Récemment revenue dans l’actualité à la suite de la guerre dans le Haut-Karabagh, l’Arménie connaît désormais une crise politique beaucoup plus structurante qu’il n’y paraît. 

Après le soutien du Chef d’État-major des armées, Onik Gasparyan, à la demande de démission du premier ministre Nikol Pachinian, qui a refusé d’abdiquer et qui a exigé la démission du même général en retour, l’Arménie plonge un peu plus dans une crise qui, loin d’être inédite, permet de comprendre un peu mieux sa récente défaite. 

D’un côté, le premier ministre en exercice, Nikol Pachinian, arrivé au pouvoir à la suite de ce qui a été appelé «  la Révolution de Velours  » en 2018 en référence aux révolutions non violentes de 1989 dans l’ex-Tchécoslovaquie. De l’autre, son opposition, menée principalement par Vazgen Manukyan, premier ministre arménien en 1991 durant l’indépendance, soutenu par 17 partis d’opposition, par l’armée et par l’Église.  

Loin d’un « coup d’État militaire  »  quelconque, cette scission, profonde et potentiellement durable, s’est forgée à la suite de la défaite de l’Arménie en novembre dernier, vécue comme une trahison pour certains et comme un traumatisme pour tous. 

Une cinglante défaite qui laisse un pays profondément meurtri

Longtemps catégorisé comme «  conflit gelé  » par les spécialistes des relations internationales, le conflit du Haut-Karabagh (Artsakh pour les Arméniens) s’est embrasé en juillet puis en octobre 2020, pour finalement aboutir à un accord de cessez-le-feu, le 9 novembre dernier, actant la défaite arménienne dans la région.  

Petit territoire de 11 000 km2 situé officiellement en Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh compte environ 150 000 habitants dont la très grande majorité, à 95 %, est arménienne. 

Pas vraiment religieuse, ni tout à fait civilisationnelle, cette guerre tient surtout sa source d’un découpage territorial stratégique opéré par Staline en 1923 pour consolider son emprise sur deux nations voisines, fraîchement rattachées à l’URSS par les bolcheviks, dans une région dont il connaissait bien les stigmates. Les Azerbaidjanais étant ethniquement proches des Turcs, qui venaient de commettre le génocide arménien de 1915, et politiquement plus proches des Soviétiques que ne l’étaient les Arméniens à l’origine. Ce «  cadeau  » de Staline à l’Azerbaïdjan n’était alors qu’une bombe à retardement tant la symbolique de cette terre ancestrale était importante pour l’Arménie.   

C’est alors à la chute de l’URSS que les tensions sont véritablement apparues, faisant se confronter deux principes fondateurs du droit international public  : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour les Arméniens de l’Artsakh (article 1 de la charte de San Francisco / charte des Nations unies) face au respect de l’intégrité territoriale pour l’État azerbaidjanais (article 2 de la même charte). 

Si ces deux principes sont équivalents en droit, l’histoire récente a penché vers une nette prévalence politique du premier, notamment au moment des processus de décolonisation des années 1960 et aux mouvements d’indépendance des peuples des Balkans après les conflits ethniques des années 1990.

Longtemps catégorisé comme «  conflit gelé  » par les spécialistes des relations internationales, le conflit du Haut-Karabagh (Artsakh pour les Arméniens) s’est embrasé en juillet puis en octobre 2020, pour finalement aboutir à un accord de cessez-le-feu, le 9 novembre dernier, actant la défaite arménienne dans la région.

Karen Mazmanian

Première ambiguïté à ce stade, l’Arménie qui réclame la reconnaissance internationale de la République d’Artsakh – préalable à un rattachement – ne la reconnaît pas elle-même et n’a jamais exigé que son principal allié militaire et stratégique, la Russie, ne la reconnaisse. À ce jour, donc, aucun État dans le monde ne reconnaît la République d’Artsakh comme État indépendant, ni l’Arménie, ni la Russie ni aucun autre de ses partenaires. 

Le Conseil de sécurité des Nations unies a, pour sa part, reconnu la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur le territoire du Haut-Karabagh à travers 4 résolutions de 1993 sans toutefois mentionner de présence illégale des forces arméniennes sur le territoire.  

Néanmoins, si l’Arménie avait gagné la première guerre en 1994, lui permettant d’occuper le Haut-Karabagh et les territoires alentours permettant d’y accéder, elle a subi une cinglante défaite à partir du 27 septembre 2020, après 44 jours de conflit ouvert. 

Le bilan humain est lourd (plus de 5000 morts, le double de blessés graves, des milliers de soldats disparus, 60 % de la population déplacée) à l’issue d’une guerre asymétrique ressemblant à la confrontation d’un vieux monde face au nouveau. Devenue une riche puissance pétrolière au cours des 30 dernières années, l’Azerbaïdjan a développé un arsenal militaire moderne, équipé de drones et d’avions de combat de dernière génération. En face, l’armée arménienne, organisée en tranchées, envoyait ses soldats à une mort quasi certaine tant l’issue de la confrontation semblait écrite à l’avance.  

Si, selon la Croix-Rouge, les frappes sur les civils et les bombardements à l’aveugle ont concerné les deux belligérants1, la débâcle militaire arménienne et la crise humanitaire qu’elle a provoquée auront révélé deux autres tragédies majeures pour le pays. 

D’une part, l’instrumentalisation croissante de la question humanitaire, visant à embrigader la jeunesse, a fait de lourds dégâts dans la société arménienne. L’armée étant obligatoire en Arménie, les citoyens majeurs sont automatiquement réservistes et donc appelés à combattre en cas d’agression. La propagande du sacrifice s’est alors transformée en véritable culte du martyr, Nikol Pachinian allant même jusqu’à scénariser l’envoi de son fils et de sa femme sur le front, incitant chaque famille arménienne à faire de même… 

D’autre part, elle a révélé l’incapacité de tout un peuple à pouvoir apporter une réponse rationnelle face à une crise militaire. Chacun sait qu’une guerre opposant des drones à des hommes est perdue d’avance. Les chiffres mensongers sur les prétendues conquêtes arméniennes n’aidant pas, le bilan humain a été largement sous-estimé durant la guerre, laissant croire à une possible «  victoire finale  » qui a entraîné de jeunes adultes à se sacrifier en vain, laissant derrière eux des milliers de familles endeuillées.   

L’Arménie triplement perdante  : à Aliev et Erdogan les victoires militaires et stratégiques, à Poutine le triomphe géopolitique. 

Au cœur de ce conflit, le jeu d’échecs turco-russe a permis à l’Azerbaïdjan d’aboutir à une victoire de taille. La défaite militaire, humanitaire et territoriale arménienne s’est alors transformée en humiliation géopolitique historique. 

Tout d’abord parce que la présence arménienne dans la zone est désormais inexistante. La majorité des territoires occupés ont été rendus à l’Azerbaïdjan et l’enclave du «  Nagorno-Karabagh  » est désormais protégée par des forces de «  maintien de la paix  » russes qui stationneront dans la région pour une durée de 5 ans renouvelable automatiquement (alinéa 3 de l’accord du 9 novembre2). Le Karabagh est donc désormais une zone pleinement azerbaïdjanaise dans laquelle des forces russes permettent à une minorité de civils Arméniens d’exister dans une enclave réduite et atrophiée de ses symboles les plus importants, comme la ville de Shushi, rebaptisée «  Chucha  » par l’Azerbaïdjan.

Pire encore, la souveraineté nationale arménienne est désormais fortement menacée par l’instauration d’un corridor turco-azéri coupant la frontière de l’Arménie avec l’Iran et livrant le sud du pays à un futur très incertain (alinéa 9 de l’accord).  L’Arménie devra donc accepter, selon les termes de l’accord signé le 9 novembre, une présence turco-azerbaïdjanaise sur son propre territoire permettant d’assurer une circulation entre l’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan, territoire anciennement arménien détaché par les Bolcheviks comme le Haut-Karabagh, qui prône désormais son attache à l’Azerbaïdjan et qui se situe aux frontières de la Turquie.  

L’Arménie devra donc accepter, selon les termes de l’accord signé le 9 novembre, une présence turco-azerbaïdjanaise sur son propre territoire permettant d’assurer une circulation entre l’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan, territoire anciennement arménien détaché par les Bolcheviks comme le Haut-Karabagh, qui prône désormais son attache à l’Azerbaïdjan et qui se situe aux frontières de la Turquie.

Karen Mazmanian

Le partage de la région est donc total. La Russie s’installe pour longtemps dans le Sud-Caucase tout en jouant un rôle de médiateur à peu de frais et laisse la Turquie déployer un axe stratégique de la mer Noire jusqu’à la mer Caspienne avec son allié Azerbaidjanais. Tout cela en marchant sur l’histoire du peuple arménien et, pour la première fois depuis près d’un siècle, en la dépossédant d’une partie de ses propres terres… 

La crise politique arménienne s’inscrit, plus profondément, dans un double tiraillement entre espoirs déçus et vieux démons 

Pour le comprendre, il faut d’abord revenir quelque peu en arrière.

En 2018, l’Arménie connaît une « Révolution citoyenne  » qui conduit à la démission du gouvernement précédent et à l’arrivée au pouvoir d’un ancien journaliste devenu entre-temps député, Nikol Pachinian. Il est ainsi d’abord nommé par l’ancienne Assemblée (un détail qui a son importance dans un pays qui a adopté un système parlementaire en 2015) puis organise des élections que son parti «  Mon pas  » (Im Kaylə dashink’, IKD) gagnera à 70 % des voix (passant ainsi de 5 sièges à 88 sur 132 à l’Assemblée nationale).

D’abord peu connu de l’opinion publique arménienne, cet ancien soutien de Levon Ter-Petrossian (ancien Président arménien entre 1991 et 1998) se présente comme un réformateur souhaitant moderniser l’Arménie et lutter contre la corruption endémique dans le pays. Sa fulgurante ascension surprend beaucoup d’observateurs et la relative passivité de la Russie de Vladimir Poutine sur le sujet interroge. Pachinian est alors présenté comme un démocrate libéral pro-occidental qui souhaiterait tourner l’Arménie vers l’Ouest à l’image des autres «  révolutions de couleur  » des ex-pays soviétiques. Mais le rapprochement est trompeur et s’oppose frontalement à la vérité des faits. 

Tout d’abord parce que, dès sa prise de pouvoir, les choses sont claires  : les relations extérieures avec la Russie ne changeront pas. Ainsi, lors de sa première visite diplomatique, à Moscou, Pachinian déclare3 : « Personne ne doute et ne doutera jamais de l’importance stratégique des relations russo-arméniennes. Nous espérons donner un nouvel élan à nos relations et nous mettrons pour cela toute notre énergie ». La réforme promet alors d’être intérieure, elle ne sera pas extérieure. On comprend déjà mieux l’étonnante bienveillance de Vladimir Poutine à l’égard de cette «  Révolution de Velours  » et le contraste saisissant avec ses démonstrations de force en Ukraine ou en Géorgie… 

Il faut alors reconnaître que, sur ce dernier point, le premier ministre Pachinian a tenu ses promesses. Sous son mandat, l’Arménie n’est sortie d’aucun accord stratégique avec la Russie, que ce soit sur le plan économique (membre de l’ Union économique eurasiatique depuis 2015), militaire (membre de l’Organisation du traité de sécurité collective, ou OTSC,  pendant de l’OTAN composé d’ex-pays soviétiques, censée protéger ses pays membres sous le patronage de la Russie – l’Azerbaïdjan en est sortie en 1999) ou politique (membre de la Communauté des États indépendants – CEI – création post-soviétique après la chute de l’URSS en 1991). Une totale dépendance arméno-russe rappelée par le Sénat français en 20194. Le «  changement dans la continuité  » donc, pour reprendre le célèbre slogan de campagne de Georges Pompidou. 

Pire encore, la dernière guerre a révélé les vicissitudes et les problématiques que pose cette alliance de dupes. Alors que les États-Unis et la France ont plusieurs fois proposé leur médiation par l’intermédiaire du Groupe de Minsk et même préparé une opération de maintien de la paix dans la région5, les officiels arméniens (Nikol Pachinian6 et Arayik Haroutiounian7 en tête, Président de la République d’Artsakh) n’ont cessé de demander une intervention russe pour les protéger avec, à chaque fois, une fin de non-recevoir très explicite. Vladimir Poutine a déclaré que le conflit n’était pas sur le territoire arménien et, qu’à ce titre, il n’engageait pas de coopération russe dans le cadre de l’OTSC8. Pendant ce temps, les initiatives américaine et française sont restées lettres mortes comme pour signifier que, lorsqu’il s’agit de son pré carré, la Russie n’accepte jamais d’autre résolution que la sienne.

Sur le plan intérieur ensuite. Au-delà de quelques réformes promettant de lutter contre la «  corruption du quotidien  » – mais jamais contre celle des oligarques – et en faveur de la liberté de la presse, Pachinian ne marque pas non plus de vraie rupture avec ses prédécesseurs. Même si la période 2018-2020 est courte pour en juger, ladite «  révolution  » a beaucoup déçu sur le plan des libertés fondamentales et de la démocratie9

Pire encore, Nikol Pachinian forge un véritable culte de la personnalité et un populisme d’un genre nouveau dans ce pays habitué aux dictateurs froids de la nomenklatura soviétique. Entre propos outranciers, fausses informations, concentration des pouvoirs et violente répression, l’Arménie de Pachinian est un régime fondé sur le plébiscite d’un homme qui a totalement dupé les espoirs démocratiques placés en lui. La situation s’est d’ailleurs récemment dégradée avec le doublement du délit d’outrage contre le gouvernement (portée à 3 100 euros d’amende dans un pays où le salaire moyen ne dépasse pas les 300 euros par mois10), les arrestations arbitraires lors des manifestations demandant sa démission après la guerre et la mise en examen de ses principaux opposants politiques, notamment Vazgen Manukyan accusé d’ «  appel public à un changement de l’ordre constitutionnel et au renversement de régime  ». 

Sur un point, le premier ministre Pachinian a tenu ses promesses : sous son mandat, l’Arménie n’est sortie d’aucun accord stratégique avec la Russie, que ce soit sur le plan économique (membre de l’ Union économique eurasiatique depuis 2015), militaire (membre de l’Organisation du traité de sécurité collective, ou OTSC,  pendant de l’OTAN composé d’ex-pays soviétiques, censée protéger ses pays membres sous le patronage de la Russie – l’Azerbaïdjan en est sortie en 1999) ou politique (membre de la Communauté des États indépendants – CEI – création post-soviétique après la chute de l’URSS en 1991).

Karen Mazmanian

C’est ici que la situation arménienne se complexifie et souffre très souvent de grilles de lectures peu informées des dynamiques politiques de la région. 

Bien aidé par une partie de l’opposition arménienne, qui voit la défaite d’Erevan comme une «  punition de Poutine contre Pachinian  » et qui plaide pour un rapprochement accentué avec son vieil allié russe, Vladimir Poutine devient tout d’un coup le grand gagnant de cette crise politique profonde. 

D’un côté, le pouvoir actuel joue le jeu d’une fausse distance maîtrisée qui permet à Poutine de conforter sa domination dans la région et de soutenir, sans oxymore, une «  démocratie pro-russe  » menée par Pachinian. De l’autre, une partie de l’opposition prend des airs nationalistes et nostalgiques de la période soviétique, avec des relents antisémites rappelant la campagne nauséabonde de Viktor Orban en Hongrie contre Georges Soros11, accusé ici de déstabiliser l’Arménie pour promouvoir un grand complot anti-russe à la faveur de Pachinian, lui-même soi-disant pro-américain. Rien que ça. 

Ce double jeu est également alimenté par les partisans de Pachinian qui se vantent d’avoir récemment ratifié un accord de rapprochement avec l’Union Européenne, l’Accord de partenariat global et renforcé, dit CEPA. Or ce traité, qui n’est pas un accord d’association, a été négocié par le gouvernement précédent et s’inscrit dans la politique de partenariat oriental de l’Union que l’Arménie a rejoint dès 2009. C’est donc une coopération a minima, conclue et signée dès 2017 déjà12, qui concerne surtout le secteur économique, favorisant les investissements entrants et très peu la population locale. 

Entre faux opposants et farouches alliés, Vladimir Poutine est donc plus que jamais le maître des horloges de la politique arménienne.

Enclavée et sonnée, l’Arménie peut-elle vraiment compter sur sa diaspora ?

Battue militairement et stratégiquement, humiliée géopolitiquement, son statut d’éternelle victime ne suffira pas à l’Arménie pour la sortir de cette ornière. 

Il faut pour cela comprendre les sous-jacents de cette nation complexe qui demeure parmi les plus anciennes au monde. Située entre l’Europe et l’Asie, au cœur d’une tradition orientale et chrétienne qui fondent, avec sa langue, une identité unique, l’Arménie est pleinement dépendante de sa relation avec ses voisins dans cette région turbulente. Si selon la fameuse formule d’Henry Kissinger « Israël n’a pas de politique étrangère, seulement une politique intérieure », alors l’Arménie se trouve dans la situation exactement inverse. Cette ancienne république soviétique, encore tourmentée par la crainte de sa disparition issue du génocide n’a pas de politique intérieure qui soit véritablement détachée de ses relations extérieures. 

Dans ce schéma, la diaspora arménienne, confuse et éloignée de ces préoccupations, semble être un fardeau plus qu’une solution. 

Issue majoritairement de l’exode de 1915, celle-ci a comme particularité d’être plus nombreuse que la population autochtone (environ 10 millions de personnes la composent contre 3 millions d’habitants en Arménie). Divisée en blocs culturels distincts et éclatée à travers le monde (de Beyrouth à Los Angeles en passant par Marseille jusqu’en Amérique du Sud), celle-ci a du mal à trouver une conscience politique structurée autour de valeurs fondamentales unifiées et cohérentes. Le dernier exemple en date étant sûrement le silence assourdissant des principales associations et personnalités d’origines arméniennes de France sur l’accord de cessez-le-feu de novembre dernier. Les mêmes dénonçant quelques jours plus tôt une épuration ethnique voire un «  génocide  » – en référence à celui de 1915 – sont restés étrangement très discrets sur la violente capitulation du gouvernement arménien et sur ses dérives contre sa propre population. Engluée entre sentiment patriotique exacerbé, militantisme aveugle et forte pression communautaire, la diaspora ne joue souvent que le jeu imposé par les autorités gouvernementales, qui souhaitent surtout accumuler les transferts financiers en provenance des pays développés tout en se servant de la Turquie comme « ennemi utile  » de leurs préoccupations. À l’image du fidèle soutien de la communauté algérienne au mouvement «  Hirak  » pro-démocratique, la diaspora arménienne ne peut plus se satisfaire de la simple promotion de son folklore et devra un jour endosser le rôle de boussole démocratique et de vigie des libertés si elle souhaite réellement défendre les intérêts de la condition arménienne dans le monde. 

Enfin, il s’agit de rappeler que l’apprentissage politique et la démocratie sont des processus longs dont l’Arménie est encore très loin. Ce pays est composé d’une société fragmentée qui a vécu un génocide d’autant plus traumatisant qu’il se poursuit aujourd’hui par le négationnisme d’un État turc de plus en plus puissant et qui accentue sa pression sur la communauté internationale (pour l’heure, seule une trentaine de pays sur 193 reconnaissent le génocide arménien dans le monde – le dernier important en date étant les États-Unis par la voie d’un vote du Sénat en 2019). Elle a ensuite connu 70 ans de dictature communiste en URSS puis un ersatz d’indépendance en 1991 qui n’a permis que quelques mois de répits avant le retour d’un modèle impérialiste post-soviétique continuellement dirigé par le Kremlin dont les différents gouvernements successifs ne sont jamais sortis. 

Obsédée par la peur d’un nouveau génocide silencieux qui mettrait fin à son existence, la société civile arménienne a longtemps cru que la Russie la protégerait tel un «  grand frère  » qui assurerait sa protection en échange de la préservation de son influence. La récente débâcle du Haut-Karabagh aura au moins permis de définitivement montrer le contraire. 

L’opposition refuse pour l’instant les élections anticipées que le gouvernement propose. Encore une fois ici, il faut connaître le contexte arménien pour l’analyser. En effet, chacun sait là-bas que celui qui contrôle l’appareil administratif contrôle l’issue des élections. Comme cela a été rappelé plus haut  : Nikol Pachinian lui-même a été nommé premier ministre par une Assemblée majoritairement opposante avant même que son parti n’obtienne la majorité des sièges. 

Si selon la fameuse formule d’Henry Kissinger « Israël n’a pas de politique étrangère, seulement une politique intérieure », alors l’Arménie se trouve dans la situation exactement inverse. Cette ancienne république soviétique, encore tourmentée par la crainte de sa disparition issue du génocide n’a pas de politique intérieure qui soit véritablement détachée de ses relations extérieures.

Karen Mazmanian

De plus, l’urgence actuelle est ailleurs. Il s’agit d’abord de revenir sur les conditions du cessez-le feu de novembre dernier avec trois nécessités absolues  : garantir la protection des populations déplacées, assurer le rapatriement des prisonniers de guerre et refuser absolument qu’un corridor turco-azéri traverse l’Arménie de part en part car cela signifierait la fin de toute souveraineté territoriale dans le sud du pays. 

Par ailleurs, l’heure est surtout à la rénovation profonde des institutions pour espérer un jour faire de l’Arménie un véritable État de droit garantissant les libertés fondamentales les plus élémentaires, sans quoi de nouveaux drames nationaux, humains et territoriaux sont encore à prévoir. 

À ce stade, le leader de la coalition d’opposition, Vazgen Manukyan, semble pouvoir remplir ce rôle. Il a l’expérience et la probité d’un homme d’État qui a fait ses preuves à la tête du seul gouvernement indépendant d’Arménie des trente dernières années puis comme ministre de la défense lors de la première guerre du Haut-Karabagh, qui avait abouti à une victoire arménienne. Il promet surtout d’organiser des élections auxquelles il ne participerait pas, à l’issue d’une période transitoire d’un an. 

Enfin, si dans l’immédiat l’Arménie ne risque pas de disparaître, elle se situe dans une zone trop stratégique pour s’estimer en sécurité. Encerclée d’«  ennemis  » elle ne trouvera de salut qu’en sortant de la mainmise du Kremlin et de son giron post-soviétique, seule façon sérieuse d’aboutir à un désenclavement économique et géopolitique durable. Seul le levier occidental, la modernisation du pays et la démocratie libérale pourront lui permettre de (re)trouver un jour souveraineté, sécurité, indépendance et liberté. Si le processus peut se révéler long, difficile et sinueux il n’en reste pas moins vital pour cet État.