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Ce texte est disponible également en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.

Une histoire bulgare

Un vieil homme meurt quelque part dans un village reculé de Bulgarie. À 92 ans, il était le dernier habitant du village. On tarde à découvrir sa mort. Il est même probable que personne ne l’aurait jamais remarquée si ce n’est qu’à cause d’elle, la population du pays tombe fatalement en dessous de la barre des 7 millions d’habitants (soit 2 millions d’habitants de moins qu’en 1989). Soudainement, la mort de ce vieil homme inconnu déclenche une vague de panique et domine la politique nationale. « La démographie, c’est le destin », disait Auguste Comte – surtout quand on sait qu’à cause d’un taux de fertilité particulièrement bas, d’une faible espérance de vie et d’une émigration massive, la Bulgarie, mon pays, est devenue la championne du monde du déclin démographique en l’absence de guerre ou de catastrophes naturelles. La population commence à se poser des questions existentielles : allons-nous disparaître ? Y aura-t-il encore des Bulgares dans une centaine d’années ? La démocratie ou l’Union européenne en sont-elles responsables ? Le président du pays – un nationaliste chauvin – en est convaincu : il faut faire quelque chose. Bien sûr, la population pourrait augmenter facilement s’il décidait d’ouvrir le pays aux milliers de migrants qui souhaitent y entrer ; mais c’est précisément la seule option à laquelle il ne peut pas recourir : au moment de la crise des réfugiés de 2015, il s’est fait élire en promettant que la Bulgarie ne resterait ouverte qu’aux Bulgares. Mais alors, où trouver cette population, quand ceux qui ont émigré ne souhaitent pas revenir ?

À la manière d’un Christophe Colomb allant explorer des terres inconnues pour la couronne d’Espagne, le président envoie une expédition anthropologique pour retrouver les Bulgares éparpillés dans le monde entier et les ramener au bercail. Peu de temps après, cette équipe rapporte fièrement que, dans une région reculée d’Asie centrale, quelque part dans les terres de l’ancienne Union soviétique, au Touran, elle a trouvé une population qui ressemble aux proto-Bulgares qui avaient quitté cette partie du monde près de soixante-dix générations plus tôt. Le président est ravi. Dans un premier temps, ces personnes reçoivent un passeport bulgare, ce qui fait que la population nationale remonte à 7,5 millions d’habitants. Au passage, le président conclut un accord avec le potentat local pour que ce demi-million de nouveaux citoyens vote en sa faveur lors de la prochaine élection présidentielle.

Voilà l’intrigue de Misia Turan, le dernier roman satirique d’Alek Popov, un célèbre écrivain bulgare. À la fin du livre, les choses ne se passent pas comme le président les avait prévues. Les «  nouveaux Bulgares  » – après avoir récupéré leurs passeports européens – émigrent en France et en Allemagne et ne votent pas aux présidentielles, ce qui conduit à la défaite du président. Sa tentative de créer un corps électoral ex nihilo échoue. 

Le roman de Popov aborde trois problèmes qui sont essentiels pour comprendre la montée du populisme de droite en Europe.

D’abord, le livre montre l’importance de la démographie dans la transformation actuelle des démocraties occidentales. À l’exception d’Israël, tous les pays riches du monde verraient leur population décliner sans l’apport des migrations. C’est dans cette angoisse démographique des petites nations en déclin que le succès électoral des populistes en Europe de l’Est prend racine. Au cours des trois dernières décennies, l’ensemble des pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est ont perdu une population égale à celles de la Hongrie et de la République tchèque réunies.

À l’exception d’Israël, tous les pays riches du monde verraient leur population décliner sans l’apport des migrations. C’est dans cette angoisse démographique des petites nations en déclin que le succès électoral des populistes en Europe de l’Est prend racine.

Ivan Krastev

Ensuite, le roman révèle la relation troublante et paradoxale qui existe entre la peur du déclin démographique et l’ouverture aux migrations. Sans l’apport d’une immigration à grande échelle, les États-providence européens sont condamnés ; mais les gouvernements qui prônent l’ouverture des frontières sont en difficulté dans la plupart des États membres de l’Union, et plus particulièrement en Europe de l’Est. Si l’Europe a désespérément besoin de migrants pour préserver son modèle social, les électeurs ne sont pas prêts à les accueillir. En 1965, dans l’ensemble des États membres de l’Union, les plus de 65 ans ne représentaient que 15  % de la population âgée de 20 à 64 ans. En 2015, cette proportion a presque doublé, montant à 29  %. En 2050, au moins la moitié des Européens auront plus de 50 ans. Les politiques natalistes, même si elles connaissent un succès relatif, ne peuvent pas renverser cette tendance, pas plus que le retour de certaines populations récemment émigrées. Le vieillissement de la population réduit l’horizon temporel des sociétés européennes et change radicalement la nature du corps électoral. Devons-nous dès lors être surpris que l’Europe soit touchée par le virus de la nostalgie lorsqu’on sait qu’aujourd’hui en Allemagne les personnes de moins de 30 ans ne représentent que 14,4 % de l’électorat, alors que les personnes de plus de 50 ans en représentent 57,8 % et que les choix politiques de ces deux catégories d’âge diffèrent considérablement – comme l’ont montré les élections de 2021 ?

Enfin, le livre de Popov nous aide à comprendre qu’en démocratie, si les peuples élisent leurs gouvernements, ces derniers essaient aussi d’élire leur peuple en adoptant des lois sur la citoyenneté, en modifiant les lois électorales en recourant à des pratiques telles que le redécoupage électoral ou la réduction du nombre d’électeurs. Et si la tentation des gouvernements d’élire «  le peuple » est une constante des régimes démocratiques, dans les moments de changements démographiques, sociaux et culturels profonds, elle devient déterminante. C’est dans de tels moments que les politiques migratoires et de citoyenneté deviennent la question centrale du débat électoral et que le bon migrant est celui qui votera pour le parti au pouvoir.

Comprendre le nouveau clivage post-pandémique

La peur du dépeuplement n’est pas un problème nouveau. En France, les conséquences militaires du déclin démographique ont été une question persistante de la guerre de 1870 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La faible fécondité était interprétée comme un signe de déclin moral et politique. Au Moyen-Âge, c’était l’infertilité du roi qui jetait le trouble parmi ses sujets ; à l’époque moderne et contemporaine, c’est la faible fécondité de la nation. Une carte postale française des années 1870 mettait en scène cinq soldats allemands transperçant deux soldats français à coup de baïonnette ; une autre carte postale montrait de grands bébés allemands qui regardaient de haut leurs homologues français, plus petits1. Le déclin national – de la même façon que le déclin de classe – était souvent représenté dans la littérature par l’impossibilité d’avoir des enfants, ou à travers les générations successives d’une famille. La peur du déclin démographique de la nation va de pair avec la crainte que les mauvaises classes ou les mauvais groupes ethniques soient les plus féconds. C’est pour cette raison que le démographe politique Michael Teitelbaum insiste sur le fait que l’eugénisme doit être considéré comme « le mouvement des classes moyennes et des grands propriétaires qui ont trouvé un langage biologique pour exprimer leurs craintes de révolution ou de prolétarisation »2.

Mais la nouveauté du débat actuel réside dans le rôle que jouent les projections démographiques dans la formulation des sentiments de l’opinion publique. Les inquiétudes sont alimentées, en Europe comme ailleurs, non seulement par les projections des démographes mais aussi par les impressions du public concernant les ratios et les dynamiques ethniques. Ces impressions peuvent pourtant être erronées. Comme le rapporte Suketu Mehta : 

Une étude récente a montré qu’en moyenne, les Américains pensaient que les personnes nées à l’étranger représentaient 37 % de leur population ; en réalité, ces personnes ne représentent que 13,7 % […]. Les Français pensent que dans leur pays, une personne sur trois est musulmane ; le nombre réel est d’une personne sur treize.3 

Les recherches de Jennifer Richeson et de Maureen Craig, spécialistes de psychologie sociale respectivement à Yale University et New York University, ont montré le pouvoir politique de l’imaginaire démographique. Elles ont découvert que, dans les sociétés démocratiques, la taille du groupe est un marqueur de domination, et qu’un groupe dont la taille diminue pourrait se sentir menacé et réduit à l’impuissance. Leurs travaux publiés en 20144 ont montré que les Blancs américains sélectionnés au hasard pour lire un rapport du Bureau du recensement (Census Bureau) qui prévoyait qu’en 2044 les Blancs ne seraient plus le groupe majoritaire aux États-Unis, étaient plus susceptibles de manifester des sentiments négatifs envers les minorités raciales que ceux qui ne lisaient pas le rapport. Ils étaient aussi plus susceptibles d’adhérer aux politiques d’immigration restrictives et de soutenir que les Blancs perdraient probablement leur statut et deviendraient victimes de discriminations à l’avenir5.

Mais la nouveauté du débat actuel réside dans le rôle que jouent les projections démographiques dans la formulation des sentiments de l’opinion publique. Les inquiétudes sont alimentées, en Europe comme ailleurs, non seulement par les projections des démographes mais aussi par les impressions du public concernant les ratios et les dynamiques ethniques.

Ivan Krastev

Ce n’est pas par hasard que les partis d’extrême-droite sont devenus les prophètes de l’apocalypse démographique des sociétés occidentales. La politique européenne post-Covid n’est plus structurée par l’opposition traditionnelle gauche-droite ; elle est désormais structurée par le choc entre deux imaginaires apocalyptiques. 

Le premier est l’imaginaire écologique, suscité par la perspective de la catastrophe environnementale à venir. Cet imaginaire donne le sentiment que si nous ne faisons rien pour changer nos modes de vie et de production, il n’y aura plus de vie humaine sur Terre. 

Comme le fait valoir un rapport récemment publié, « sur la population mondiale projetée d’environ 9 milliards de personnes, jusqu’à 3 milliards de personnes pourraient être exposées à des températures comparables à celles des régions les plus chaudes du Sahara d’ici 2070 »6.

L’autre imaginaire est l’imaginaire démographique, guidé par la peur que «  mon peuple  » disparaisse et que son mode de vie soit détruit. 

Le poète et penseur politique allemand Hans Magnus Enzensberger a parfaitement saisi la nature de l’imaginaire démographique de l’Europe lorsqu’il a diagnostiqué que le vieux continent souffrait d’une « boulimie démographique » – c’est-à-dire d’une panique suscitée par la crainte qu’« à la fois trop et trop peu de personnes puissent simultanément exister sur un même territoire » – trop d’entre eux et trop peu d’entre nous7. Les Européens regardent le reste du monde et voient leur part de la population mondiale s’effondrer, tandis que les non-Européens migrent en grand nombre vers l’Europe. Une projection estime qu’en 2040, un tiers de la population de l’Allemagne sera née en dehors du pays. En 2019, écrit Stephen Smith, neuf millions de personnes d’ascendance africaine vivaient en Europe. En 2050, continue-t-il, il pourrait y avoir « entre 150 et 200 millions d’Afro-Européens – en comptant les immigrés et leurs enfants » si « une vague migratoire africaine soutenue » se poursuit, avec des mouvements de population depuis une Afrique très peuplée vers une Europe en crise démographique8.

L’imaginaire écologiste est un imaginaire cosmopolite ; il part du principe que l’humanité ne pourra être sauvée que si nous agissons ensemble. L’imaginaire démographique, quant à lui, est nativiste ; il suppose que d’autres veulent nous remplacer et que nous devons les arrêter. Les militants écologistes doutent de la moralité d’avoir des enfants dans un monde qui court à sa propre destruction. Les nationalistes voient toute famille de moins de trois enfants comme une famille de traîtres. Mais les deux imaginaires traduisent un même sentiment d’extrême urgence. Les militants écologistes et les populistes nationalistes partagent en effet le sentiment qu’ils vivent les derniers jours d’un monde.

L’imaginaire écologiste est un imaginaire cosmopolite ; il part du principe que l’humanité ne pourra être sauvée que si nous agissons ensemble. L’imaginaire démographique, quant à lui, est nativiste ; il suppose que d’autres veulent nous remplacer et que nous devons les arrêter.

Ivan Krastev

La rupture entre l’Est et l’Ouest en Europe

Admettons que la politique européenne soit aujourd’hui une compétition entre ceux qui veulent «  sauver la vie » et ceux qui veulent «  sauver notre mode de vie  ». Dans ce contexte, quelle est l’importance du clivage Est/Ouest en Europe ? Comment va-t-il affecter l’avenir de l’Union, et comment doit-on l’appréhender ? 

Si l’imaginaire écologiste et l’imaginaire démographique sont présents dans toutes les sociétés européennes, c’est surtout le premier qui influence la politique dans les pays d’Europe de l’Ouest, où les partis verts et les sensibilités écologistes poursuivent leur ascension ou sont déjà au gouvernement comme en Allemagne, et surtout le second qui influence la politique dans les pays d’Europe de l’Est.

Ainsi, le clivage Est/Ouest fondamental n’est pas structuré autour des valeurs. De manière générale, l’opposition entre les pays semble moins pertinente que l’opposition entre les grands centres urbains et les zones rurales pour déterminer les valeurs et les préférences politiques d’une personne : Varsovie est plus proche de Berlin que de la campagne polonaise. Ce clivage revêt pourtant une importance existentielle pour l’Union, car c’est le conflit le plus susceptible de mener à sa désintégration. Il est aussi central parce qu’il renforce les stéréotypes culturels existants et reflète les différentes trajectoires historiques des processus de construction des États dans les deux parties du continent. 

Dans son ouvrage devenu classique, Inventer l’Europe de l’Est9, Larry Wolff démontre que le Rideau de fer s’était abattu sur le continent bien avant le discours de Fulton prononcé par Churchill en 1946. La fracture Est/Ouest était constitutive de l’identité européenne à toutes les époques de l’histoire depuis le siècle des Lumières. Dès cette époque, passer de la Prusse à la Pologne signifiait passer de l’Europe civilisée à l’Europe barbare. Pendant la Guerre froide, les dissidents se sont battus avec acharnement pour remplacer la notion d’Europe de l’Est par la notion d’Europe centrale, dans l’espoir que cela permettrait à l’Europe de l’Ouest de voir les Polonais, les Hongrois et les Tchèques comme des frères perdus plutôt que des alliés naturels de la tyrannie de l’Est. Dans la géographie philosophique occidentale, l’Europe de l’Est était à la fois l’Europe et la non-Europe. 

Ce ne sont pas seulement ces héritages intellectuels, mais aussi des expériences historiques différentes qui renforcent le caractère central du clivage Est/Ouest dans la politique européenne. D’après l’historien américain Timothy Snyder, le mythe le plus dangereux en Europe est celui selon lequel l’Union a été fondée par des États-nations de petite et moyenne taille. En réalité, écrit Snyder  : 

L’Union européenne est une création d’empires coloniaux en déroute. À commencer par l’Allemagne. Les Allemands ont été vaincus en 1945 après la guerre coloniale la plus décisive et la plus catastrophique de tous les temps ; c’est la guerre qu’on a appelé la Seconde Guerre mondiale. En 1945, l’Italie a aussi perdu une guerre coloniale en Afrique et dans les Balkans. Peu de temps après, en 1949, les Pays-Bas ont perdu une guerre coloniale en Indonésie, dans les anciennes Indes orientales. La Belgique a perdu le Congo en 1960. La France, après avoir été vaincue en Indochine et en Algérie, s’est tournée de façon décisive vers l’Europe au début des années 1960. Ce sont ces pays qui ont lancé le projet européen. Aucun d’entre eux n’était un État-nation à l’époque. Aucun d’entre eux n’avait jamais été un État-nation.10

C’est seulement avec les élargissements successifs vers l’Est que des États-nations, au sens classique du terme, ont massivement rejoint le projet européen. Mais pour que les sociétés des pays d’Europe de l’Est puissent s’intégrer avec succès dans l’Union européenne post-nationale, elles doivent désapprendre ce que beaucoup d’entre elles considèrent encore comme la leçon majeure du XXe siècle : la diversité ethnique et culturelle est une menace pour la sécurité nationale.

Pour que les sociétés des pays d’Europe de l’Est puissent s’intégrer avec succès dans l’Union européenne post-nationale, elles doivent désapprendre ce que beaucoup d’entre elles considèrent encore comme la leçon majeure du XXe siècle : la diversité ethnique et culturelle est une menace pour la sécurité nationale.

Ivan Krastev

Au XXe siècle, les révolutions, les guerres mondiales et les vagues de nettoyage ethnique ont modifié la carte de l’Europe. Tous ces traumatismes et ces bouleversements ont laissé derrière eux une Europe de l’Est dont les États et les sociétés sont devenus ethniquement plus homogènes, l’homogénéité étant considérée comme un moyen d’apaiser les tensions, de garantir la sécurité et de consolider les mouvements démocratiques. Non seulement les nationalistes, mais aussi les communistes – pourtant internationalistes autoproclamés – croyaient en l’importance centrale de l’homogénéité ethnique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le dirigeant communiste polonais Władysław Gomułka donnait ces instructions aux responsables du Parti : «  Nous devons expulser tous les Allemands, parce que les pays sont construits sur des frontières nationales et non sur des frontières multinationales.  » 

Des racines et des jambes

Comme le souligne le professeur israélien Liav Orgad dans son livre La défense culturelle des nations11, « jamais dans l’histoire humaine on n’avait prêté autant d’attention aux mouvements de populations ». En 2019, il y avait 272 millions de migrants dans le monde, soit 51 millions de plus qu’en 2010. À l’heure actuelle, 3,5 % de la population mondiale sont des migrants. En 2010, cette proportion était de 2,8 %. Selon toute probabilité, ces chiffres vont encore augmenter. Comme l’a écrit George Steiner, « les arbres ont des racines, mais les humains ont des jambes », et les personnes se servent de leurs jambes pour se déplacer vers ce qu’ils croient être de meilleurs endroits, où ils pourront vivre une meilleure vie. Comme l’affirme Ayelet Shachar dans The Birthright Lottery, l’appartenance à un État  – avec tout ce que cela implique en termes de richesse, de degré de stabilité et d’effectivité des droits de l’homme – a une influence considérable sur notre identité, sur notre sécurité, sur notre bien-être et sur l’éventail des possibilités qui sont réellement ouvertes12. Selon cette analyse, l’atout le plus précieux des Allemands, c’est leur passeport ; c’est donc sans surprise que les Allemands craignent tout autant la dévaluation de leur passeport que l’inflation. Tous les atouts perdent de la valeur lorsqu’ils deviennent trop communément répandus ou trop largement partagés. Remise dans ce contexte, l’appartenance à part entière à une société riche devient une forme complexe d’héritage : elle devient un droit précieux qui est transmis – en vertu de la loi – à un groupe restreint de bénéficiaires, dans des conditions qui perpétuent le transfert de ce droit à leurs héritiers. Cet héritage comporte un ensemble inestimable de droits, d’avantages et de possibilités. 97 % de la population mondiale, soit plus de six milliards de personnes, se voient ainsi attribuer une appartenance à vie par la loterie de la naissance, et ils choisissent ou sont contraints de la conserver. 

C’est cette loterie des droits de naissance qui remet en cause la principale promesse du libéralisme politique et définit le rôle central des migrations dans les affaires mondiales. Dans le monde connecté d’aujourd’hui, les migrations sont une nouvelle révolution – non pas une révolution des masses comme au XXe siècle, mais une révolution du XXIe siècle entreprise par des individus et des familles. Elle n’est pas inspirée par des représentations idéologiques d’un avenir aussi radieux qu’imaginaire, mais par des photographies trouvées sur Google Maps de la vie telle qu’elle est de l’autre côté de la frontière. Comment garantir le droit des individus de franchir les frontières à la recherche de la liberté et du bonheur sans violer le droit des États-nations de protéger leurs frontières ? Voilà un des problèmes insurmontables du libéralisme moderne. 

Selon la Banque mondiale, les migrants qui quittent les pays à revenu faible vers des pays à revenu élevé gagnent généralement trois à six fois plus que dans leur pays d’origine. Si l’on vient d’un pays sous-développé et qu’on cherche un avenir économique plus sûr pour ses enfants, la meilleure chose à faire est de s’assurer qu’ils naissent au Canada, aux États-Unis ou dans l’Union européenne. Les conséquences politiques de ces mouvements de masse ne sont pas faciles à prévoir, particulièrement dans le contexte de crise écologique imminente que nous connaissons ; mais il est certain que ces mouvements de population sont déjà intégrés dans les représentations politiques de nos sociétés. L’imaginaire écologiste effraie les gens en leur suggérant de plus en plus qu’ils seront bientôt contraints de quitter leurs terres, tandis que l’imaginaire démographique effraie les gens en leur suggérant que d’autres viendront peupler leurs terres natales, qui ont été vidées à cause des faibles taux de fécondité des sociétés européennes.

En Europe de l’Est, la rhétorique nationaliste des gouvernements populistes ne vise pas seulement à dissuader les étrangers de venir. Elle vise aussi à dissuader leurs propres citoyens de quitter leur pays natal.

Ivan Krastev

L’hostilité choquante envers les réfugiés manifestée par les gouvernements et les sociétés d’Europe de l’Est au cours de la crise migratoire de 2015 ne sera pas comprise si l’on n’est pas prêt à reconnaître qu’elle n’a pas seulement été suscitée par la peur des étrangers qui arrivaient, mais aussi par le traumatisme des dizaines de millions d’Européens de l’Est qui ont quitté leur pays au cours des trente dernières années13. Ces derniers ne savent plus quoi penser de l’ouverture des frontières au sein de l’Union européenne parce que la liberté de mouvement est à la fois la meilleure et la pire chose qui leur soit arrivée. Si les gens peuvent maintenant voyager, étudier et travailler à l’étranger, le dernier médecin du village ou leur plus proche voisin peut aussi décider à tout moment de partir pour l’Ouest. 

En Europe de l’Est, la rhétorique nationaliste des gouvernements populistes ne vise pas seulement à dissuader les étrangers de venir. Elle vise aussi à dissuader leurs propres citoyens de quitter leur pays natal. En affirmant que l’Europe de l’Ouest est envahie par les migrants venus du Moyen-Orient et que l’Occident n’est plus l’Occident, les leaders populistes d’Europe de l’Est espèrent convaincre leur propre jeunesse de ne plus rêver de partir pour l’Europe de l’Ouest. 

Si le clivage Est/Ouest n’a pas été inventé par des leaders populistes comme Kaczyński et Orban, ce sont ces dirigeants politiques qui ont fondé leur stratégie sur une essentialisation des différences entre l’Est et l’Ouest, pour mieux les instrumentaliser. Le paradoxe est que certains dirigeants politiques d’Europe centrale et de l’Est se battent maintenant pour ce contre quoi ils se battaient auparavant. Dans les années 1980, les nationalistes anti-communistes d’Europe de l’Est luttaient en effet contre l’idée que l’Europe de l’Est était fondamentalement différente de l’Europe de l’Ouest. Ils sont maintenant les principaux défenseurs de cette idée. 

Les dirigeants populistes ont vite compris que, vingt ans après la fin du communisme, les sociétés d’Europe de l’Est en avaient assez d’imiter l’Occident. Lorsque les populistes d’Europe centrale s’insurgent contre un «  impératif d’imitation  » perçu comme la manifestation la plus insupportable de l’hégémonie du libéralisme après la chute du communiste, ils supposent à juste titre que l’imitation signifie la supériorité morale des imités par rapport à leurs imitateurs, qu’elle implique un modèle politique qui prétend avoir éliminé toute alternative viable, et qu’elle implique également que les représentants des pays imités ont un droit permanent de contrôle, de supervision et d’évaluation des progrès des pays imitateurs.

Contrairement aux emprunts technologiques, l’imitation des idéaux moraux vous fait ressembler à celui que vous admirez, mais, simultanément, elle vous rend moins semblable à vous-même, à un moment où votre propre unicité et la foi dans votre groupe sont au cœur de votre lutte pour la dignité et la reconnaissance. Mais ce que les dirigeants populistes n’ont pas saisi, c’est que pour les sociétés d’Europe de l’Est, l’Union européenne et l’Europe de l’Ouest demeurent encore les seules références valables. 

Dans Blanc, la deuxième partie de la célèbre trilogie Trois Couleurs de Krzysztof Kieślowski, Karol, un coiffeur polonais vivant à Paris subit son divorce, désespéré et humilié, avec Dominique, sa femme française plus jeune que lui, au motif qu’il ne parvient plus à avoir de rapports sexuels avec elle. Son impuissance devient le symbole de l’Est, empêtré dans les attentes démesurées de l’Ouest dans l’Europe post-1989. Misérable, sans un sou mais toujours obsédé par son ex-femme, Karol retourne à Varsovie caché dans la valise d’un compatriote et passe le reste du film à chercher à venger son humiliation en faisant en sorte que son ex-femme se sente seule et démunie, comme il l’a été à Paris. Son plan réussit mais il se rend compte qu’il est encore amoureux et que, sans elle, sa vie n’a plus de sens. L’Europe de l’Est ne s’est ainsi vengée de l’arrogance et de l’indifférence de l’Occident que pour se rendre compte que celui-ci restait son seul point de référence. 

© John Rudoff/Sipa USA

La politique du déterminisme démographique et les dernières élections américaines 

L’angoisse démographique met les démocraties face à de nombreux défis, mais le plus grand d’entre eux est la montée du déterminisme démographique. 

Comme le rapportait consciencieusement Fox News le 14 novembre 2020, des dizaines de milliers de partisans du président Trump – en colère et déterminés à «  sauver  » leur pays – se sont rassemblés à Washington pour dénoncer la prétendue «  fraude électorale  » et pour exhorter Donald Trump à ne pas concéder la victoire au président élu Joe Biden. 

«  On nous a volé cette élection  », a lancé à la foule Courtney Holland, une militante conservatrice du Nevada. «  S’ils volent les élections de 2020  », poursuivait-elle dans son haut-parleur, «  il n’y aura pas d’élections en 2024 !  ».

Les protestations de masse contre les élections prétendument truquées n’ont rien d’exceptionnel dans l’histoire des démocraties. Ce qui était donc surprenant dans les manifestations pro-Trump après les élections, ce n’était pas l’affirmation que les élections avaient été truquées, mais qu’elles ne pourraient plus jamais être équitables. Aux yeux des partisans de Trump, les élections américaines n’étaient pas truquées par la manipulation des scrutins, mais par l’ouverture des frontières et par le manque d’obstacles à la naturalisation des étrangers illégaux ; ces politiques avaient été introduites par les Démocrates, qui cherchaient ainsi à s’assurer de leur prééminence électorale future, en remodelant l’électorat à leur avantage (de la même façon que le président bulgare fictif qui importait des électeurs de la région du Turan). Les partisans pro-Trump accusaient leurs adversaires de voler leur pays au moyen des élections. Ils accusaient les Démocrates d’essayer de dissoudre le peuple américain et d’en élire un nouveau. 

Je pense que c’est la dernière élection que les Républicains ont une chance de gagner », avertissait Donald Trump dans un meeting électoral en 2016, « parce qu’il y aura des gens qui traverseront la frontière, il y aura des immigrés clandestins qui viendront, leur situation sera régularisée, ils pourront voter, et après ça, vous pourrez oublier tout espoir de victoire.14

Plus que tout autre homme politique, Donald Trump a exprimé avec force la crainte des électeurs du groupe démographique dominant de se voir progressivement marginalisés sur le plan politique à cause de changements démographiques et générationnels. Le refus de Trump de concéder la victoire et l’affirmation de ses partisans selon laquelle c’était la dernière vraie élection illustrent le moment où les craintes démographiques ont transformé une part importante de l’électorat républicain en adversaires de la démocratie. 

Dans une démocratie, ceux qui perdent un jour une élection admettent leur défaite pour deux raisons principales. La première raison est que perdre une élection dans une démocratie ne conduit pas à tout perdre : les perdants ne craignent pas d’être arrêtés ou de voir leurs biens confisqués. La seconde raison est que les perdants ont de bonnes raisons de croire qu’ils pourront gagner les prochaines élections. La conviction que ceux qui perdent un jour ont de bonnes chances de l’emporter plus tard est une condition indispensable de la pérennité de la démocratie. Dans une démocratie, plutôt que de descendre dans la rue ou de se barricader dans leurs bureaux, les perdants canalisent leur déception en se préparant à la prochaine échéance électorale. Les perdants misent sur ce que Clausewitz appelait « l’instinct de représailles et de vengeance » que l’on retrouve chez les soldats qui ont subi une défaite. « C’est un instinct universel, écrit Clausewitz, partagé par le commandant suprême comme par le plus jeune tambour ; le moral des troupes n’est jamais aussi bon que quand il s’agit de prendre ce genre de revanche … Il y a donc une propension naturelle à exploiter ce facteur psychologique pour récupérer ce qui a été perdu. »15

Mais que faire lorsque les électeurs du parti défait croient qu’ils sont condamnés et qu’ils ne pourront plus jamais gagner ? Que faire lorsque leur pessimisme est alimenté par l’inquiétude de voir leur nombre diminuer alors que le nombre de leurs opposants augmente à cause des migrations, et par l’arrivée d’une nouvelle génération qui leur est tout aussi étrangère que les migrants ? Dans une guerre, l’héroïsme des troupes peut s’avérer plus déterminant que le nombre de soldats ; pas dans une démocratie. En démocratie, c’est le nombre qui décide. Et voici la vraie question : les partis, hantés par la peur du déclin démographique, seront-ils encore prêts à placer leur confiance dans la démocratie et dans ses règles ? 

La démographie n’est pas le destin, mais «  les changements démographiques façonnent le pouvoir politique comme l’eau façonne la roche  ». La démocratie est une affaire de nombres. Lorsque les nombres changent, le pouvoir change de main. Mais en réalité, le pouvoir peut aussi changer de main lorsque c’est la population qui change. Cela peut arriver quand une nouvelle génération, porteuse de nouvelles revendications collectives, arrive à maturité, comme cela s’est produit dans les démocraties occidentales au cours des années 1960 et 1970. Cela peut aussi arriver quand un groupe important de nouveaux électeurs rejoint la politique et la remodèle. C’est aussi ce qui s’est produit dans de nombreux pays avec l’introduction du suffrage universel. Cela est encore arrivé avec ce qu’Israël a vécu au lendemain de la Guerre froide, quand de nombreux Juifs sont arrivés d’ex-Union soviétique pour devenir des citoyens israéliens. 

Dans ce contexte, la peur de l’immigration n’est pas la peur de la diversité culturelle, ou la peur que les migrants viennent prendre nos emplois, c’est la peur de la perte de pouvoir. Être une majorité, voilà la vraie identité des électeurs blancs de Trump ; c’est aussi la vraie identité des populistes d’Europe de l’Est.

La peur de l’immigration n’est pas la peur de la diversité culturelle, ou la peur que les migrants viennent prendre nos emplois, c’est la peur de la perte de pouvoir.

Ivan Krastev

À quatre reprises dans son histoire, les États-Unis ont vu émerger des mouvements nativistes puissants dont l’objectif principal était de limiter l’immigration dans le pays. Les raisons de la montée de ce genre de mouvements étaient, dans les quatre situations, «  des quantités très importantes de nouvelles arrivées et des changements radicaux dans les pays d’origine des immigrés  ». Il y a longtemps que les historiens ont compris que les anciens immigrés n’étaient prêts à garder la porte ouverte qu’aussi longtemps que les nouveaux arrivants étaient leurs semblables. En revanche, il y a tout de même eu une vague majeure d’immigration qui n’a pas provoqué de réactions nativistes : l’arrivée contre leur gré des Afro-Américains. Les Afro-Américains n’ont pas été «  bien accueillis  » aux États-Unis en raison de leur proximité culturelle avec le groupe majoritaire de la société américaine. Il n’y a pas eu de réaction de rejet des Afro-Américains parce qu’ils ont été privés de tout droit politique à leur arrivée, et parce qu’ils n’étaient pas perçus comme une menace pour le pouvoir politique de la majorité. 

Le déterminisme démographique est une erreur, mais il peut prendre des allures de prophétie autoréalisatrice. Ce n’est pas depuis longtemps que les Républicains acceptent de voir l’évolution démographique de l’Amérique comme la promesse d’une nouvelle majorité républicaine. Dans son livre Future Right : Forging a New Republican Majority, le stratège républicain Donald T. Critchlow soutient que « l’idée selon laquelle la démographie favorise les Démocrates en tant que parti de l’avenir est une idée fausse ». Selon lui, la base électorale des Démocrates – une coalition fragile de femmes, de minorités et de jeunes électeurs – est susceptible d’être récupérée par les Républicains. La configuration raciale des États-Unis offre au parti républicain la possibilité de gagner à sa cause les Américains d’origine hispanique et asiatique. Le fait que de nombreux hispaniques se considèrent comme blancs et vivent dans des quartiers non-ségrégués et diversifiés au niveau ethnique et social les rend sensibles aux arguments républicains. Mais dès que le nativisme deviendra une idéologie républicaine, le parti risque de perdre le soutien des minorités. 

Le déterminisme démographique exprimé par les partisans de Trump et par ses admirateurs d’Europe de l’Est ébranle la démocratie en supposant que nous savons – ou du moins que nous pourrions prédire – comment les gens voteront en considérant simplement leur identité ethnique et raciale. À leurs yeux, à une époque de politique identitaire, les élections commencent à ressembler à des recensements. Mais si les élections ressemblent à des recensements, le devoir suprême de tout vrai patriote est de protéger le corps politique de toute altération ethnique. Les gouvernements nationalistes peuvent tolérer des travailleurs étrangers, mais ils ne sont pas disposés à leur donner la citoyenneté et à les intégrer dans la société politique. 

Dans sa célèbre leçon de 1949 sur le développement de la citoyenneté, le sociologue anglais T. H. Marshall faisait la distinction entre les dimensions civile, politique et sociale de la citoyenneté. Selon sa lecture de l’histoire, il a fallu trois siècles pour que l’Occident arrive au terme de sa lutte pour les droits. Le XVIIIe siècle était celui de la lutte pour les droits civils, la liberté d’expression, la liberté de culte et l’égalité devant la loi. Le XIXe siècle a eu un rôle crucial dans la lutte des citoyens pour obtenir des droits politiques. C’est au cours de ce siècle que le droit de vote a été accordé à une partie bien plus importante de la population. Le vote, qui était autrefois un privilège, est devenu un droit. Enfin, le développement de l’État-providence au XXe siècle a étendu le concept de citoyenneté aux sphères économique et sociale en garantissant des conditions minimales de santé, d’éducation et de niveau de vie. Selon Marshall, l’État libéral moderne est une combinaison de tous ces droits, et les droits sociaux sont les plus contestés. 

Ce qui est propre à notre époque, c’est que les illibéraux du XXIe siècle ont dissocié le trio des droits de Marshall. Ils sont prêts à ouvrir leurs marchés aux étrangers (comme l’Australie d’après la Seconde guerre mondiale, l’Europe de l’Est fait face aujourd’hui à une situation de type «  peupler ou périr  ») et même à leur accorder des droits sociaux, mais ils ne veulent pas leur reconnaître de droits politiques. Le droit de vote reste un privilège fondé sur l’origine. C’est un domaine réservé de la majorité ethnoculturelle et des minorités nationales traditionnelles, lorsqu’elles existent.

L’angoisse des petits nombres

Publié dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, le livre du célèbre professeur américain d’origine indienne Arjun Appadurai Fear of Small Numbers (La Peur des petits nombres) pose une question très intéressante : comment en est-on arrivé à ce que de toutes petites minorités puissent susciter autant de haine et de pulsions génocidaires dans une société, alors qu’il s’agit de groupes qui ne représentent que 3 ou 4 % de la population ? Sa thèse est que le problème posé par les minorités est d’abord qu’elles menacent l’idée même de la totalité représentée par le groupe majoritaire. Deuxièmement, les minorités rappellent également à la majorité qu’elle peut devenir une minorité à son tour. Cette peur de la majorité menacée est un des facteurs les plus importants de la politique européenne.

L’Europe de l’Est incarne cette peur des chiffres qui baissent. Elle représente le choc entre deux sens très différents de la notion de « majorité », inhérents au régime démocratique. D’un côté, la promesse d’une majorité ethnoculturelle permanente, en lien avec les luttes pour l’autodétermination et l’émergence des États post-impériaux en Europe au cours des XIXe et XXe siècles ; de l’autre, la notion de majorité définie par le système politique démocratique.

L’Europe de l’Est incarne cette peur des chiffres qui baissent. Elle représente le choc entre deux sens très différents de la notion de « majorité », inhérents au régime démocratique.

Ivan Krastev

Comme la monarchie, analysée par Kantorowicz dans son livre Les Deux Corps du roi, la démocratie a deux corps. Elle donne naissance à une majorité qui meurt à chaque nouvelle élection, en même temps qu’elle parle d’une majorité qui incarne la nation, immortelle et inchangée malgré la succession des gouvernements. C’est au nom de ce corps immortel que les dirigeants populistes de notre temps prétendent parler. Le choc actuel entre libéralisme et illibéralisme est bien le choc entre, d’une part, la notion de majorité qui est née avec l’émergence de l’Etat-nation, qui a des caractéristiques ethniques et culturelles apparemment immuables, une trace et une forme, et d’autre part, la notion de majorité supposée par le jeu électoral, où la majorité ressemble au personnage de Barbapapa, cette créature qui change constamment de forme dans les dessins animés que regardent les petits Français. Les démocraties européennes sont prises dans la confrontation permanente entre ces deux notions de majorité que l’angoisse démographique fait entrer en conflit. 

En 1995, le grand anthropologue américain Clifford Geertz a accepté l’invitation de l’Institut des sciences humaines de Vienne pour donner un cours sur le sens du monde après la Guerre froide. En opposition avec le consensus qui régnait à l’époque, Geertz considérait que l’ordre international qui venait de naître n’était pas marqué par la convergence et par l’adoption des modèles occidentaux, mais plutôt par une obsession pour l’identité. Ce nouvel ordre international était un ordre dans lequel « un flux de divisions obscures et d’instabilités étranges » remontait à la surface.

Geertz pensait que pour comprendre cette configuration du monde, il était important de comprendre «  comment les gens voient les choses, comment ils y répondent, comment ils les imaginent, comment ils les jugent, comment ils y réagissent  » et d’adopter «  des façons de penser qui soient sensibles aux particularités, aux individualités, aux bizarreries, aux discontinuités, aux contrastes et aux singularités  ». 

Il faut reconnaître que nous vivons maintenant dans ce nouveau monde. Et selon Geertz, la façon dont nous répondons aux deux questions « Qu’est-ce qu’un pays si ce n’est pas une nation ? » et « Qu’est-ce qu’une culture si ce n’est pas un consensus ? » va déterminer l’avenir de l’Europe. Dans l’entrechoc des imaginaires apocalyptiques, ce sont ces deux questions qui déchirent aujourd’hui notre continent.

Sources
  1. Michael S. Teitelbaum et Jay Winter, The Fear of Population Decline, Cambridge,Academic Press, 1985, p.22. L’ouvrage a été traduit en français par Jean-François Chaix : Une bombe à retardement ? Migrations, fécondité, identité nationale à l’aube du XXIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
  2. Ibid, p.57.
  3. Suketu Mehta, “Immigration Panic : How the West Fell for Manufactured Rade”, The Guardian, 27 août 2019.
  4. Maureen A. Craig et Jennifer A. Richeson, “More Diverse Yet Less Tolerant ? How the Increasingly Diverse Racial Landscape Affects White Americans’ Attitudes”, Personality and Social Psychology Bulletin, Vol. 40, n°6, 2014, p.750-761.
  5. Sabrina Tavernise, “Why the Announcement of a Looming White Minority Makes Demographers Nervous”, New York Times, 22 novembre 2018.
  6. Steven Bernard, Dan Clark et Sam Joiner, “Climate change could bring near-unliveable conditions for 3bn people, say scientists”, Financial Times, 1er novembre 2021.
  7. Hans Magnus Enzensberger, Civil Wars : From L.A. to Bosnia, traduction en anglais par Piers Spence et Martin Chalmers (New York : New Press, 1994), p.117.
  8. Stephen Smith, The Scramble for Europe : Young Africa on Its Way to the Old Continent, Cambridge, Polity Press, p.7. Voir aussi Noah Millman, “The African Century,” Politico Magazine, 5 mai 2015.
  9. Larry Wolff, Inventing Eastern Europe. The Map of Civilisation on the Mind of the Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 1994.
  10. Timothy Snyder, « Européens, vous valez davantage que vos mythes ! », le Grand Continent, 1er juillet 2019.
  11. Liav Orgad, The Cultural Defense of Nations. A Liberal Theory of Majority Rights, Oxford University Press, 2015.
  12. Ayelet Shachar, The Birthright Lottery. Citizenship and Global Inequality, Harvard University Press, 2009.
  13. Hugo Brady, Ouverture contre impuissance : la crise frontalière européenne de 2015-2017, Groupe d’études géopolitiques, Juin 2021.
  14. Harper Neidig, “Trump says 2016 is the GOP’s last chance to win”, The Hill, 9 septembre 2016.
  15. Carl von Clausewitz, On War, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 244.