Depuis l’effondrement de la République des Deux Nations (RDN) à la fin du XVIIIe siècle, l’Occident ne pense plus le territoire polonais en termes d’indépendance stratégique. Contrairement aux empires turc, allemand ou russe, cette puissante alliance polono-lituanienne – dont le projet civilisationnel et politique distinct a pendant plusieurs siècles joué un rôle fondamental dans le jeu d’équilibre en Europe – a disparu de la réflexion géopolitique occidentale.
Un tel oubli n’a jamais eu lieu en Russie, pour laquelle les terres plates de la RDN étaient tout ce qui la séparait de l’Occident et les armées des puissantes monarchies européennes. Affaiblie par des conflits internes, la RDN a été partagée à la fin du XVIIIe siècle entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. L’idée politique fondant la RDN a été reprise dans l’entre-deux-guerres par Józef Piłsudski, dirigeant et homme d’état polonais, qui a lancé le projet d’une fédération censée intégrer les pays situés dans l’isthme mer Baltique-mer Noire (IMBMN), ainsi que d’autres terres situées entre celui-ci et la mer Adriatique où le traité de Versailles a dévoilé de nouvelles structures étatiques slaves. La reprise en 1939 des hostilités d’une guerre mondiale inachevée vingt ans plus tôt n’a pas permis aux successeurs de Piłsudski, décédé en 1939, de poursuivre son plan, dénommé la Fédération entre Mers ou de l’Intermarium.
La malédiction de la Pologne, de même que d’autres pays situés dans la région de l’IMBMN, réside dans leur emprise éternelle entre le marteau russe et l’enclume allemande. La Russie, enfermée dans la géographie impitoyable du nord de l’Eurasie et craignant constamment d’être envahie à travers ses plaines sans fin, a su faire sienne un effet levier pour inculquer dans la mentalité occidentale la conviction de son caractère indispensable au parachèvement de la stabilité politique en Europe. L’Allemagne, n’ayant que rarement pris le risque de rivaliser les puissances maritimes Anglo-Saxonnes, s’était concentrée sur l’expansion continentale – poursuivie de manière centrifuge et surtout aux dépens des pays d’Europe Orientale. Il a donc fallu attendre la montée en puissance d’une marine qui a eu intérêt à changer ce paradigme pour que les nations de l’IMBMN puissent regagner la capacité – quoique limitée – à se prévaloir de leur bien le plus précieux : l’importance géopolitique colossale de leur emplacement.
Ce n’est qu’à la fin de la guerre froide qu’une puissance, en l’occurence américaine, redécouvre l’importance de l’IMBMN et s’en serve pour bloquer la force terrestre dominante qu’était devenue l’URSS. La stratégie de Washington après la deuxième guerre mondiale donnait priorité, à bon escient, à la prise de contrôle américaine sur la frange maritime eurasiatique. Dénommée « Rimland » d’après son conceptualiste et stratège Nicholas Spykman, celle-ci comprenait la quasi-totalité de l’Europe, y compris la plupart de l’IMBMN. La chute de l’URSS a pourtant marqué le retour en grâce d’une autre idée, formulée par Halford Mackinder dans sa fameuse déclaration : « qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle l’Heartland ; qui contrôle l’Heartland contrôle l’Île Monde ».
La désintégration du Bloc de l’Est a rendu possible l’implantation politique des États-Unis au sein de l’IMBMN, en dépit de la Russie. L’avènement de la Pax Americana, qui a suivi l’écroulement de l’URSS, a redéfini les politiques étrangères des ex-membres du Pacte de Varsovie. Auparavant dictées directement par Moscou, elles étaient maintenant déterminées indirectement par Washington – dont les pays qui ont retrouvé leur indépendance dans l’IMBMN dépendent au demeurant toujours pour satisfaire leurs besoins de sécurité. Après l’élargissement de l’OTAN en 1999, la zone d’Europe centrale et orientale est devenue et reste, malgré l’opposition russe, couverte par les garanties militaires américaines en tant que socle central de l’architecture sécuritaire régionale pour la majorité des pays de l’IMBMN.
La conviction de la capacité des États-Unis en la projection de sa puissance militaire en Eurasie a permis aux pays de l’IMBMN de consacrer les 30 dernières années à la connexion aux marchés mondiaux, ainsi qu’à la poursuite de l’intégration européenne. En Pologne, ces processus ne s’inscrivaient guère dans un projet politique prédéfinis et cohérent, mais résultaient du constat que l’atteinte de certains objectifs économiques et politiques identifiés est indispensable pour que le pays puisse commencer à rattraper le temps perdu sous le l’ère communiste. Ces objectifs, incarnés dans le souhait de s’approcher de l’occident à travers de l’adhérence à l’OTAN et l’UE, résultaient avant tout de la conviction de l’incompatibilité des intérêts géopolitiques de la Pologne avec ceux de la Russie. Quant à l’Allemagne, le succès remarquable de l’intégration de la RDA à la RFA a atténué chez les Polonais les inquiétudes suscitées par le plan d’intégration au projet européen. Il reste aujourd’hui peu de cet enthousiasme des années 1990, qui a cédé la place à une prise de conscience envers le décalage flagrant entre les intérêts géopolitiques allemands et polonais. Aucun exemple récent ne paraît plus pertinent que l’affaire Nord Stream 2.
La dépendance polonaise aux États-Unis, formée dans les années 1990, s’est traduite en une alliance durable même si déséquilibrée. Dans la conception américaine, la Pologne est censée jouer le rôle du premier bouclier contre la dimension militaire russe dans les zones géographiques limitrophes de l’IMBMN. Il en résulte que la Pologne déploie les principales forces terrestres de la région, et qu’elle soit prémunie contre les outils de la nouvelle génération de guerre hybride déjà en cours. Dans ce contexte, il faut souligner que l’IMBMN est la zone de projection de forces la plus importante pour la Russie. Moscou est conscient que la question de son maintien en tant que puissance majeure en Europe et en Eurasie se résoudra là. Tandis que les États-Unis et l’OTAN ont passé la dernière décennie à rattraper l’art de la guerre asymétrique popularisée par les actions russes, la Russie a perfectionné les systèmes anti-accès A2AD et a restauré ses capacités en guerre symétrique (la réforme militaire de Serdyukov).
Le mur anti-accès russe qui va du nord de la Baltique et tout au long du flanc oriental de l’OTAN, de l’Ukraine, de la Crimée, de la mer Noire, du détroit de Turquie et jusqu’à l’est de la Méditerranée rend difficile pour la puissance navale américaine de projeter efficacement ses forces dans la région en cas d’escalade de conflit entre un membre de l’OTAN et la Russie. Il sera par exemple probablement impossible pour la flotte américaine d’entrer dans la Baltique par le détroit du Danemark. Les capacités américaines à venir en aide à la Pologne et/ou aux pays baltes dépendront alors, le cas échéant, d’un accord avec l’Allemagne permettant à l’US Army de traverser son territoire. En absence d’un tel accord, il sera difficile pour les brigades lourdes américaines d’atteindre la Pologne ; sans atteindre la Pologne, il sera impossible d’aider les États baltes, dont la couverture par les systèmes A2AD russes neutralise les voies aériennes et maritimes de l’OTAN. Cela signifie que l’indépendance des États baltes dépend notamment de la position, tant géographique que politique, de la Pologne. Celle-ci reste alors inévitablement le point de mire du flanc oriental de l’OTAN.
À cette situation déjà complexe s’ajoute la question de l’oblast de Kaliningrad, tête de pont russe dans une zone opérationnelle clé pour d’éventuels affrontements entre la Russie et l’OTAN, et qui poserait pour cette dernière des problèmes majeurs en cas d’un conflit d’envergure avec Moscou. La bulle A2AD, déployée au moyen des systèmes Kalibr et S-300/400/500, menacent les lignes de communication maritimes, aériennes et terrestres de l’OTAN et bloque l’accès aux pays baltes par l’isthme Suwałki, un passage étroit d’importance stratégique sur la frontière polono-lituanienne et coincé entre les territoires russes et biélorusse. On ne peut non plus manquer de mentionner ici l’impact qu’aura l’extension récente du traité « New START » limitant les arsenaux nucléaires américain et russe, qui a failli inclure les armes nucléaires non stratégiques du type qui est déployé à Kaliningrad.
Le paysage géopolitique et géostratégique régional complique davantage encore l’incertitude autour de la question bélarusse. L’enchevêtrement des intérêts occidentaux, russes et chinois en Biélorussie – qui a suivi la prise de conscience de ce que le régime de Loukachenko est peut-être en voie de disparition – prédit que l’avenir du pays ne sera pas dicté par son peuple. Pour la Russie, la Biélorussie est ce que Hong Kong ou Taiwan est à la Chine, et bien plus, elle éloigne la frontière russe de l’OTAN. La Chine, à son tour, comprenant les conséquences de l’importance de la position géopolitique de la Biélorussie, fait preuve d’une politique de plus en plus affirmée dans la région. Ses dirigeants y voient une porte d’entrée à l’Europe occidentale pour la branche nord de la nouvelle route de la soie, et préféreraient donc que Minsk soit au moins partiellement indépendant de Moscou. Tous les doutes éventuels quant à l’intérêt de la Chine d’avoir son mot à dire dans l’évolution de la situation biélorusse ont été dissipés lorsque celle-ci a reçu en décembre dernier un prêt chinois de 500 millions de dollars US. La Pologne, dont le terminal de transbordement ferroviaire à Małaszewicze reçoit déjà des trains en provenance de la Chine et traversant la Biélorussie, a tout intérêt à développer ses propres moyens pour influencer le jeu de pouvoirs à Minsk. À cet égard, il n’est pas sans importance que les terres bélarussiennes aient autrefois fait partie de la RDN. L’étroitesse des liens sociaux et culturels entre les Polonais et les Biélorusses cède la place seulement aux relations historiquement et culturellement plus serrées que ces derniers cultivent avec le peuple russe.
Le remaniement géopolitique en cours, entre autres traduit par l’attention presque entière des États-Unis sur la Chine et les clins d’œil que l’Occident fait à la Russie – notamment par les suggestions du Président Macron qu’un dégel dans les relations avec Moscou est nécessaire – a ravivé l’opinion en Pologne que les pays de l’Union européenne ne viendraient pas au secours de leurs alliés en cas d’un conflit majeur. Ce discours, popularisé par le théoricien Dr Jacek Bartosiak, contient l’idée que l’État polonais n’a qu’un seul intérêt stratégique inaliénable : garder la Russie en dehors du jeu européen d’équilibre.
La réémergence de la realpolitik comme l’outil principal sous-entendant la formation des rapports de pouvoir sur la scène internationale a validé les appels à ce que la Pologne augmente ses capacités militaires. L’idée dominante est désormais que celles-ci lui seront nécessaires non seulement pour renforcer sa politique sécuritaire menée en tandem avec les États-Unis, mais aussi pour développer ses propres moyens afin de revendiquer le rôle du leader régional dans l’IMBMN. Autrement dit, c’est la prise de conscience des exigences géopolitiques de la région qui a poussé la Pologne à augmenter ses dépenses d’armement, plutôt que Donald Trump. Cela ne signifie pas pour autant que la Pologne espère achever l’autosuffisance militaire et devenir indépendante du parapluie américain ; au contraire, la conviction naissante chez les dirigeants et intellectuels polonais est que l’emplacement de leur pays au cœur de l’IMBMN leur confère une marge de négociation, auparavant négligée, dont la Varsovie devrait se servir pour tirer plus de bénéfices de son alliance avec Washington. La Pologne a aujourd’hui autant besoin des États-Unis que ceux-ci de la Pologne : face au cocktail de facteurs affaiblissant la présence américaine en Europe – la nécessité de se concentrer sur l’Asie, le Brexit ou l’appel de la France à développer l’autonomie stratégique européenne n’en étant que trois exemples – les américains ont plus que jamais intérêt à soutenir les initiatives qui pourraient permettre de préserver leur influence sur l’équilibre des forces en Europe. Notons également que l’appel allemand au renouvellement de la relation transatlantique avec un rôle de premier plan pour les États-Unis, émis stratégiquement par Annegret Kramp-Karrenbauer en octobre dernier, reste à ce jour sans réponse de la part de l’administration Biden.
Dans cette optique, il ne surprend donc guère que le nouveau secrétaire d’État américain Antony Blinken ait déjà annoncé – alors que les orientations de la politique étrangère de l’équipe Biden sont encore en train d’être formées – que Washington maintiendra son soutien accordé à l’Initiative des Trois Mers (ITM) par l’administration américaine précédente. L’ITM est le projet d’intégration de la région de l’IMBMN le plus prometteur, dont l’aboutissement permettrait aux États-Unis de contrebalancer l’influence allemande sur le continent à travers une entité formée des États-membres de l’Union et soutenue par cette dernière. Son succès garantirait à Washington une place à la table où Berlin, Paris, Bruxelles, Moscou et de plus en plus Pékin sont en compétition pour le pouvoir dans l’IMBMN. La Pologne constituerait l’axe principal de l’ITM, donnant un coup d’intégration qui se propagerait au sud et sud-est du continent. Les investissement importants actuellement en cours pour développer les connexions routières et ferroviaires nord-sud, ou la distribution du gaz américain à l’Ukraine à partir du port de gaz polonais côtier à Świnoujście, doivent être lues en ce sens.
Le projet de l’ITM est également, voire surtout, pensé comme une tentative de couvrir le déficit d’investissement dans les 12 pays de l’UE qui en font partie. Celui-ci est à l’heure actuelle estimé à plus de 500 milliards USD ; il n’est donc pas étonnant que la première échelle dans la réalisation de l’ITM réside dans le développement d’un fond d’investissement dédié au financement des projets d’infrastructures, pouvant approfondir l’intégration régionale. N’oublions qu’il s’agit d’une région comptant 110 millions d’habitants, un PIB de près de 1 500 milliards de dollars et un taux de croissance actuellement prévu entre 2,4 et 3 % jusqu’en 2030. Son potentiel économique étant évident, il ne surprit donc guère que même les entreprises chinoises sont désormais nombreuses à participer aux appels d’offres publics pour la construction de routes ou de chemins de fer.
Si l’ITM réussit à gagner du poids, elle commencera inévitablement à valoriser son potentiel militaire. D’autres formats de coopération régionale sont en attendant mis en place pour renforcer la coopération militaire entre les pays constituant le flanc oriental de l’OTAN – le plus récent étant le Triangle de Lublin (TDL), initiative visant à renforcer la coopération dans les domaines politique, militaire et économique entre la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine. Signé symboliquement dans la ville où fut conclue en 1569 l’union polono-lituanienne donnant naissance à la RDN, la déclaration trilatérale du Triangle souligne que son objectif est de rapprocher l’Ukraine de l’UE et de l’OTAN, mais aussi « d’autres formats régionaux ». Tandis que les autres initiatives régionales au succès variable telles que l’Initiative Centre-Européenne, le Groupe de Visegrád ou les Neuf de Bucarest excluent généralement la coopération militaire du champ de leurs objectifs, le TDL s’appuie sur le succès relatif de la Brigade lituanienne-polonaise-ukrainienne, devenue opérationnelle peu après l’annexion de la Crimée par la Russie.
C’est un secret de polichinelle que la force motrice derrière cette entreprise est la perception du besoin de renforcer la défense contre les tendances révisionnistes de Moscou. Alors qu’après 1991, les relations entre les trois pays ont été variables, parfois tendues, la Lituanie et la Pologne partagent des objectifs communs en ce qui concerne le soutien des aspirations européennes de l’Ukraine. Suite à l’agression armée de la Russie contre l’Ukraine début 2014, Vilnius et Varsovie ont déployé de grands efforts pour internationaliser le conflit russo-ukrainien et rassurer Kiev de leur soutien. Pendant longtemps, la Lituanie a été le seul pays à fournir officiellement à l’Ukraine des armes offensives létales, et la Pologne figurait parmi les principaux donateurs d’aide militaire à l’Ukraine. Le premier test est peut-être maintenant venu, à l’heure de reprise des hostilités à Donbass, où le bombardement de positions des séparatistes pro-russes par des drones turcs (contrôlés à grande distance) signale potentiellement l’escalade du conflit. À l’avenir, le TDL pourrait peut-être servir de point de départ du développement de la coopération militaire entre les pays de l’IDM.
Il est à noter que la renaissance de la conscience géopolitique polonaise a été remarquée en Russie. L’agence de presse russe Regnum, l’un des principaux centres de propagande du régime de Poutine, a récemment débattu de la question de la rivalité polono-russe pour l’influence en Europe centrale, en particulier dans les États « tampons » séparant les deux pays qui sont la Belarus et l’Ukraine. Ledit débat a fait ressentir la conviction chez les penseurs d’État russe, mêlée d’étonnement, que la Pologne tente actuellement de se servir de la complexité de ses relations avec la Russie pour atteindre des objectifs politiques dans les pays voisins. Selon Modest Kolerov, rédacteur en chef de Regnum, le nouvel « impérialisme polonais », armé de l’outil de la politique historique, de l’idée fédéraliste de Piłsudski et de la doctrine de Giedroyc-Miroszewski – selon laquelle la Pologne n’a pas à intégrer les zones frontalières mais qu’il lui suffira de les contrôler et d’en faire des protectorats – est un adversaire sérieux pour la Russie, auquel celle-ci n’a pas de réponse. Sergei Markov, l’éminence grise dans les milieux de la pensée stratégique russe, a même lancé un appel adressé aux élites polonaises dans lequel il parle de la nécessité de restaurer un dialogue approfondi entre les deux pays.
Toutes les considérations précédentes ne peuvent être conclues sans préciser que le phénomène décrit est distinct de l’évolution du paysage politique interne de la Pologne. Alors que celle-ci se brouille régulièrement depuis plusieurs années avec les institutions de l’Union au sujet de ses initiatives législatives jugées controversées, les différences sur les questions sociétales ou culturelles au cœur de ces querelles n’auront pas d’impact sur la structuration des alliances fondées sur des forces mesurées et des intérêts concrets. L’éveil géopolitique de la Pologne, résultant du constat que le monde est à nouveau plongé dans la compétition entre factions, où la durabilité des alliances se mesure par la force objectivement appréciée, se poursuivra sous les gouvernements polonais suivants quel que soit leur orientation politique.