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Les mythes naissent dans le silence1. Ovide, lorsqu’il déclare que les histoires qu’il va chanter sont nées des dieux, explique qu’au commencement il n’y avait rien, rien hors la masse silencieuse de la Nature, ni façonnée ni encadrée. C’est dans cette masse que le dieu, «  quelque dieu que ce fût  », insuffla son haleine et créa les vents. Le premier mythe fut donc celui de la métamorphose du monde, de son passage du silence au langage  : ce n’est pas au commencement, mais après le commencement que fut le Verbe  : souvenons-nous que c’est en Phénicie, le royaume natal d’Europa, que naquit l’alphabet.

Plus explicite que celui d’Ovide, le mythe de la création tel qu’établi par la Genèse affirme clairement que les mots sont venus ultérieurement aux choses qu’ils désignent. Après avoir formé Adam à partir «  de la poussière du sol  », et l’avoir placé dans un jardin à l’est d’Eden, Dieu entreprit de créer tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel et les amena à Adam pour voir comment il les nommerait  ; et quel que fût le nom donné par Adam à chaque créature vivante, «  tel fut son nom  ». Pendant des siècles, les chercheurs se sont interrogés au sujet de ce curieux échange. L’Eden était-il un lieu où rien n’avait de nom, et Adam était-il censé inventer des noms pour les objets et les créatures qu’il avait sous les yeux  ? À moins que les animaux créés par Dieu fussent, de fait, dotés de noms qu’Adam était, d’une manière ou d’une autre, supposé connaître et qu’il lui incombait de prononcer à haute voix, pareil à l’enfant qui voit un chien ou la lune pour la première fois  ? Le mythe de la Genèse ouvre la voie à au moins deux lectures. La seconde relie le langage à l’éducation et la mémoire  ; les implications de la première sont encore plus considérables. 

© CTK via AP Images

Comment naît un mythe  ?

La difficulté face à une telle interrogation consiste, en partie, dans le fait que la problématique de l’imagination ignore le postulat scholastique selon lequel «  Nihil est causa sui ipsum («  Rien n’est cause de soi-même  »). Le fait d’imaginer présuppose apparemment la capacité à imaginer, capacité qui, dans notre entendement, se confond avec la capacité même de comprendre. Imaginer, comprendre, raisonner, réfléchir, envisager constituent une batterie de facultés que nous reconnaissons appartenir au cerveau humain mais qui, afin d’être comprises, au plan individuel comme collectif, nécessitent la détermination, dans le cerveau, d’un point de vue, tel un point de départ fixe en tant que partie prenante de la question elle-même. Poser une question présuppose de nombreuses définitions dans le vocabulaire de cette question, créant ainsi un cercle épistémologique vicieux  ; afin d’obtenir quelque réponse, il est nécessaire de briser ce cercle.

Le fait d’imaginer présuppose apparemment la capacité à imaginer, capacité qui, dans notre entendement, se confond avec la capacité même de comprendre.

Alberto Manguel

Roberto Calasso, explorant la signification sur la longue durée des mythes en tant que fruits de l’imagination, compare le mythe à la branche isolée d’un arbre immense. «  Pour la comprendre, dit-il, on doit avoir une certaine perception de l’arbre entier et du grand nombre de ramifications qui s’y trouvent cachées. Mais l’arbre n’est plus là, des cognées bien aiguisées l’ont abattu. »2

© ©PromoMadrid, Max Alexander

Le mythe, une traduction

Les mythes ne sont pas seulement des miroirs, mais des galeries de miroirs. Lorsque nous y pénétrons, ils deviennent des systèmes de pensée qui se ramifient en direction du monde extérieur, et des terriers d’éclaircissements qui s’enracinent dans l’inconscient. Nous les construisons afin de pouvoir circuler du rêve à l’état de veille et de la sensation à l’expérience et, choisirions-nous de les abandonner que nous nous retrouverions, au plein sens du terme, sans connaissance.

Les lectures multiples qui ont été proposées de certains mythes constituent la pierre de touche à partir de laquelle on a conféré aux peuples d’Europe une persona aussi intuitive que changeante, une source commune ainsi qu’un langage partagé. Par ses transformations, traductions et migrations, tout mythe offre à des sociétés différentes un rôle associatif traversant le temps et l’espace. Un mythe aux racines anciennes peut se déployer au présent si quelque chose, dans son essence, parle à l’individu ou à la société qui choisit d’entrer en dialogue avec lui.

Un mythe aux racines anciennes peut se déployer au présent si quelque chose, dans son essence, parle à l’individu ou à la société qui choisit d’entrer en dialogue avec lui.

Alberto Manguel

Le cas de l’identité européenne est particulier. L’Europe est un concept instable, une configuration géographique, démographique et politique dont les parties constituantes ne cessent de muter. L’Europe de la Rome impériale n’était pas celle de Dante  ; l’Europe d’Erasme et de Descartes n’était pas celle de Goethe. A en croire Voltaire, quand le petit-fils de Louis XIV accéda au trône d’Espagne, le roi, conscient que la géographie est une construction imaginaire, se serait exclamé  : «  Il n’y a plus de Pyrénées  !3  » De nos jours, l’identité européenne est mise en balance par au moins deux interrogations  : la Turquie doit-elle être considérée comme un État européen, et devait-on autoriser la Grande-Bretagne à abandonner cette identité  ?

© Li Dongping / Costfoto/Sipa USA

«  Tout écrivain européen est “esclave de son baptême”  » a déclaré Julio Cortázar, paraphrasant Rimbaud. Qu’il le veuille ou non, sa décision d’écrire porte le poids d’une tradition immense, voire effrayante. Qu’il l’accepte ou qu’il se rebelle, cette tradition l’habite, elle est pour lui une compagne familière ou un incube. »4 Aujourd’hui, cette tradition se voit confrontée au mythe d’Europa dans un contexte culturel qui a reconnu (mais certes pas éliminé) un certain nombre de faits, tels que  : la dette à payer par les colonisateurs à la lumière du post-colonialisme, la connaissance de l’usage du viol comme arme de guerre, la vaste question des réfugiés et des migrants économiques. Spécifiquement, le statut de l’Europe en tant qu’identité se voit constamment mis en cause à la faveur de perceptions nouvelles. Et pourtant, d’une certaine manière, elle a été en majeure partie préservée. Dès 1871, le poète portugais Antero de Quental mettait en garde contre une soumission servile à la tradition motivée par le désir de faire partie de ce qu’il appelait «  l’Europe cultivée  ». «  Respectons la mémoire de nos ancêtres, certes, rappelons-nous pieusement leurs actions, mais ne les imitons pas. Ne soyons pas, à la lumière du dix-neuvième siècle, des fantômes nés d’une vie empruntée au seizième. À cet esprit mortel, opposons ouvertement l’esprit d’aujourd’hui.5  »

Sources
  1. Ce texte est un extrait de la leçon inaugurale d’Alberto Manguel, prononcée le 30 septembre 2021, inaugurant la chaire annuelle L’invention de l’Europe par les langues et les cultures, créée en partenariat avec le ministère de la Culture (Délégation générale à la langue française et aux langues de France), et publiée sous le titre Europe : le mythe comme métaphore, coédition Collège de France/Fayard, à paraître le 16 février en librairie et sous forme numérique sur le portail OpenEdition Books : https://books.openedition.org/cdf/156.
  2. «  Un mito è una biforcazione in un ramo di un immenso albero. Per capirlo occorre avere una qualche percezione dell’intero albero e di un alto numero delle biforcazioni che vi si celano. Quell’albero non c’è più da lungo tempo, asce ben affilate l’hanno abbattuto.  » Roberto Calasso, L’ardore, Milano, Adelphi, 2010, pp. 450-451
  3. Voltaire, Le siècle de Louis XIV [1753]
  4. «  Todo escritor europeo es “esclavo de su bautismo”si cabe parafrasear a Rimbaud  ; lo quiera o no, su decisión de escribir comporta cargar con una inmensa y casi pavorosa tradición ; la acepte o luche contra ella, esa tradición lo habita, es su familiar o su íncubo.  » Julio Cortázar, La vuelta al día en ochenta mundos, vol. 2 (Mexico, Siglo XXI, 1967) 54
  5. Antero de Quental, Causas da decadência dos povos peninsulares nos trés últimos séculos : Discurso pronunciado na noite de 27 de maio na Sala do Casino Lisbonense, Préfacio de Eduardo Lourenço (Lisboa, Tinta-da-china, 2008) 93.