si la réduction de la pauvreté ou la lutte pour les droits fondamentaux ne passaient que par l’ajustement de telle ou telle politique économique, la mise en place de telle ou telle innovation technique, telle ou telle formation en droits humains… Ce n’est pas pour autant, cependant, que les projets de développement « apolitiques » n’ont pas d’impact politique. Car comme le démontre Ferguson, même en échouant à leurs objectifs formellement définis, les projets de développement contribuent à l’expansion du pouvoir bureaucratique de l’État :

…[L]e dispositif du « développement » au Lesotho n’est pas une machine pour l’élimination de la pauvreté qui est accessoirement impliquée dans l’exercice du pouvoir bureaucratique de l’État ; c’est une machine pour renforcer et étendre le pouvoir bureaucratique de l’État qui prend accessoirement la pauvreté comme son point d’entrée…3

Au lieu d’appuyer les mouvements africains endogènes qui demandent – exigent, même – la démocratie, Mbembe accuse l’Union de se noyer dans des solutions techniques qui sont souvent le quotidien des projets de développement, à la place d’un « dialogue politique digne de ce nom ».

joshua z. WALKER

Cette expansion du pouvoir bureaucratique de l’État n’est pas l’unique conséquence inattendue des projets de développement. À cela, il faudrait ajouter, entre autres, l’impact socio-économique du paiement des salaires des « experts » de développement étrangers et nationaux et la création de nouvelles élites, tout comme le façonnage des bénéficiaires africains et leurs formes d’organisation à l’image du type d’organismes avec lesquels les bailleurs de fonds veulent s’engager.

C’est donc la vision et la présentation du développement comme un projet apolitique que critique Mbembe, en déplorant ce qu’il appelle « une multitude d’initiatives incohérentes » de l’Union européenne en Afrique. Si le diagnostic des symptômes des problèmes liés aux conditions socio-économiques en Afrique par les bailleurs de fonds (« manque de capacités financières, techniques et administratives ») a une part de vérité, ce n’est pas pour autant qu’ils sont, pour Mbembe, la cause fondamentale des problèmes de développement. Car toute analyse de l’économie politique africaine et donc du développement doit nécessairement tenir compte de l’histoire des rapports de pouvoir et de force entre l’Europe et l’Afrique et ainsi, des inégalités mondiales qui sont le fruit du capitalisme. Comment peut-on parler du développement de l’Afrique sans prendre en compte le fait que « l’Europe a sous-développé l’Afrique », pour reprendre la phrase de Walter Rodney4  ?

Si cette analyse du développement comme un ensemble de pratiques qui visent des solutions techniques à des questions politiques est valable, la réalité au début du XXIe siècle est parfois différente. En République démocratique du Congo (RDC), l’Union fait preuve d’une ouverture importante à l’assistance de la démocratie, en finançant depuis 2006 les institutions comme le parlement congolais et les instances judiciaires, et la société civile, par exemple dans le cadre des élections. Cependant, les résultats de ces interventions sont pour le moins mitigés. La démocratie en RDC s’est-elle réellement développée grâce à ces interventions ? Il est difficile de soutenir une telle affirmation. D’autant plus qu’une grande part de l’assistance européenne à la société civile pour les élections était octroyée à des structures plutôt « techniques » comme les organisations d’appui technique aux élections ou à l’observation électorale. Ces dernières ne sont pas, pour la plupart, des organismes de mobilisation de masses avec des revendications politiques. De surcroît, et à la différence de ce que suggère Mbembe, la diplomatie et la coopération européennes semblent intimement liées dans la pratique—les décisions et la gestion des financements à caractère politique au sens formel ne relèvent pas uniquement des responsables de développement mais également des responsables de la politique étrangère européenne. Il serait difficile, donc, d’affirmer que l’Union ne voit pas l’importance d’appuyer la démocratie – en RDC du moins -, y compris comme un soutien d’ordre instrumental, comme le souhaite Mbembe. En même temps, le mélange entre aide au développement et politique étrangère peut se révéler problématique lorsque cette dernière vise des changements précis déterminés par la politique étrangère des pays donateurs et non des objectifs généraux de démocratisation.

Comment peut-on parler du développement de l’Afrique sans prendre en compte le fait que « l’Europe a sous-développé l’Afrique » ?

JOSHUA z. Walker

Il y a lieu de se demander si la coopération bi- ou multilatérale pour les projets de démocratie en Afrique est de si grand intérêt pour l’avenir politique du continent. Quels sont les risques, par exemple, pour les mouvements citoyens comme la Lutte pour le changement (Lucha) en RDC s’ils reçoivent l’argent d’un bailleur comme l’Union ? Comment ces mouvements—que Mbembe classe parmi des « nouvelles formes d’organisation, d’expression et de mobilisation » à soutenir—peuvent-ils maintenir leurs principes, leur intégrité, leur indépendance en étant subventionnés par des gouvernements ? Les fondations privées peuvent, elles aussi, exiger que leurs partenaires récalcitrants optent pour de nouvelles orientations idéologiques. L’indépendance est un défi important, mais il est surmontable. Une aide aux mouvements démocratiques en Afrique peut être utile à condition qu’elle laisse la liberté à ces derniers de définir leurs propres stratégies, leurs propres luttes pour le changement qu’ils désirent. Et même alors, les exigences administratives des bailleurs de fonds comme l’Union peuvent conduire à la bureaucratisation de ces organismes, les privant ainsi de leur flexibilité et de leur créativité pourtant nécessaires.

L’existence même de ce défi devrait nous pousser à nous interroger sur d’autres possibilités de « coopération » non encore identifiées ou peu explorées. Car si les mouvements démocratiques endogènes en Afrique sont multiples, innovateurs, embryonnaires et parfois même contradictoires (soit, l’essence même de la démocratie), ces mêmes types d’organisation et de réflexion existent aussi en Europe. Syndicats, nouveaux milieux associatifs et créatifs… l’Europe comme le reste du monde est également un berceau de nouveaux modes de pensée et d’action.

Il s’ensuit que la solidarité Europe-Afrique et Afrique-Europe devrait aller au-delà de l’aide publique au développement, qui par définition va des bailleurs étatiques envers les gouvernements et les ONG africains. Cette solidarité doit être fondée sur le respect mutuel et les principes partagés, même si, dans la pratique, les points de vue sur des questions précises peuvent varier selon les contextes.

Ici, le grand problème, pour revenir à la question historique de l’exploitation de l’Afrique, est que l’inégalité entre partenaires n’est jamais très loin de la surface. Elle conditionne, souvent, les relations entre ces derniers et même la forme que prennent les partenaires locaux en Afrique. Les ONG africaines, tout comme les villages africains, sont pris dans un cycle perpétuel de recherche de financements pour leur survie5. Et cette dépendance peut entraîner des conséquences néfastes : à chaque changement de priorité des bailleurs de fonds, suivant les objectifs précis définis dans les capitales des pays donateurs ou dans les salles de conférence des fondations philanthropiques, les bénéficiaires (gouvernements et société civile) se voient obligés de s’adapter aux dernières idées à la mode, devenues nouvelles conditions pour l’obtention de financements.

Une assistance à la démocratie peut-elle être géostratégique et instrumentale, sans imposer un agenda ? Quelles peuvent être d’autres façons de soutenir la démocratie ? Ici, il faut revenir à la première raison que donne Mbembe pour laquelle l’Europe, parmi d’autres donateurs, devrait s’impliquer dans le soutien à l’innovation de la démocratie en Afrique : l’héritage historique. Si les puissances coloniales n’étaient redevables qu’envers les métropoles, ce même schéma persiste aujourd’hui. Les bailleurs de fonds sont, certes, redevables, mais envers les pays et les électeurs de leurs pays. Il est rare que les donateurs soient tenus pour responsables envers les populations qu’ils assistent – lorsqu’un projet échoue, même s’il a des effets négatifs, les gouvernements qui ont choisi l’objectif du financement et sa modalité ne reçoivent aucune sanction de la part des personnes affectées. Ne serait-ce pas un changement démocratique clé si les bailleurs de fonds commençaient justement par accepter d’être redevables envers leurs « bénéficiaires » ?

Il faudrait songer non seulement à la définition des priorités de développement par les récipiendaires de l’aide publique et de leur mise en œuvre, mais surtout à rien de moins qu’une implication pour le changement du système mondial  : la réforme du système financier et du commerce qui défavorise l’Afrique. Voilà le plus gros défi de la solidarité démocratique entre l’Europe et l’Afrique. Les bailleurs de fonds sont-ils à la hauteur de cette nécessité de rupture avec le système qui continue à reproduire les inégalités mondiales ?

Sources
  1. Joshua Z. Walker est le directeur de programme du Groupe d’étude sur le Congo, un centre de recherche indépendant basé à l’Université de New York qui vise à expliquer à un large public les interactions complexes entre la politique, la violence et l’économie politique en République démocratique du Congo. Les propos tenus ici n’engagent ni le Groupe d’étude sur le Congo, ni l’Université de New York.
  2. David Mosse, « The Anthropology of International Development », Annual Review of Anthropology, 2013, vol.42, pp.227-246
  3. James Ferguson, The anti-politics machine : “Development,” depoliticization and bureaucratic power in Lesotho, 1994 [1990], Cambridge, Cambridge University Press, p.255, traduction de l’auteur
  4. Walter Rodney, How Europe underdeveloped Africa, 1972, London, Bogle-L’Ouverture Publications
  5. Thomas Bierschenk, Jean-Pierre Chauveau et Jean-Pierre Olivier de Sardan (ouvrage collectif), Courtiers en développement : les villages africains en quête de projets, 2000, Paris, Editions Karthala