On continue à comprendre la nomination de Mario Draghi dans une perspective purement technique. C’est une erreur. L’insistance sur le solutionnisme technocratique, par certains côtés problématique, qui préside à cette nomination susceptible de court-circuiter l’inadéquation de la classe politique italienne contemporaine, risque de négliger la dimension hautement politique, profondément constitutionnelle, du gouvernement naissant.
On ne s’en est sans doute pas rendu compte à cause de la dureté du contexte dans lequel nous vivons depuis près d’un an, mais la nomination de Mario Draghi intervient dans un moment exceptionnel, d’urgence aiguë. Dans la prise de parole du président Mattarella, qui confie à l’ancien président de la BCE la mission de former un gouvernement – comme dans celui de Mario Draghi – le mot « urgence » assume un rôle crucial. Draghi attribue sa propre nomination à un argument qu’il attribue explicitement à Mattarella : « la conscience de l’urgence exige des réponses à la hauteur de la situation » 1.
L’urgence qui motive la nomination de Draghi ne doit pas être rattachée uniquement à la pandémie. La crise profonde du système politique italien est antérieure et durable, bien qu’elle ait été fortement embrasée par le Covid-19. Dans la convulsion de la crise sanitaire, économique, politique et institutionnelle que traverse la République italienne, personne ne peut désormais douter qu’il existe un risque réel qu’une force d’extrême droite avec un ascendant fasciste puisse déterminer dans un futur assez proche le gouvernement du pays, en sortant la vie politique italienne de la forme républicaine et du processus d’intégration européen.
Le rôle que le Président de la République a conçu pour Mario Draghi devrait donc être lu à partir de ses prérogatives constitutionnelles vis-à-vis de cette urgence. À cet égard, il convient de rappeler que la Constitution italienne proclamée en 1948 et qui reste en vigueur encore aujourd’hui a été fortement orientée contre la retour éventuel de toute force fasciste au pouvoir. L’esprit de la Constitution ne contemple donc pas simplement le risque existentiel que traverse la République, elle exige une réponse.
L’action du Président de la République peut donc se situer dans cet état d’urgence où Mario Draghi devient l’option principale pour empêcher l’avènement du scénario limite contre lequel la même Constitution a été conçue.
D’où la nécessité d’un gouvernement non pas tant d’unité, ou de salut national, mais doté d’une autre ambition bien plus difficile à atteindre : la reconstitution d’un espace institutionnel capable de conduire, dans un contexte de volatilité parlementaire absolue et de liquéfaction des partis, le jeu des forces politiques vers un centre de gravité républicain en leur proposant de participer, en se transformant, à la reconfiguration de l’espace politique.
La réaction des partis montre que ce processus reconstituant est en acte. À la seule exception des Fratelli d’Italia, un parti qui s’est placé à plusieurs reprises dans une relation ambiguë avec l’histoire du Parti fasciste italien, toutes les forces politiques parlementaires ont accepté ce nouveau départ, en étant par là amenées à sélectionner des personnalités pour participer à l’initiative gouvernementale et à marginaliser les positions les plus extrêmes. L’impact politique de cette transition ne doit pas être sous-estimé : la Ligue et le Mouvement des 5 étoiles, qui ont encore récemment milité pour la sortie de l’euro, soutiennent désormais en tant que Président du Conseil, l’homme du « quoi qu’il en coûte ». Leur inclusion conduit ainsi à une transformation consensuelle et démocratique.
Pour consolider cette dynamique, Mario Draghi a explicitement décrit l’orientation fondamentale qu’il entend imprimer à son initiative exécutive : son gouvernement sera appelé à utiliser les « ressources extraordinaires de l’UE » pour saisir « l’occasion de faire beaucoup pour le pays en pensant à l’avenir des jeunes générations et au rétablissement de la cohésion sociale ». Draghi mènera sans doute de manière pragmatique des politiques économiques de protection, de soutien et de relance, en essayant de récupérer, par exemple, le vote de des petits entrepreneurs du nord-est représentées dans la Ligue par le courant « romanisé » de Giorgetti (nommé puissant ministre du Développement économique) ou de celui des chômeurs plus ou moins jeunes du sud qui ont vu dans le « revenu de citoyenneté » une bouée de sauvetage.
En ce sens, et d’une manière analogue à ce qu’a fait le gouvernement Ciampi en 1993, qui avait sanctionné la naissance de celle qu’on appelle « la deuxième république », ce gouvernement pourrait être destiné à promouvoir un programme d’urgence dans le cadre d’un agenda européen élargi qui permettra aux différents partis et à leurs dirigeants de repenser leurs responsabilités, leurs méthodes et leurs priorités.
En cela au moins la vocation de Draghi, le technicien et grand commis, mérite d’être comprise à partir de l’esprit de la Constitution comme une expression purement politique.