Les images de la foule incitée à prendre d’assaut, à détruire et à piller le Capitole marqueront les esprits pendant très longtemps. Aux États-Unis bien sûr, mais aussi dans le reste du monde.

Les événements du 6 janvier 2021 ne peuvent pas être considérés comme les derniers soubresauts du mandat de Donald Trump, ni relativisés par une formule charitable mais creuse telle que « ce n’est pas l’Amérique ». À travers cette tentative de coup d’État, on retrouve une multitude de dynamiques sous-jacentes qui se développent aux États-Unis depuis des années : les théories du complot, la glorification des idoles sécessionnistes, les fractures sociales et raciales. La star de télé-réalité devenue président en 2016 était un symptôme de cette décadence, pas sa cause.

Dans le reste du monde, nous avons peut-être perçu ce glissement plus tôt et de façon plus nette. Il était donc fascinant de voir l’élite intellectuelle américaine tomber des nues la semaine dernière. Richard N. Haass du Council on Foreign Relations, qui fait autorité dans le milieu de la politique étrangère américaine, a ainsi écrit mercredi sur Twitter : « Personne dans le monde ne nous percevra, ne nous respectera, ne nous craindra ou ne dépendra plus de nous de la même manière. Si l’ère post-américaine a un point de départ, il ne fait presque aucun doute que c’est aujourd’hui ». L’exceptionnalisme américain, cette conviction d’une destinée manifeste profondément ancrée dans l’imaginaire collectif du pays, a reçu un coup mortel.

Cela a des conséquences considérables pour nous, en Europe.

En tant que premier président ayant véritablement acté le désengagement des États-Unis, Donald Trump a rompu avec l’impérialisme américain. Ce faisant, «  America First » a accéléré la dynamique de l’autonomie stratégique européenne. Depuis l’élection de Joe Biden, des hésitations et atermoiements se sont toutefois fait ressentir, en particulier du côté de Berlin. Et si tout revenait à la normale ?

L’exceptionnalisme américain, cette conviction d’une destinée manifeste profondément ancrée dans l’imaginaire collectif du pays, a reçu un coup mortel.

Luuk van Middelaar

Le Rédempteur démocrate et son équipe ont promis le retour, dès la prestation de serment, d’une Amérique « assise en tête de table », prête à redevenir le leader du monde libre. C’est le mantra de Biden lui-même, mais aussi celui de son futur ministre des affaires étrangères Antony Blinken, et d’importants futurs conseillers européens tels que Victoria Nuland1.

Dans les mois et les années à venir, cette ambition risque de devenir une source importante de tensions transatlantiques. On le ressent déjà à propos de la Chine, la pomme de discorde par excellence. Dans les dernières heures de 2020, l’Union européenne a conclu un accord de principe sur les investissements avec Pékin. Au nom de l’Europe, le quatuor Michel, von der Leyen, Merkel et Macron s’est entretenu par visioconférence avec Xi Jinping, le président chinois. Si l’accord donne un meilleur accès et une meilleure protection aux entreprises européennes sur les marchés chinois, les analystes ont surtout été frappés par son importance stratégique : l’Union, de son propre chef, a accompli un acte géopolitique.

Washington s’en est offusquée. Comment l’Europe pouvait-elle conclure un accord avec son grand rival chinois, seulement trois semaines avant l’inauguration de Joe Biden ? N’aurions-nous pas pu attendre un peu afin de s’entendre, ensemble, contre la « crapule » Xi ? L’Europe semblait pourtant si soulagée du départ de Trump. Jake Sullivan, le conseiller à la Sécurité nationale de Biden, a fait savoir sur Twitter que le nouveau gouvernement apprécierait une « consultation » des alliés européens sur la Chine. Quelle continuité frappante avec l’ère Trump : la Maison Blanche de Biden continue à donner ses ordres de service via Twitter.

Si l’accord donne un meilleur accès et une meilleure protection aux entreprises européennes sur les marchés chinois, les analystes ont surtout été frappés par son importance stratégique : l’Union, de son propre chef, a accompli un acte géopolitique.

luuk van middelaar

L’Union avait pourtant de bonnes raisons de s’en tenir au calendrier prévu. En effet, l’accord d’investissement a été négocié avec Pékin pendant sept ans. La date limite du 31 décembre 2020 fut fixée lors du sommet UE-Chine de 2019 et solennellement rappelée depuis. En amont de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne, la chancelière Merkel avait publiquement pris l’engagement de tenir cette échéance. Washington ne pouvait donc pas feindre la surprise. La Chine ayant par ailleurs pris des engagements importants au dernier moment, freiner à ce stade aurait envoyé un mauvais signal. L’Europe aurait alors fait savoir au monde entier qu’elle n’agit pas selon ses propres ambitions, mais uniquement après avoir obtenu le feu vert des États-Unis. Cela aurait eu de terribles répercussions sur la réputation internationale de l’Union – vis-à-vis de Pékin, mais aussi de Moscou, Ankara, Londres ou Téhéran – réduisant à néant les moyens de pression politiques et économiques à notre disposition afin de poursuivre nos propres intérêts et valeurs.

Enfin, il est important de préciser que les États-Unis ont également conclu la première phase d’un accord commercial avec la Chine l’année dernière. À bien des égards, l’accord UE-Chine n’est qu’un rattrapage, les entreprises européennes acquérant des garanties déjà promises aux entreprises américaines. Il serait hypocrite de nous les refuser. Sur certains points, les concessions chinoises à l’égard de l’Europe vont plus loin, un avantage dont les États-Unis peuvent potentiellement bénéficier à leur tour, ouvrant la voie à une subtile coopération transatlantique, à laquelle l’Union a déjà invité la nouvelle administration américaine.

Washington n’a aucune patience pour de telles nuances. Dans son numéro du 6 janvier, le New York Times critique l’avidité et la naïveté de l’Europe ; de même pour le site d’information Politico, très lu dans les milieux européens. Le chroniqueur du Financial Times Gideon Rachman affirme que l’Union donne à la Chine une « victoire stratégique » avec cet accord, qu’il met en perspective des récents outrages autocratiques de Pékin : répression à Hong Kong, intimidation face à Taïwan, affrontement militaire avec l’Inde, sanctions économiques contre l’Australie. Selon lui, l’Europe affaiblit ainsi les forces démocratiques dans le monde.

Dans ce récit propre à une nouvelle guerre froide, tout devient absolu, chaque situation est envisagée sous le prisme d’une opposition manichéenne. Toute interaction diplomatique présente pourtant son lot de contradictions et de dilemmes. Voulons-nous acheter des masques cousus par le travail forcé des Ouïghours ? Non, et nous ne le faisons pas. C’est pourquoi l’Union a demandé à la Chine de ratifier les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail sur le travail forcé ; Xi a promis de faire de son mieux. Est-ce suffisant ? Pour le Parlement européen, qui doit approuver l’accord, probablement pas. Devrions-nous pour autant cesser de dialoguer avec la Chine sur le climat, les droits de l’homme, le commerce, le Moyen-Orient ? Est-ce l’attitude que Washington adopte ? Nous partageons une même planète avec la Chine ; un État de 1,4 milliard d’habitants qui n’a pas l’intention de disparaître.

Dans ce récit propre à une nouvelle guerre froide, tout devient absolu, chaque situation est envisagée sous le prisme d’une opposition manichéenne. Toute interaction diplomatique présente pourtant son lot de contradictions et de dilemmes.

luuk van middelaar

Les événements survenus à Washington le 6 janvier montrent clairement que nous ne pouvons pas externaliser notre sécurité, en la faisant dépendre d’un cycle électoral américain de quatre ans.

Il est également dans l’intérêt des Américains de ne pas rompre la dynamique d’action européenne, mais de s’engager dans l’élaboration d’une relation transatlantique véritablement nouvelle. À l’heure actuelle, il ne fait aucun doute que les États européens ne peuvent pas se passer de la protection militaire américaine, Angela Merkel et Emmanuel Macron en sont bien conscients. Mais nos intérêts et nos valeurs ne sont pas toujours alignés avec les États-Unis. Pour être forte et unie sur les questions démocratiques essentielles, l’Europe doit disposer d’une capacité d’action propre. Si les États-Unis ne conçoivent la « consultation » que comme le fait de se mettre en ordre de marche au moindre coup de sifflet, ils passent à côté de l’ampleur des nouveaux rapports de force dans le monde.

Sources
  1. Cette dernière est par ailleurs l’épouse de l’idéologue néoconservateur Robert Kagan. Sa notoriété vint notamment en février 2014 lorsqu’elle était chargée des négociations en Ukraine par le président Obama. Lors d’un échange téléphonique avec l’ambassadeur américain à Kiev, elle raillait les tentatives de médiation des Européens en proférant un « Fuck the EU  » dédaigneux. Moscou avait fait fuiter l’appel peu après.