La guerre sociale en France

Amable et Palombarini se penchent sur l'analyse économique de la crise sociale par Romaric Godin.

Romaric Godin, La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, Paris, La Découverte, «Cahiers libres», 2019, 250 pages, ISBN 9782348045790, URL https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_sociale_en_France-9782348045790.html

Il y a quelque chose d’étrange à faire la recension de l’ouvrage de Romaric Godin car la trame théorique de celui-ci est assez largement et d’ailleurs tout à fait explicitement inspirée de nos propres travaux, en particulier L’illusion du bloc bourgeois. Ceci rend l’exercice un peu particulier et revient, au moins en partie, à jeter un regard sur nos propres productions. Il n’est donc pas étonnant que les points d’accord entre Romaric Godin et nous-mêmes soient nombreux.

Le premier est évidemment d’aller aux sources économiques des transformations politiques que connaît la France contemporaine, en particulier le caractère autoritaire et parfois brutal du pouvoir, qu’il est impossible de séparer du projet politique de transformation radicale du modèle socio-économique français mis en œuvre par un État qui s’est donné l’aboutissement du processus comme tâche principale. Ce projet est désapprouvé mais subi par une majorité sociale qui fait face à des obstacles énormes pour se transformer en opposition politique.

Une partie importante de La guerre sociale est consacrée à souligner la distinction entre libéralisme « classique » et néolibéralisme ainsi que celle entre ce dernier et « l’ultra-libéralisme ». C’est un autre point de convergence avec nos travaux, et il serait heureux que la conscience de ces distinctions se diffuse en dehors des cercles académiques. En effet, comme le signale à juste raison Godin, dans la campagne présidentielle et même après, Emmanuel Macron a joué sur la confusion entre ces termes pour se donner une image acceptable pour une partie de l’électorat de gauche. Comme dans le néolibéralisme l’État a un rôle important à accomplir, mais que dans la confusion ambiante toute variante du libéralisme est considérée comme antiétatique, il lui a suffi d’affirmer qu’il défendait l’importance des politiques publiques pour ne pas passer pour un (néo)libéral de droite.

Romaric Godin partage aussi notre analyse de la base sociale de l’électorat d’Emmanuel Macron en termes de bloc bourgeois, la mise en évidence de la complémentarité de fait entre le bloc bourgeois et un bloc réactionnaire nationaliste (RN), les deux jouant en direction de la transition vers un modèle socio-économique néo-libéral, et l’idée que cette transition est facilitée par son propre mouvement : l’individualisation des relations de travail dissout les solidarités interprofessionnelles et interclasses et affaiblit l’opposition.

Les points d’accord sont donc très nombreux. On pourrait encore citer le rejet de la « notion vague mais fort pratique de populisme », l’instrumentalisation du consensus « scientifique » autour des nécessaires réformes qui vise à disqualifier toute politique alternative, le rôle joué dans l’élaboration de l’idéologie néolibérale par les modernistes français, la libéralisation et le développement des marchés financiers comme conséquence et condition de survie du modèle néolibéral. La convergence entre l’analyse proposée par La guerre sociale en France et les nôtres est donc très large ; mais il y a tout de même quelques différences, qui portent notamment sur les causes de la transition du modèle hybride qui a caractérisé le capitalisme français dans l’après-guerre, vers une organisation résolument néolibérale.

La discussion sur les causes de cette transition peut être articulée en trois questions. Le tournant macroniste est-il le produit d’une conversion des élites ou bien une réponse à la crise des anciennes alliances sociales ? Sommes-nous en présence d’un tournant soudain, qui aurait eu lieu au cours des dix dernières années, ou de l’aboutissement d’une stratégie politique déployée à partir du début des années 1980 ? Et ce tournant coïncide-t-il vraiment, comme le soutient Romaric Godin, avec un changement de nature de l’État ?

Illusion du bloc bourgeois
B. Amable et S. Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, 2017 (rééd. 2018)

À la racine du tournant macroniste : conversion des élites ou crise des anciennes alliances sociales

Il n’y a aucun doute à avoir sur la nature de la transformation qu’Emmanuel Macron entend faire subir au modèle socio-économique français : une transition rapide et, au besoin, brutale, vers un modèle néolibéral. De fait, Emmanuel Macron est un exemple rare de néolibéral quasi-chimiquement pur. La question que chacun peut se poser est de savoir comment il a pu parvenir au pouvoir et réussir à s’y maintenir dans un pays qui a de nombreuses fois prouvé son hostilité au néolibéralisme.
Romaric Godin décrit cet événement en apparence improbable comme le résultat de la conversion massive des élites à l’idéologie néolibérale, résultat de la domination de cette idéologie dans la science économique. S’il est vrai que rares sont les économistes, y compris prétendument « (néo)keynésiens », à ne pas chanter les louanges des « réformes structurelles », il y a là une différence importante entre l’analyse de Romaric Godin et nos propres travaux. Un peu comme Thomas Piketty dans son dernier ouvrage (Capital et idéologie), Romaric Godin regarde les transformations à partir des représentations que diffusent les « élites » à propos de la société et de l’économie.

En revanche, l’analyse que nous avons développée dans nos différents travaux se concentre au moins autant sur la base que sur le sommet et prend en compte les modifications de l’espace politique. Contrairement à nous, Romaric Godin ne propose pas d’analyse de la crise endogène des anciennes alliances socio-politiques et de l’émergence du bloc bourgeois comme une réponse à cette crise. Il écrit (p. 151) que la stratégie de la réforme douce « permet(tait) aux grands partis de continuer à exister (…) grâce à leur capacité à faire des compromis (…). À partir de 2010, ce système s’enraye parce que les partis au pouvoir mettent en place une stratégie de transformation néo-libérale de plus grande ampleur ». C’est en effet une partie de la dynamique qui explique la crise et notamment l’éclatement du bloc de gauche sous l’effet des conséquences des politiques suivies par « la gauche » au pouvoir ; mais l’autre partie de cette dynamique est que la mise en œuvre de la version radicale de la stratégie néolibérale est vue par certains acteurs politiques comme une possible sortie de la crise politique, par la redéfinition des alliances socio-politiques.

On ressort de la lecture de la Guerre sociale en France avec l’impression d’un équilibre autour du modèle hybride, combinant des éléments keynésiens et néolibéraux, qui aurait été déstabilisé par la conviction des élites que les réformes néolibérales étaient la seule réponse possible aux difficultés engendrées par la crise financière de 2008. Dans nos analyses, nous avons en revanche montré que le modèle français est fortement fragilisé dès les années 1980 par une crise politique profonde, qui coïncide avec la fracture progressive des blocs sociaux qui le soutenaient. La crise financière de 2008, en contribuant à réduire les marges de médiation aussi bien au sein de l’alliance sociale de gauche que de celle de droite, a accéléré un processus qui était déjà enclenché depuis des décennies, et l’émergence du bloc bourgeois peut être lue comme une réponse stratégique à cette crise politique plutôt que comme le produit d’une conversion des élites à l’idéologie néolibérale.

Reportage Gilets jaunes

Tournant soudain, ou aboutissement d’une stratégie de long terme ?

Romaric Godin identifie ainsi deux grandes phases dans l’évolution récente du capitalisme français. La première, qui s’achève autour de l’année 2010, serait celle des « réformes à petits pas » menées par des décideurs soucieux de préserver les équilibres politiques. La dernière partie de la présidence Sarkozy marquerait un tournant : c’est à ce moment, selon l’auteur, que le projet d’une transition complète vers le modèle néolibéral s’impose.

Notre analyse est différente. Pour nous, le projet néolibéral, présent dans le paysage politique français depuis de très nombreuses décennies, s’affirme dès le début du premier septennat de Mitterrand, et devient hégémonique déjà dans la deuxième moitié des années 1980. Le poids politique de ce projet est à la fois une cause et une conséquence du délitement des alliances sociales traditionnelles.

Le processus de réforme s’est attaqué d’abord aux domaines institutionnels les moins sensibles politiquement et socialement, mais il n’y a pas eu de « petits pas » dans la réforme néolibérale du marché des biens, de la finance, de la sphère monétaire. C’est en revanche le cas dans les domaines de la protection sociale et de la relation d’emploi, dont les compromis institutionnalisés constituent l’armature du compromis socio-politique de l’après-guerre. Les transformations dans ces deux domaines ont été composées de tentatives vite avortées de bouleversement majeur, de réformes « aux marges » et partielles et, surtout pour la protection sociale, d’un étranglement financier progressif (starve the beast).

Mais cette dynamique transitionnelle vers un modèle néolibéral, relativement lente, s’est transformée en dynamique rapide par le jeu des complémentarités institutionnelles. Les changements limités ont fini par saper les bases du compromis dominant de différentes manières : en affaiblissant les groupes sociaux qui avaient le plus intérêt à défendre ce compromis et en renforçant ceux qui avaient le plus intérêt à sa disparition ; en réduisant l’efficacité des institutions en place et en affaiblissant les interactions positives et stabilisatrices qu’elles entretenaient avec les autres institutions constituant le modèle. De « vertueuses », les complémentarités institutionnelles sont devenues progressivement paralysantes puis destructrices. La dynamique lente a conduit le modèle socio-économique au bord du précipice. On comprend pourquoi les petits pas qui ont suivi ont débouché sur une accélération considérable du « changement ».

Ce n’est donc pas un changement de stratégie qui s’opère autour de l’année 2010, mais certainement un changement de rythme. Sarkozy, Hollande puis Macron sont arrivés en fin de parcours, quand il s’est agi d’achever le projet en réformant les domaines les plus sensibles : la protection sociale et la relation salariale. Alors que Romaric Godin voit, autour de 2010, une rupture de la logique des réformes, nous lisons les mutations du capitalisme français à l’intérieur d’une dynamique unitaire qui se déploie sur une période d’environ 35 ans. Bien évidemment, les réformes qui touchent la relation salariale et la protection sociale ont des effets pour ainsi dire plus visibles, et rencontrent davantage de résistances, que celles qui portaient sur la finance, la monnaie ou le marché des biens ; mais c’est bien pour cette raison qu’elles sont arrivées en dernier.

Un changement de nature de l’État

Comme il est souligné à plusieurs reprises dans l’ouvrage, le néolibéralisme n’est pas « moins d’État » mais plutôt une orientation différente de l’État, transformé à la fois dans son action, dirigée vers la promotion et la protection des mécanismes de marché, et dans son fonctionnement interne, s’appliquant à lui-même la logique marchande qu’il cherche à diffuser. À cette perspective, Romaric Godin ajoute une considération a priori curieuse compte tenu de l’orientation théorique qu’il a adoptée, qui porte sur la neutralité de l’État. Le tournant de 2010 marquerait le passage d’un Etat « neutre » dans la lutte entre le capital et le travail, à un État allié du capital : on serait ainsi en présence d’un nouveau rôle de l’Etat, ou plutôt, d’un retour au XIXe siècle.

Romaric Godin effectue un très bon rappel historique de quelques spécificités françaises : un lourd héritage libéral et répressif au XIXe et au début du XXe siècle, qui explique le retard français dans la conversion au modèle social-démocrate. Il faudra la deuxième guerre mondiale et le compromis entre le PCF et les gaullistes pour faire des progrès dans ce sens. On peut alors lire la période actuelle comme un retour à une domination brutale du capital, assez classique de la société française.

Mais la question de la neutralité (p. 159 : « L’État français vient de modifier un élément central du modèle français : il abandonne sa neutralité de classe et fait le choix du capital ») est autre. Nous considérons que l’action étatique est « par nature » liée au compromis social dominant, qu’elle contribue à former et à stabiliser en protégeant les intérêts des groupes qui y participent. La « neutralité » de l’État d’avant 2010 était seulement apparente, liée au fait que les blocs de gauche et de droite étaient des alliances interclasses qui nécessitaient l’incorporation d’une partie au moins des attentes des groupes sociaux les composant dans la définition des politiques publiques. Ce qui caractérise la période contemporaine est le caractère de classe plus prononcé de l’alliance sociale dominante, avec les conséquences que l’on peut aisément en déduire pour la conduite de l’État.

La thèse de l’abandon de la neutralité de l’État sous la présidence d’Emmanuel Macron est d’ailleurs curieuse, considérant les influences marxistes du livre qu’on perçoit dès le titre. L’État n’est jamais « neutre » mais son action exprime le compromis socio-politique dominant. C’est le profil du nouveau compromis et l’étroitesse de la base sociale sur laquelle il repose, c’est-à-dire la composition du bloc bourgeois, qui expliquent que l’action publique soit plus directement connectée que par le passé à la défense des intérêts du capital, et non une nature différente de l’État. Le changement de visage de l’État, d’une apparence de neutralité à une partialité relativement bien assumée, y compris dans les déclarations (« ceux qui ne sont rien »…), ne suffit pas à fonder la thèse d’une rupture dans sa logique d’action. Il y a pour l’État l’exigence d’une « apparence de neutralité » qui renforce son efficacité : dans les situations de crise, cette apparence est abandonnée, ce qui diminue l’efficacité de l’action publique et met à jour les mécanismes de domination.

Cette question du « changement de nature » de l’État français est mise en rapport aussi avec l’autoritarisme de Macron, qui serait radicalement nouveau par rapport aux décennies précédentes. C’est certainement vrai si on prend en compte l’histoire des mouvements sociaux depuis les années 1980. La période qui commence dans les années 2010 possède une double nouveauté : un changement dans les tactiques de maintien de l’ordre avec une volonté d’aller aux contacts des manifestants, ce qui était autrefois évité, et la mise en œuvre  de méthodes discutables du point de vue des libertés publiques telles que la « nasse » ; d’autre part, les manifestants sont de plus en plus traités comme des délinquants et le problème du maintien de l’ordre devient un problème de répression des mouvements sociaux.
D’un autre côté, les années 1960-70 furent aussi des périodes violentes et la différence avec la période actuelle n’est pas tant dans la retenue des autorités (quoique la comparaison entre le préfet Grimaud et le préfet Lallement tendrait à nous amener à conclure que si, peut-être) que dans l’équilibre des forces politiques. Au-delà du profil différent du bloc social dominant, il faut aussi considérer que, quelles qu’aient pu être ses intentions répressives, le pouvoir de droite des années gaullistes et pompidoliennes devait compter avec une opposition politique et syndicale organisée et puissante. Par comparaison, la police a aujourd’hui la tâche plus facile.

L’opposition est fragile, mais l’optimisme est permis

Au-delà des divergences sur l’analyse du tournant de 2010, notre accord avec Romaric Godin sur les perspectives de l’évolution du capitalisme français est presque parfait. Comme nous le faisions dans L’illusion du bloc bourgeois, Romaric Godin soulève la question des changements provoqués par la transition néolibérale sur le corps social et des contradictions qu’ils provoquent pour les groupes dominés. La contestation de la trajectoire néolibérale est rendue difficile en raison de la déstructuration politique que la stratégie néolibérale implique à deux niveaux différents. Sur la structure sociale d’abord, notamment par la fragmentation et l’individualisation des relations de travail ; et au niveau que Romaric Godin appelle « culturel », c’est-à-dire sur la traduction des positions socio-économiques en attentes politiques.

Romaric Godin souligne à raison que la transformation de l’individu en consommateur lui retire de la puissance en tant qu’agent politique, et contribue à la glorification de la figure de l’entrepreneur et de la mobilité : « En individualisant la relation de travail, on a affaibli le camp du travail et amené les salariés à intégrer que leur sort ne pouvait s’améliorer ni par la lutte ni par la coopération, mais par son adhésion aux intérêts du capital. C’est par cet autoritarisme d’entreprise qu’est apparue la victoire culturelle du néolibéralisme » (p.45).

La tentative du néolibéralisme de fonder par son action le socle social qui lui permettra de prolonger son existence a de réelles chances d’aboutir. C’est d’ailleurs le pari « culturel » d’Emmanuel Macron, que Romaric Godin identifie avec exactitude : « Il creuse le déficit pour gagner du temps et son pari culturel. Une fois la France transformée, l’austérité pourra s’installer, parce que le bloc social néolibéral sera fondé ». Mais il est aussi vrai qu’un regard élargi en dehors des frontières françaises incite à un peu plus d’optimisme : le néolibéralisme est en crise, notamment dans les pays anglo-saxons qui ont adhéré en premiers à ses promesses. Il y a d’ailleurs quelque chose de particulièrement bien vue dans le livre de Romaric Godin : c’est le caractère « rétro » de la personnalité d’Emmanuel Macron, qui semble tout droit sorti des années 1980. Il aurait pu sans effort figurer sur la photo de campagne électorale de la droite, alors dans sa brève période « ultra » reagano-thatchérienne, aux côtés de Jacques Chirac et Jacques Toubon (qui, lui, s’est plutôt amélioré depuis). Il aurait pu être le héros de « Vive la crise » en lieu et place de Philippe de Villiers (avec qui il s’est affiché au cours de la campagne électorale de 2017).

Affiche de campagne du RPR, novembre 1985

Malgré ses prétentions au « progressisme » ou à la « modernité », la « politique datée et à contretemps » d’Emmanuel Macron l’est même doublement, à la fois vis-à-vis des contestations du capitalisme qui s’expriment du côté de Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders, et vis-à-vis du nationalisme économique de Donald Trump. Face à un capitalisme qui ne peut plus tenir ses promesses, comme l’a montré Wolfgang Streeck, sa présidence est contrainte aux slogans les plus éculés du néolibéralisme à offrir. Le « pari culturel » d’Emmanuel Macron est loin d’être gagné d’avance, et les perspectives politiques françaises sont peut-être plus ouvertes qu’il n’y paraît. Encore faudrait-il des acteurs politiques capables de transformer les possibilités en actions concrètes.

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