L’économie de marché européenne d’après-guerre a très bien fonctionné selon ses propres standards, mais elle a été déséquilibrée ces dernières décennies par l’évolution du capitalisme mondial moderne. Les crises financières et les inégalités entre les citoyens en sont des conséquences. Des politiques compensatoires visant à servir au mieux les intérêts de tous les citoyens européens pourraient contribuer à rétablir l’équilibre. Les règles de concurrence du marché unique pourraient être renforcées afin de contrôler les mouvements de capitaux spéculatifs qui déforment le tissu économique. Enfin, un conseil européen de l’investissement public pourrait améliorer la coordination des investissements publics aux niveaux européen, national et local, et permettrait d’identifier les opportunités pour l’avenir et de contribuer à favoriser des investissements privés plus stables.

La génération de l’inégalité

Pendant de nombreuses décennies au cours de la période d’après-guerre, l’économie de marché de l’Europe occidentale s’est appuyée sur le principe de l’approfondissement de la division internationale du travail. Selon le rapport Spaak de 1956, qui expose la pensée sous-jacente au marché commun, dont la première forme s’est esquissée l’année suivante, en 1957, par le traité de Rome :

L’objet d’un marché commun européen doit être de créer une vaste zone de politique économique commune, constituant une puissante unité de production, et permettant une expansion continue, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie, et le développement de relations harmonieuses entre les États qu’il réunit. Pour atteindre ces objectifs, une fusion des marchés séparés est une nécessité absolue. C’est elle qui permet, par la division accrue du travail, d’éliminer un gaspillage de ressources, et, par une sécurité accrue d’approvisionnement, de renoncer à des productions poursuivies sans considération de coût.

Le processus de fusion des marchés nationaux afin de créer un marché européen beaucoup plus vaste a débuté dans les années 1950 et se poursuit aujourd’hui. Le marché unique, qui englobe le commerce de tous les biens et services, s’étend géographiquement bien au-delà du territoire des six États membres initiaux pour couvrir aujourd’hui la majeure partie du continent européen – jusqu’à l’Islande, si l’on prend en compte l’Espace économique européen.

L’Union européenne a été un immense succès. Non seulement les six États membres initiaux ont connu une croissance et une expansion importantes dans les décennies d’après-guerre, mais tous les pays qui les ont rejoints par la suite ont vu leur niveau de vie s’améliorer grâce à leur participation à ce marché, dont les règles de fonctionnement sont appliquées de manière impartiale par des institutions européennes indépendantes. Comme le disait Adam Smith en 1776 dans La richesse des nations, « la division du travail est limitée par l’étendue du marché ». Un vaste marché européen, sans barrières à la circulation des biens et des services, a repoussé les limites nationales de la division du travail, et élargi le champ de la production et des échanges à une échelle internationale, continentale.

L’effondrement du système communiste en Europe centrale et orientale vers la fin du vingtième siècle a confirmé la force inhérente et fondamentale de ce modèle de marché. Lors de la réunification de l’Allemagne en 1990, on a découvert que le stock de capital de l’ancienne RDA – qui constituait un élément de fierté du communisme réel  – était presque deux fois plus ancien que celui de la République fédérale, que la productivité moyenne y avoisinait le tiers de celle de la RFA et que la valeur nette de la plupart des entreprises figurant dans le bilan d’ouverture de la Treuhand était négative. Selon les critères de l’Europe occidentale, la plupart des entreprises est-allemandes étaient insolvables.

L’effondrement du système communiste en Europe centrale et orientale vers la fin du vingtième siècle a confirmé la force inhérente et fondamentale de ce modèle de marché.

David harrison

En 1992, le traité de Maastricht crée l’Union européenne. Celle-ci tire ses fondements de la Communauté européenne et établit une union économique et monétaire, qui conduit au lancement de l’euro. Le traité de Maastricht a également établi l’idée nouvelle de citoyenneté de l’Union européenne. Toute personne possédant la nationalité d’un État membre serait désormais un citoyen de cette Union, jouirait des droits conférés par le traité et serait soumise aux devoirs imposés par celui-ci. Des modifications ultérieures du traité disposaient que l’Union respecterait dans toutes ses activités le principe d’égalité de ses citoyens, qui recevraient une attention égale de la part de toutes les « institutions, organes et organismes de l’Union. » 

La citoyenneté européenne découlait, d’une certaine manière, de la logique du marché unique, et de la libre circulation en son sein des biens, des services, des personnes et des capitaux. Mais il se peut que l’on doive aussi quelque chose à l’esprit de l’époque, en 1992. L’effondrement du communisme a révélé la force cachée de la société civile en Europe, ce que Václav Havel, dans un essai écrit en 1978, au plus fort de la guerre froide, appelait « le pouvoir des sans-pouvoirs ». Le pouvoir du peuple s’est manifesté partout lorsque le système totalitaire a pris fin pacifiquement, et nous pouvons peut-être considérer la création de la citoyenneté européenne comme un hommage aux possibilités ouvertes par les citoyens d’une Europe non démocratique. En 1989, pas moins de deux millions de citoyens ont formé une chaîne humaine internationale s’étendant sur 600 kilomètres, entre les trois capitales de l’Estonie, de la Lituanie et de la Lettonie, créant ainsi une « voie balte » transfrontalière. Lorsque les anciens États communistes ont rejoint l’Union européenne, leurs ressortissants sont eux aussi devenus des citoyens européens.

Toutefois, la réalité économique n’a pas vraiment été à la hauteur de l’idéal esquissé par le traité en matière d’égalité des citoyens. La richesse des nations européennes a augmenté, selon les termes d’Adam Smith, mais la répartition de cette richesse entre les citoyens a été inégale, avec un approfondissement des divisions entre des « centres » connectés et des « périphéries » qui ne l’étaient pas. De nouvelles démarcations, apparemment arbitraires, tracées par la réussite ou l’échec économique, ont remplacé les anciennes frontières nationales et politiques, également arbitraires, supprimées par la politique européenne d’après-guerre. Les investissements – publics comme privés – se sont concentrés dans les villes et les régions les plus productives d’Europe, profitant des niveaux de compétence plus élevés, mais creusant les divisions en laissant les régions moins productives et sous-développées derrière elles. En 2017, l’OCDE a noté que le fossé socio-économique s’était creusé en Europe au cours des dernières décennies, et que ce mouvement s’était intensifié depuis le début de la crise financière mondiale. Elle ajoutait qu’un niveau d’inégalités élevé et croissant était nuisible pour les sociétés, en termes de croissance économique mais également à bien d’autres égards. Ces inégalités peuvent en effet entraver la cohésion sociale, limiter les opportunités offertes à de nombreuses personnes et entraîner une détérioration de la santé. 

Le pire, en termes conceptuels, est que le modèle économique des États-Unis montre où l’inégalité pourrait encore mener. Les États-Unis étaient le marché unique originel par excellence et un puissant moteur de l’économie mondiale après la Seconde Guerre mondiale, responsable de la moitié de la production mondiale dans presque tous les secteurs en 1956, année de rédaction du rapport Spaak. Les États-Unis étaient l’exemple d’une intégration économique réussie que l’Europe devait suivre lorsque le projet d’union économique et monétaire européenne a été lancé.

Mais les inégalités de revenus, qui avaient fortement diminué aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale et étaient ensuite restées à un niveau faible jusqu’aux années 1970, ont fortement augmenté depuis. Au tournant du XXIe siècle, les États-Unis étaient dans une position similaire à celle des années 1920, avant le krach de Wall Street en 1929. Selon la Déclaration d’indépendance de 1776, « tous les hommes sont créés égaux ». Mais, comme en Europe, le droit constitutionnel à l’égalité n’a pas garanti l’égalité réelle. 

L’augmentation des inégalités de revenus aux États-Unis s’est accompagnée d’une réduction de la mobilité sociale, de plus grandes disparités en matière de santé, d’une augmentation de la criminalité et des maladies mentales et d’une diminution de l’espérance de vie.

Toutefois, la réalité économique n’a pas vraiment été à la hauteur de l’idéal esquissé par le traité en matière d’égalité des citoyens.

David harrison

En Europe, le Royaume-Uni a connu, à l’instar des États-Unis, une augmentation spectaculaire des inégalités, supérieure à celle de l’Europe continentale, au cours de la même période. Certaines régions du Royaume-Uni ont obtenu de bons résultats, notamment à Londres et dans le sud, parties intégrantes de l’économie prospère du marché unique européen. D’autres régions, en revanche, n’ont pas obtenu d’aussi bons résultats, et les divisions inter-régionales se sont accentuées, comme en témoignent le fossé croissant des prix d’actifs de la propriété et de l’immobilier. Au XXIe siècle, certains indicateurs montraient que les disparités régionales au sein du Royaume-Uni étaient plus importantes qu’en Allemagne, qui était passée par l’unification après l’ère communiste.

C’est dans ce contexte de croissance des inégalités des deux côtés de l’Atlantique que la crise financière de 2008 a éclaté, plongeant l’Europe dans une décennie de graves turbulences économiques et politiques – et conduisant le Royaume-Uni, dans un élan chimérique, à quitter complètement le marché unique européen et à tenter de recréer son propre marché intérieur, à plus petite échelle.

Ces phénomènes sont liés : les inégalités et les crises financières sont les signes jumeaux d’un mauvais fonctionnement des rouages de l’économie capitaliste. Quelle est donc le cœur du problème ?

Le mécanisme moteur

La production de biens et de services dans l’économie – et dans l’ensemble de l’économie de marché européenne – provient d’actifs immobilisés, pour la plupart détenus par des particuliers. Les immobilisations – bâtiments, usines, réseaux de télécommunications, systèmes de transport – procurent un revenu et nécessitent des investissements pour être créées ou renouvelées.

Lorsqu’une économie de marché croît, elle génère de l’épargne. Les revenus augmentent, mais une proportion décroissante de ces revenus est utilisée pour la consommation immédiate : une partie est mise de côté afin d’épargner. Autrement dit, plus la richesse est grande, plus la partie du revenu épargnée et non dépensée pour acheter des biens et des services produits dans l’économie sera importante. 

Il n’y a pas de main invisible qui veille à ce que l’épargne accumulée soit recyclée dans de nouveaux investissements en biens d’équipement à une échelle suffisante pour maintenir le moteur de la production en marche. L’épargne peut en effet être détenue en espèces ou sur des comptes bancaires personnels, ou encore sous des formes communes ou collectives telles que des fonds d’assurance ou de pension, gérés par des entreprises privées ou par des régimes d’épargne de l’État ou du secteur public.

De plus, l’épargne peut ne pas être investie dans de nouveaux biens d’équipement, mais être affectée à la détention de droits ou de titres sur des biens d’équipement existants, tels que des actions de sociétés ou des biens immobiliers. L’ « incitation à investir », comme le dit l’économiste John Maynard Keynes dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, est généralement faible par rapport aux nombreuses possibilités que constituent l’épargne et et les autres formes de report de la consommation ou de non-consommation. Pour cette raison, « une communauté riche devra découvrir des possibilités d’investissement beaucoup plus vastes si l’on veut que la propension à l’épargne de ses membres les plus riches soit compatible avec l’emploi de ses membres les plus pauvres. » 1

Peu d’« opportunités d’investissement » ont été découvertes au cours des dernières décennies. Au contraire, après la libéralisation de la finance mondiale dans les années 1970, le poids croissant de l’épargne ainsi que la théorie financière moderne dominante ont favorisé l’affectation des fonds aux actifs existants plutôt qu’à l’investissement dans quelque chose de nouveau. Selon l’ « hypothèse de l’efficience du marché », il était largement admis que les échanges entre acheteurs et vendeurs du stock de capital existant garantissaient que le capital était détenu là où il pouvait être utilisé de la manière la plus productive, et que les signaux de prix émanant de plusieurs millions de ces transactions permettaient aux entreprises elles-mêmes de prendre de meilleures décisions en matière de production et d’investissement.

La conséquence en a été la croissance conjointe de l’épargne et des transactions à court terme sur les marchés des capitaux et des investissements. Les sommes en question sont devenues gigantesques. Au XXIe siècle, le volume des actifs sous gestion privée atteint 87 000 milliards de dollars, soit à peu près la taille du PIB annuel mondial, c’est-à-dire autant que l’ensemble des biens et services produits dans le monde. Les transactions boursières aux États-Unis, avec un volume annuel moyen de 33 000 milliards de dollars, sont devenues plus de 100 fois supérieures au nouveau capital apporté chaque année aux entreprises américaines par l’émission d’actions.

Aux États-Unis, les cours des actions ont augmenté bien plus rapidement que l’économie réelle au cours des dernières décennies

David harrison

Les producteurs de l’économie réelle – comme ceux du marché unique européen – se font concurrence sur le prix ou la qualité pour fabriquer et vendre de meilleurs biens ou services. Mais les prix des actifs financiers et des immobilisations sont déconnectés de la production et fluctuent plus largement car, au lieu d’être liés aux rendements réels à long terme des immobilisations, ils sont vulnérables à la spéculation sur les marchés d’investissement. Si les prix des actifs augmentent fortement, une séquence d’expansion puis de contraction s’enclenche : davantage d’argent afflue vers ces prix en hausse, les poussant encore plus loin au-delà des attentes raisonnables en matière de rendement.

Aux États-Unis, les cours des actions ont augmenté bien plus rapidement que l’économie réelle au cours des dernières décennies, et les revenus fondés sur les cours des actions ont divergé des revenus des travailleurs et des employés, basés sur l’activité réelle de production de biens ou de services. Comme l’a noté Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, la part du revenu national américain consacrée aux bénéfices des entreprises, après avoir diminué dans la période d’après-guerre, a commencé à augmenter au début des années 1980 – et les prix des actions ont suivi. Cette hausse s’est accompagnée d’une augmentation des inégalités de revenus. Pour citer Greenspan : « Le degré d’inégalité des revenus se résume principalement au conflit entre la valeur des actifs et le niveau des salaires de la majeure partie de notre main-d’œuvre. »  2

En Europe, le cours des actions a un effet moins important sur l’économie, et le conflit entre la valeur des actifs et le niveau des salaires de la main-d’œuvre s’est déroulé sur un terrain différent ; celui des soi-disant « règles du jeu équitables » du marché unique – mais ce terrain sur lequel se déroule le jeu est devenu cher et inégal. La production de biens et de services nécessite des investissements pour être maintenue, et en Europe, les banques ont traditionnellement joué un rôle majeur dans leur financement. Mais au XXIe siècle, le financement des investissements des entreprises ne représentait plus qu’une petite partie de l’activité des banques européennes. Les banques ont atteint collectivement une taille plus de trois fois supérieure à celle de l’économie européenne en s’engageant dans des activités commerciales à risque et des activités financières internationales de gros, avec d’autres banques et institutions financières, ainsi que dans des prêts immobiliers : toutes les activités impliquant des actifs existants.

Les prix des actifs sous forme de biens et de biens immobiliers ont été particulièrement élevés. Une part importante (environ 50 %) des prêts bancaires en Europe est consacrée au financement ou au refinancement de l’immobilier ; et ce sont les flux inhabituellement élevés de crédits bancaires privés dans les économies (en particulier) de la Grèce, de l’Italie, de l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande entre 1999 et 2007 qui ont été à l’origine de la crise de la zone euro, alors que la crise financière de 2008 a entraîné un retrait global du crédit privé.

Le moteur explose

L’instabilité de l’économie financière produit d’énormes dommages sur l’économie réelle lorsque, comme en 2008, elle provoque une crise financière qui force l’État, à ses frais, à secourir l’économie. 

L’anatomie d’une crise consiste dans le fait que, pendant le boom qui précède le crash, les prix des actifs existants sont poussés à la hausse de manière insoutenable, non pas à cause de motivations relevant de la raison, de la logique ou de l’analyse scientifique, mais du fait d’attentes collectives sur les marchés d’investissement. Le déclencheur de la crise mondiale de 2008 a été l’effondrement du marché des titres liés aux prêts hypothécaires après une chute des prix de l’immobilier aux États-Unis, alors très élevés. L’excès d’optimisme s’est mué en excès de pessimisme, et les interconnexions entre les systèmes bancaires américains et européens ont rendu la crise transatlantique.

On estimait en 2009 que les interventions pour soutenir les banques des deux côtés de l’Atlantique, aux États-Unis et en Europe, s’élevaient à plus de 14 000 milliards de dollars, soit près d’un quart du PIB mondial.

David harrison

Aux conséquences économiques du krach s’est ajouté le coût du renflouement du système financier. On estimait en 2009 que les interventions pour soutenir les banques des deux côtés de l’Atlantique, aux États-Unis et en Europe, s’élevaient à plus de 14 000 milliards de dollars, soit près d’un quart du PIB mondial. En Europe, les volumes des aides de l’État à l’industrie, régis par les règles du marché unique, mises en application par la Commission européenne, ont connu une tendance à la baisse entre 1992 et 2007, passant d’environ 1 % à 0,5 % du PIB de l’Union européenne. Mais de 2008 à 2011, les aides d’État autorisées ont atteint 4 500 milliards d’euros, soit plus d’un tiers du PIB de l’Union, et la quasi-totalité de ces aides ont été destinées aux banques.

Proportionnellement à l’économie européenne, le secteur bancaire qui avait besoin d’être secouru était extrêmement important. En 2008, les banques de l’Union européenne avaient, collectivement, accumulé dans leurs bilans des actifs dont le volume équivalait à plus de trois fois et demie le PIB de l’Union. Au Royaume-Uni, les volumes détenus par les banques étaient cinq fois plus importants que le PIB national du pays, et en France, en Allemagne, au Danemark, en Espagne, au Portugal, en Autriche et en Finlande, les volumes détenus par les banques étaient plus de trois fois plus importants que le PIB national des pays qui les accueillaient.

La polarisation et l’extrémisme politique se sont répandus des deux côtés de l’Atlantique après le crash de 2008. Les citoyens européens, théoriquement égaux, ont vu les inégalités se creuser davantage, et le système financier a été sauvé alors que l’économie réelle entrait dans une profonde récession, l’investissement fixe brut dans l’Union ayant chuté de 17 % entre 2008 et 2013. Ce sauvetage était nécessaire, mais on peut pardonner aux citoyens européens de penser que l’économie de marché, et le capitalisme lui-même, ont été sauvés à leurs dépens.

Peut-on faire quelque chose pour aider à corriger le fonctionnement de cette machine économique, et ce pour le plus grand bénéfice des citoyens européens ? Deux approches méritent d’être envisagées.

Étendre la politique de concurrence

La première consiste à utiliser la force du marché unique européen pour maîtriser les forces qui créent les booms et les effondrements des prix des actifs.

Comment ? Le marché unique européen est, par définition, un marché concurrentiel. Dès le départ, il a été soumis à des règles interdisant toutes les pratiques et tous les comportements des entreprises qui faussent les principes de ce marché. Ces règles de concurrence ont été inscrites dans le traité de Rome de 1957 et ont été strictement appliquées depuis lors.

Dans un marché concurrentiel, comme celui de l’Europe ou des États-Unis, il est peu probable que les immobilisations utilisées pour la production de biens et de services offrent encore longtemps des rendements extrêmement élevés. Le rendement d’une immobilisation est le bénéfice que le propriétaire tire de la vente de sa production, pendant toute sa durée de vie, après déduction des coûts d’exploitation liés à son obtention. Dans un marché concurrentiel, la production d’une immobilisation et ses coûts d’exploitation, y compris les salaires, sont soumis à des pressions concurrentielles constantes, ce qui garantit que les rendements ne s’écartent pas trop des coûts. Si les immobilisations donnaient des rendements extraordinairement élevés, les entreprises concurrentes créeraient des immobilisations similaires ou meilleures, et les rendements extraordinaires disparaîtraient.

L’élément déclencheur est généralement une nouvelle percée économique ou technique : l’effet des nouvelles technologies de l’information aux États-Unis à la fin du vingtième siècle ou l’internationalisation rapide du secteur bancaire en Europe avec l’adoption de l’euro et une augmentation importante de l’activité bancaire transfrontalière.

David harrison

L’expérience le prouve : aux États-Unis, les rendements réels des entreprises au cours des 150 années précédant 2012 ont été évalués à une moyenne d’environ 7 % par an (4,5 % de rendement des dividendes auxquels s’ajoutent 2,5 % de croissance réelle des bénéfices) ; et au cours des 150 années allant de 1870 à 2015, les rendements réels moyens des actions et de l’immobilier résidentiel dans 16 pays avancés, mesurés en termes de rendements auxquels sont ajoutées les plus-values, ont également été évalués à environ 7 % par an.  

Les rendements moyens des actifs financiers sont donc, après coup, raisonnablement stables. Alors pourquoi y a-t-il des bonds et des effondrements ? Parce que les attentes concernant les rendements futurs des actifs financiers s’écartent de toute estimation raisonnable de ce qu’un marché concurrentiel permettra. Des attentes trop optimistes concernant des groupes entiers d’actifs font grimper des prix sans lien entre eux au-delà de ce que l’expérience et la logique enseignent comme étant justifiable. L’élément déclencheur est généralement une nouvelle percée économique ou technique : l’effet des nouvelles technologies de l’information aux États-Unis à la fin du vingtième siècle ou l’internationalisation rapide du secteur bancaire en Europe avec l’adoption de l’euro et une augmentation importante de l’activité bancaire transfrontalière. Quand survient une nouvelle avancée, l’ancrage à la réalité économique est rompu et la psychologie collective des marchés d’investissement remplace les évaluations individuelles des rendements. Dans l’économie réelle, concurrentielle, les entreprises opèrent de manière indépendante, en raison des règles du droit de la concurrence ; mais les flux financiers et de crédit à grande échelle se déplacent ensemble, mus par des impulsions communes.

Lors de la création du marché commun, comme indiqué dans le rapport Spaak de 1956, la libre circulation des capitaux était considérée comme un « facteur de production » – comme la libre circulation des travailleurs. Pour assurer l’expansion économique, il était précisé que des conditions communes seraient nécessaires pour des questions telles que la formation de la main-d’œuvre, la modernisation de l’industrie manufacturière et les infrastructures nécessaires pour éviter les disparités croissantes entre les niveaux de production et les niveaux de vie dans les différentes régions. Comme l’affirme le rapport Spaak :

La coordination des politiques économiques, la réalisation des investissements de base dans les régions sous-développées, la résorption du chômage de masse assureront les conditions d’une libre circulation qui ne touchera pas seulement les produits et les services, mais s’appliquera progressivement aux facteurs de production eux-mêmes : les capitaux et les hommes.

Peut-on faire en sorte que la libre circulation des capitaux retrouve sa fonction originelle de facteur de production et contribue à l’économie de marché européenne sans la détériorer ?

En vertu des règles du droit de la concurrence, les pratiques concertées entre entreprises sont interdites car incompatibles avec le marché unique si elles faussent la concurrence de quelque manière que ce soit, par leur objet ou par leur effet, y compris en limitant ou en contrôlant « la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements » (article 101, paragraphe 1, point b), du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne(TFUE)). Cette disposition particulière du traité a été peu utilisée jusqu’à présent, mais elle pourrait être appliquée plus rigoureusement afin d’enrayer les pratiques spéculatives qui affectent l’économie en découplant les prix des actifs des rendements concurrentiels et en sapant ou en faussant l’investissement et la production. En guise de contrepoids, l’article 101 (3) du TFUE permet de déclarer une telle interdiction inapplicable à condition qu’une pratique concertée contribue à « améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte ». Par conséquent, à condition que les mouvements de capitaux – y compris les flux de crédit – représentent un facteur de production, contribuant à la production réelle et au progrès économique en Europe, les pratiques concertées pourraient être déclarées compatibles avec le marché unique.

Le système bancaire et financier moderne est fortement interconnecté, notamment par le biais des actifs et des passifs que les banques détiennent comme créances les unes sur les autres.

David harrison

Les mouvements spéculatifs de capitaux sont-ils une « pratique concertée » ? Ces mouvements ne se produisent pas isolément, mais sont des phénomènes de groupe : ils impliquent des flux d’argent importants, à une échelle suffisante pour créer des distorsions de prix, sous la forme de bulles de prix d’actifs. Ceux qui déplacent l’argent ne sont pas des forces économiques invisibles ou abstraites, mais des entreprises réelles. Le système bancaire et financier moderne est fortement interconnecté, notamment par le biais des actifs et des passifs que les banques détiennent comme créances les unes sur les autres. Le krach de 2008 est un effondrement de la confiance dans ce système dans toute la région économique de l’Atlantique, et non la faillite de quelques banques individuelles. L’interdépendance entre les différentes entreprises d’un système bancaire hautement connecté peut les amener à aligner, ou à se « concerter » sur, leur comportement sur le marché – comme cela s’est produit avant la crise mondiale de 2008, à la suite de laquelle le sauvetage du système a nécessité d’importantes aides d’État.

En 1956, le rapport Spaak prévoyait le risque qu’avec la libre circulation des capitaux, des mouvements de capitaux spéculatifs puissent résulter de divergences dans les politiques monétaires, ou de craintes concernant la stabilité de la monnaie, et que les capitaux cessent de se déplacer vers les zones où le besoin de fonds est le plus grand. Il offrait l’espoir suivant pour l’avenir :

Il y a à la fois dans le développement progressif du marché commun, les règles qui en gouvernent le fonctionnement, et les mécanismes dont la mise en œuvre a été prévue, le moyen le plus efficace de parer à ces divergences et d’éliminer les mouvements spéculatifs auxquels elles donnent naissance.

Un demi-siècle et une crise financière majeure plus tard, les règles et les mécanismes du marché unique pourraient être renforcés, afin de garantir que la libre circulation des capitaux redevienne un facteur de production en Europe, et non un facteur de destruction.

Compenser l’investissement privé par l’investissement public

Une deuxième approche corrective consisterait à s’inspirer de la solution de Keynes quant aux bonds et aux effondrements.

En 1937, Keynes a proposé de mettre en place un « conseil d’investissement public » au Royaume-Uni, celui-ci ayant pour charge de s’assurer que des plans détaillés soient préparés pour des projets d’investissement publics et parapublics à grande échelle, et ce afin de compenser les ralentissements de l’investissement privé après un krach. Des entités telles que les compagnies ferroviaires, les autorités portuaires et fluviales, les services d’eau, de gaz et d’électricité, les entrepreneurs en bâtiment, les autorités locales et les autorités dirigeantes de Londres et d’autres villes densément peuplées devraient étudier les projets qui pourraient être utilement entrepris si des capitaux étaient disponibles à des taux d’intérêt particuliers. Il faudrait que les administrateurs, les ingénieurs et les architectes fassent preuve d’une « imagination constructive » pour créer des lots de projets importants et utiles, prêts à être mis en œuvre seulement quelques mois après un effondrement des investissements privés. Les projets publics seraient alors avancés – ou repoussés – en fonction de si les dépenses d’investissement privé dans l’économie sont suffisantes ou non.

L’idée de Keynes n’a jamais été mise en pratique au Royaume-Uni – qui a plutôt connu des décennies de déclin des investissements et d’augmentation des inégalités – mais elle pourrait être remise au goût du jour et appliquée au niveau européen.

Une enquête menée auprès de 685 municipalités européennes a révélé que le manque de financement est le principal obstacle à l’investissement, suivi par les lourdeurs réglementaires et le manque de capacités techniques.

David harrison

La préparation de plans détaillés pour les investissements publics et parapublics de toutes sortes, dans toute l’Europe, est actuellement entre les mains d’un très grand nombre d’organismes, que ce soit au niveau européen, national et régional, local ou municipal. Selon une étude réalisée par la Banque européenne d’investissement en 2021, quelque 45 % des investissements publics dans l’Union européenne sont réalisés par des collectivités locales, mais les municipalités ne sont pas similaires : chacune a des besoins et des capacités qui lui sont propres. Une enquête menée auprès de 685 municipalités européennes a révélé que le manque de financement est le principal obstacle à l’investissement, suivi par les lourdeurs réglementaires et le manque de capacités techniques. Moins de la moitié des municipalités procèdent à des évaluations ex ante des projets ou coordonnent leurs projets avec d’autres municipalités. Un conseil européen des investissements publics pourrait donc avoir pour mission de rassembler les connaissances dispersées sur les projets d’investissement qui existent déjà, à tous les niveaux, dans toute l’Europe – et de mettre ces connaissances à la disposition de ceux qui doivent planifier leurs propres projets d’investissement public. Dans le marché unique, les prix transmettent les connaissances dispersées nécessaires à la production de biens et de services, comme un système de télécommunications. Mais ce n’est pas le cas des investissements : il n’existe pas de système de prix de télécommunications pour coordonner les projets et les plans d’investissement.

Une deuxième tâche pourrait alors consister à constituer un stock de plans futurs de grands et utiles projets d’investissement public, pour une utilisation future. Les « actes d’imagination constructive » de Keynes auraient ici une importance. À tous les niveaux – européen, national et régional – les autorités publiques pourraient être encouragées à faire preuve de créativité et à soumettre à la comparaison et à la critique mutuelles les meilleurs projets possibles, en vue de leur mise en œuvre à un moment donné dans le futur. La priorité absolue est évidemment la nécessité de modifier ou de renouveler le stock de capital de l’économie européenne face au changement climatique. Un conseil européen de l’investissement public pourrait être chargé de veiller à ce que les plans soient d’une qualité suffisante et cohérents entre eux, et à ce qu’il n’y ait pas de lacunes évidentes dans les investissements nécessaires.

Les « actes d’imagination constructive » ne seraient pas des envolées fantaisistes : une analyse critique devrait garantir que les projets sont réellement nécessaires et techniquement adaptés pour atteindre des objectifs essentiels, tels que la maîtrise du changement climatique.

Que se passe-t-il si le stock de projets et de plans d’investissement public jugés bons et nécessaires dépasse les ressources actuellement disponibles pour les financer ? Keynes soutenait que la proportion d’investissement dans l’économie dans son ensemble – c’est-à-dire l’investissement public et privé – devrait être la même que la proportion d’épargne lorsque l’économie emploie pleinement ses ressources en matériel et en main-d’œuvre. L’Europe a un taux élevé d’épargne des ménages. De ce fait, si des plans d’investissement public jugés bons et nécessaires ne peuvent être financés par les ressources publiques disponibles (que ce soit aux niveaux européen, national et régional), ou par des ressources privées, de nouvelles méthodes de mobilisation de l’épargne pourraient être créées, par exemple en émettant des titres à vendre directement aux citoyens de toute l’Europe, peut-être avec des taux de rendement garantis jusqu’à un certain niveau par citoyen.

La coordination peut être facilitée par une tendance des investissements privés à suivre les investissements publics.

David harrison

Se pose ensuite la question de la coordination entre les investissements publics et privés. L’idée de Keynes était de créer un mécanisme permettant de contrebalancer les phases d’expansion et de ralentissement de l’investissement privé – comme l’expansion et le ralentissement de la construction et de l’immobilier au cours des premières décennies du XXIe siècle, et la chute des investissements dans l’économie européenne qui en a résulté.

La coordination peut être facilitée par une tendance des investissements privés à suivre les investissements publics. Les bulles de prix des actifs résultent d’anticipations collectives qui s’écartent de la réalité économique, mais ces anticipations devraient être stabilisées par une meilleure connaissance de la politique publique future.  Dans l’immédiat après-guerre, les programmes d’investissement public en Europe ont fourni une base solide sur laquelle les investissements privés de reconstruction et de modernisation ont été réalisés. Plus récemment, le cas du Royaume-Uni fournit un contre-exemple frappant : au fil des décennies, les investissements publics de toutes sortes se sont concentrés à Londres et dans le sud-est de l’Angleterre, renforçant des zones déjà en expansion – et les investissements privés ont fait de même.

Un conseil européen de l’investissement public pourrait donc fournir un cadre, ou un guide, pour l’investissement privé. Les entreprises du secteur privé apporteraient leurs propres ressources et leur expertise pour compléter les investissements publics à grande échelle, et une plus grande certitude à propos de ce que fait le secteur public facilitera la planification des investissements privés. De cette manière, de nouvelles opportunités d’investissement pourraient être « découvertes ». Les règles du droit de la concurrence devront être respectées, mais si une approche ouverte est adoptée, elles ne devraient pas constituer un obstacle insurmontable.

Enfin, étant donné que le respect du principe d’égalité des citoyens est un principe directeur de toutes les institutions, organes et agences de l’Union européenne, un conseil européen de l’investissement public devrait accorder une attention particulière aux régions à fort degré d’inégalités, dans le but d’attirer les investissements publics et privés et de compenser les déficits existants. Les distorsions du prix des actifs causées par les flux cumulatifs antérieurs d’investissements publics et privés devraient être abordées, et des efforts devraient être faits pour réduire les distorsions et annuler leurs effets.

Pour rappeler à nouveau les mots du rapport Spaak de 1956 :

Un développement en commun des régions les moins favorisées, comme il s’en trouve en fait dans tous les pays participants, est une nécessité fondamentale pour le succès du marché commun. Entre des régions à développement économique inégal il n’est pas vrai, en effet, qu’au cas de brusque mise en communication, le moindre coût de la main-d’œuvre et la plus grande productivité des investissements assurent automatiquement un progrès plus rapide de la région initialement moins favorisée, et donc un rapprochement des niveaux. Comme le montre au contraire l’expérience de l’unification italienne après 1860, et aussi bien des États-Unis après la guerre de Sécession, l’écart peut au contraire s’accroître cumulativement si les conditions fondamentales d’un développement de la production ne sont pas d’abord créées par des moyens publics, c’est-à-dire une infrastructure de routes, de ports, de moyens de transmission, des opérations de drainage, d’irrigation et d’amélioration du sol, la création d’écoles et d’hôpitaux. Une action positive et collective est au contraire à l’avantage commun des régions dont le développement est recherché et des régions plus favorisées elles-mêmes ; car elles participent à l’activité plus intense qu’entraîne ce développement, et elles évitent que la mise en communication avec des régions moins favorisées fasse pression sur les niveaux de rémunération et sur le niveau de vie.

Au fond, le problème qu’un conseil européen de l’investissement public permettrait de traiter est celui de l’incertitude de l’avenir. C’est le saut de l’imagination dans le futur qui crée les conceptions et les projets qui deviennent des plans d’investissement cohérents qui, une fois mis en œuvre, deviennent des dépenses d’investissement courantes. C’est cette même incertitude de l’avenir qui est à l’origine de l’investissement privé erratique et de la dangereuse habitude des investisseurs privés d’allouer leur épargne à des bulles de prix d’actifs – parce que d’autres investisseurs privés sont connus pour faire de même.

L’incertitude de l’avenir ne peut être complètement éliminée. Mais par la comparaison critique et l’analyse rationnelle des plans, elle pourrait être réduite à des niveaux acceptables, et ainsi contribuer à stabiliser les conditions pour assurer le fonctionnement efficace de l’économie de marché européenne.

Le pouvoir des sans-pouvoirs

Non seulement l’Union européenne s’est engagée à respecter le principe d’égalité de ses citoyens, mais en vertu de l’article 13 du TUE, son cadre institutionnel même est censé servir ses intérêts, ceux de ses citoyens et ceux des États membres – et dans cet ordre.  Les citoyens sont en droit de recevoir une attention égale de la part des institutions, organes, organismes et agences de l’Union ; et ces institutions sont également tenues de pratiquer une coopération mutuelle sincère – y compris lorsqu’elles servent l’intérêt des citoyens.

Le désenchantement de nombreux citoyens européens à l’égard de l’ordre politique et économique actuel semble découler d’un sentiment équivalent d’impuissance.

David harrison

Dans « Le pouvoir des sans-pouvoirs », Havel a proposé, dans la Tchécoslovaquie communiste de 1978, de repenser la politique afin que les individus impuissants – les dissidents derrière le rideau de fer – puissent conserver leur humanité au sein du système du bloc soviétique en découvrant et en disant la vérité à son sujet, par des moyens tels que la recherche ou le respect des droits de l’homme et des droits civils énoncés dans les accords internationaux et dans les constitutions des États. L’essai a eu un profond effet sur l’Europe de l’Est, donnant un soutien théorique aux activités syndicales du mouvement Solidarité en Pologne à partir de 1980. Selon Zbygniew Bujak, homme politique polonais et militant de Solidarité, « lorsque je regarde les victoires de Solidarité et de la Charte 77, j’y vois une étonnante réalisation des prophéties et des connaissances contenues dans l’essai de Havel. »  3

Le désenchantement de nombreux citoyens européens à l’égard de l’ordre politique et économique actuel semble découler d’un sentiment équivalent d’impuissance. Des forces lointaines, échappant au contrôle de tout individu, ont modifié les destins économiques au cours des dernières décennies, le plus souvent pour le pire, et le choix et la responsabilité individuels ont perdu de leur importance, voire sont devenus insignifiants.

Mais cela ne doit pas rester le cas. L’Europe a la capacité collective d’agir sur les forces qui échappent au contrôle des citoyens individuels. Dans la plupart des cas, la mauvaise orientation de ces forces résulte d’erreurs et de fautes, plutôt que d’intentions malveillantes. Comme l’a dit Keynes, beaucoup des plus grands maux économiques sont les fruits du « risque, de l’incertitude et de l’ignorance ».  

L’application de la rationalité à cette incertitude et cette ignorance de l’avenir qui touche tout investissement, et détourne trop d’épargne vers les actifs existants, ne ferait qu’étendre davantage la rationalité qui sous-tend déjà la production, fondement du marché unique européen. Ainsi, les citoyens européens pourraient ne plus être impuissants. On pourrait alors faire en sorte que l’économie européenne travaille pour eux, et non l’inverse.

Sources
  1. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Macmillan, 1936, p. 31.
  2.  The Map and the Territory : Risk, Human Nature, and the Future of Forecasting, Allen Lane, 2013, p. 246.
  3.  Václav Havel, Open Letters : Selected Prose 1965-1990, Faber and Faber, 1991, p. 126.