Cet entretien est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.

Comment le sujet européen est-il devenu un sujet important pour vous et comment y a-t-il eu une maturation politique de cet intérêt ? 

Bien que toujours intéressé par les questions européennes, je n’ai jamais souhaité travailler au sein des institutions communautaires, par crainte des affaires européennes déconnectées et d’une hyperspécialisation. Je ne suis pas venu aux questions européennes par le biais d’un engagement associatif ou militant, mais par le biais de la politique et de l’histoire. Surtout par la politique. 

Mes premiers souvenirs politiques de l’époque remontent aux grands bouleversements à l’Est de l’Europe : la chute du mur de Berlin évidemment, mais surtout la révolution roumaine. Ces souvenirs de l’époque 1989-91 ont forgé en moi cette idée de l’Europe comme une forme d’ouverture, de réconciliation et d’espoir. Cette construction, dont je ne connaissais pas les détails, m’apparaissait comme l’esquisse d’un grand projet politique. Dans un magma qui allait de la chute de l’URSS aux révolutions baltes et aux figures politiques qui suscitaient mon intérêt comme Kohl, Delors, ou Mitterrand, je m’intéressais à l’Europe.

Mon imaginaire européen s’est ensuite consolidé à travers l’histoire contemporaine, l’apprentissage de l’allemand, par la lecture. Nous avons tous un imaginaire européen, personne ne s’intéresse à l’Europe à partir d’un cours sur l’euro ou sur le triangle institutionnel. Si l’on commence à s’intéresser à ce genre de choses, c’est que la maladie est déjà là. Cela peut venir d’une double nationalité, d’une histoire personnelle, d’un voyage, d’un souvenir, d’une lecture, d’une œuvre artistique… Je pense qu’il y a toujours un objet émotionnel qui fait bourgeonner le lien à l’Europe.

Dans un magma qui allait de la chute de l’URSS aux révolutions baltes et aux figures politiques qui suscitaient mon intérêt comme Kohl, Delors, ou Mitterrand, je m’intéressais à l’Europe.

Clément Beaune

Dans mon cas, celui qui m’a réellement donné ce goût de l’Europe par la culture, c’est George Steiner. Son approche n’était ni politique, ni institutionnelle mais historique, culturelle et d’érudition. Une certaine idée de l’Europe est à ce titre, je crois, la meilleure représentation de ce qu’est l’Europe encore aujourd’hui. Il parle des cafés, du rapport à l’histoire, du rapport au droit ou aux paysages qui sont les dénominateurs communs du continent européen. Cela a été le point de départ émotionnel de mon attachement à l’Europe. 

Pouvez-vous revenir sur votre formation au Collège d’Europe ? 

Après un parcours plutôt classique, j’ai découvert – un peu par hasard – le Collège d’Europe. C’est une institution historique née de l’après-guerre et du Congrès de la Haye, elle a vu le jour avant même la création d’institutions européennes, ce qui révèle l’essence même de ce qu’est l’Europe. À l’origine, le rôle de cet établissement n’était pas d’inculquer le fonctionnement des institutions – inexistantes ou embryonnaires à l’époque – mais de faire prospérer un idéal de cohabitation entre quelques européens et de leur transmettre une culture commune. C’est ça l’Europe au fond, et je ne vois pas pourquoi cette approche « charnelle » serait interdite à l’Europe alors qu’elle existe pour chaque culture nationale.

Nous avons tous un imaginaire européen, personne ne s’intéresse à l’Europe à partir d’un cours sur l’euro ou sur le triangle institutionnel. Si l’on commence à s’intéresser à ce genre de choses, c’est que la maladie est déjà là. Cela peut venir d’une double nationalité, d’une histoire personnelle, d’un voyage, d’un souvenir, d’une lecture, d’une œuvre artistique… Je pense qu’il y a toujours un objet émotionnel qui fait bourgeonner le lien à l’Europe.

Clément Beaune

Ce qui était assez atypique néanmoins, c’est que j’ai suivi cette formation au Collège d’Europe en sachant que je ne voulais pas travailler au sein des institutions européennes. Ce microcosme, pour lequel je n’ai aucune démagogie ni rejet, ne me correspondait pas et je souhaitais emprunter une autre voie pour travailler auprès de l’Europe. Le Collège d’Europe a donc été pour moi une année d’ouverture et non une propulsion dans le milieu professionnel.

Est-ce pour cette raison, qu’il y a, dans vos décisions, une forme de conscience de l’objet européen comme un objet profondément politique ?

Je le crois et je l’espère, parce que je suis convaincu que l’on tuerait l’Europe si on l’évoquait uniquement sous un angle économique. Depuis sa création et jusqu’aux récentes crises qu’elle a traversées, on dit de l’Europe qu’elle est « sortie de nulle part ». Comme si on pouvait ignorer des millénaires de creuset culturel européen. Certains disent – je pense, à tort – que c’était un projet par essence technocratique, mais je crois que ce serait faire offense aux fondateurs. On oublie en effet que les institutions elles-mêmes sont nées d’un coup de génie politique et on se tromperait à penser qu’un Monnet, un Schuman ou un Gasperi étaient déconnectés des réalités politiques. 

À l’heure actuelle, c’est cette réalité politique qu’il faut remettre dans l’Europe. On fait comme si parler de l’Europe dans les médias était un acte militant. Je pense qu’il faut à la fois retirer cet aspect militant dans le fait de s’intéresser à l’Europe et remettre de la politique militante dans l’affrontement idéologique que nous devons avoir sur le contenu des politiques européennes. Dans ce sens, je pense que la crise récente, et peut-être l’héritage des crises précédentes (zone euro, migration, Brexit), est positive parce qu’elle a remis de la confrontation et du débat dans un objet qui était perçu comme technique et froid. Au printemps dernier, les interpellations entre dirigeants par médias interposés ont été très saines à cet égard, car aucune démocratie ne fonctionne sans débat.

On fait comme si parler de l’Europe dans les médias était un acte militant. Je pense qu’il faut à la fois retirer cet aspect militant dans le fait de s’intéresser à l’Europe et remettre de la politique militante dans l’affrontement idéologique que nous devons avoir sur le contenu des politiques européennes.

Clément Beaune

L’Europe est souvent réduite à une polarisation entre ceux qui l’aiment et qui acceptent tout, et ceux qui nient son existence même, veulent sa disparition, éludent le sujet ou en font un bouc émissaire. Cette vision manichéenne n’est pas saine car l’Europe est avant tout un projet politique. On peut le détester, on peut l’adorer, on peut vouloir le réformer mais il y a une gamme d’opinions qu’il faut assumer et entrechoquer.

La présidence actuelle met en avant l’idée d’une « grande politique » et d’une « géopolitique européenne ». Comment expliquez-vous que cette approche arrive aussi tardivement ? Quels sont les sujets qui la rendent nécessaire ?   

Si cette approche se fait aussi tardivement c’est en partie parce que le projet européen a lui-même été construit contre cette idée. À l’origine, l’Europe était un projet de réconciliation entre des pays ayant entretenu un rapport maladif à la puissance. À l’extérieur de leurs frontières en allant chercher l’aventure coloniale, et à l’intérieur en cultivant, dans un espace pourtant limité, leur domination technologique, industrielle, commerciale, scientifique et politique. Cette soif de puissance a mené au suicide collectif. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a été placée sous la tutelle – bienveillante, mais tutelle néanmoins –  des États-Unis. À l’inverse de la Grande Guerre, le Vieux Continent a alors amorcé la construction d’un cadre politique de coopération dont la réconciliation franco-allemande fut la pierre angulaire, le premier vaccin collectif contre cette avidité de puissance. Jusqu’à la fin de la Guerre Froide, l’Europe s’est vu déposséder de tous ses outils de puissance. Elle a ensuite traversé une période de transition post-Soviétique pendant laquelle elle n’avait plus d’ennemi, seulement une tutelle – moins forte et moins bienveillante – avec les États-Unis qui s’intéressaient, légitimement, de plus en plus au vaste monde et de moins en moins à l’Europe. 

Ce que la France et d’autres pays européens assument désormais, c’est une nouvelle projection mentale et concrète vers la puissance. Voilà le défi des cinquante années à venir : tourner l’Europe vers l’extérieur sans briser la réconciliation interne, combiner le retour de la puissance et le maintien de la coopération patiemment construite durant les soixante-dix premières années du projet européen. C’est un changement de mentalité majeur, car jamais l’Europe n’a connu ce triangle d’être à la fois mondiale, pacifique et puissante. D’ailleurs, je ne suis pas certain qu’une grande puissance non-impériale ait déjà endossé ce rôle.

Jamais l’Europe n’a connu ce triangle d’être à la fois mondiale, pacifique et puissante. D’ailleurs, je ne suis pas certain qu’une grande puissance non-impériale ait déjà endossé ce rôle. 

Clément Beaune

Ces dernières années, l’Europe a connu une relation franco-allemande multiple. Comment expliquez-vous la relation franco-allemande d’aujourd’hui ? Peut-on véritablement parler de « relation de couple »  ? N’y a-t-il pas une forme de « special relationship » et des asymétries similaires à celles qui peuvent exister entre les États-Unis et le Royaume-Uni ?

Le curseur franco-allemand a beaucoup évolué au cours des soixante-dix dernières années. Aujourd’hui, il y a entre la France et l’Allemagne une nouvelle relation forte et convergente mais qui n’a jamais été – et n’est pas vouée à être – une relation d’équivalence ou de symétrie. La France et l’Allemagne sont certainement les deux pays qui se sont le plus détestés ces 150 dernières années. C’est une erreur de croire que le franco-allemand ne marche pas à cause de ces différences. Le franco-allemand ne fonctionne pas lorsque l’on ne trouve pas de terrain d’entente aux différences. Il n’y a rien de pire qu’un franco-allemand d’auto-célébration, où l’on met les divergences sous le tapis alors qu’elles existent. Nous n’avons pas le même rapport à la puissance extérieure, nous n’avons pas le même rapport à la Turquie, à la Russie, aux États-Unis, à l’armée, aux élites, aux grandes entreprises ou à l’économie. Mais, la force de ce binôme est justement de parvenir à se rapprocher pour trouver un compromis entre deux pôles si différents. C’est une relation précieuse, qui s’entretient à force de travail, de symboles, de relations quotidiennes entre les administrations, les ministres , les chefs d’État et de gouvernement.

De Gaulle et Adenauer étaient d’ailleurs convaincus de la nécessité de cette coopération précisément pour ces différences. Nos deux nations entretiennent un rapport différent au projet européen et à l’idée de puissance. Il ne s’agit donc ni d’un acte de dilution, ni d’un acte de soumission mais de compromis permanent. L’Europe de manière générale n’est pas un effacement de nos différences mais une subtile combinaison de désaccords, que l’on parvient à atténuer. Le franco-allemand est l’archétype de cela et la crise récente l’a montré. Je pense qu’il y a une force dans le binôme actuel Merkel-Macron. Ils ont compris ces trois éléments : caractère irremplaçable du franco-allemand, nécessité de commencer par mettre nos désaccords sur la table et travailler de manière précise et confiante pour les surmonter afin d’entraîner les autres partenaires. Cela n’est pas désuet dans une Europe à 27. Angela Merkel comme Emmanuel Macron n’ont jamais perdu de temps à chercher une alternative au franco-allemand. Ce qui est souvent le drame des Présidents français, c’est de mettre un an ou deux à refaire le cheminement intellectuel qui les amène à considérer que le franco-allemand est non seulement utile, mais aussi irremplaçable.

Le franco-allemand ne fonctionne pas lorsque l’on ne trouve pas de terrain d’entente aux différences. Il n’y a rien de pire qu’un franco-allemand d’auto-célébration, où l’on met les divergences sous le tapis alors qu’elles existent. Nous n’avons pas le même rapport à la puissance extérieure, nous n’avons pas le même rapport à la Turquie, à la Russie, aux États-Unis, à l’armée, aux élites, aux grandes entreprises ou à l’économie.

Clément Beaune

Le fonds de relance témoigne de cette relation essentielle au sein de l’Europe. Cette dynamique peut-elle perdurer, sans tomber dans une relation dichotomique de confrontation ou de subordination ? Si cette relation est essentielle pour faire avancer l’Europe, elle est souvent faite de tensions et de recompositions majeures. Au-delà de la collaboration politique, il y a des batailles politiques qui se mènent. Comment envisagez-vous le futur de la relation franco-allemande ?

Il y a, avec le plan de relance, un capital de confiance qui s’est recréé entre la France et l’Allemagne à partir d’un désaccord. Au début de la crise, ce désaccord était assez violent, il n’était pas dissimulé. La France s’est engagée avec l’Italie, l’Espagne, la Belgique et d’autres, pour dire : « Il faut de la solidarité, il faut mutualiser nos dettes. » L’Allemagne s’y opposait et puis nous avons recréé une négociation qui a permis, assez vite, de basculer vers un compromis franco-allemand permettant un compromis européen. Il faut essayer de tirer sur le fil de ce capital de confiance et l’étendre à d’autres domaines.

Il ne faut donc pas se laisser déstabiliser par la perspective prochaine de l’élection allemande. Les cycles politiques sont courts, cela n’empêche pas des projets de long terme. Dans le domaine économique, en matière de politique étrangère, il faut essayer de graver un certain nombre de coopérations dans le marbre. Avant même le plan de relance d’ailleurs, nous avions lancé la coopération industrielle de défense, avion (SCAF) et char du futur (MGCS). Cela n’était pas facile et il y aura encore d’autres difficultés malgré le moment de confiance que nous connaissons actuellement. Nous avons quelques mois devant nous pour concrétiser ces projets de manière irréversible, lancer un certain nombre de grandes coopérations communes et surtout essayer de définir nos relations vis-à-vis de deux grands partenaires. Je pense au Royaume-Uni et aux États-Unis, avec qui nos divergences existent mais ne sont pas un gouffre insurmontable. 70 ans d’arrière-plan historique, politique et psychologique nous précèdent. En France, nous avons tendance à avoir ce rapport exclusif et autonome à la puissance. Parfois d’ailleurs, nous surestimons un peu nos forces, cela fait partie de notre mythe national. Il faut trouver un terrain d’entente, se servir des jalons posés dans les domaines de sécurité et de défense, comme la création d’un fonds européen de défense, ou une plus grande implication dans les crises internationales.

Il ne faut pas attendre des Américains qu’ils gèrent notre rapport à la sécurité ou à la lutte contre le terrorisme en Afrique. La lutte d’influence qui se joue en Méditerranée orientale n’est pas non plus le problème des États-Unis. Nous réglerons ces défis ensemble, entre Européens. De même, nous affronterons les menaces de cyber-attaques de nos grands voisins, d’abord en tant qu’Européens. Je crois qu’il n’y aura pas de bascule après le changement de chancellerie à Berlin. Je crois que Mme Merkel elle-même a ancré un « réflexe » européen en Allemagne qui restera fort.

Il ne faut pas attendre des Américains qu’ils gèrent notre rapport à la sécurité ou à la lutte contre le terrorisme en Afrique. La lutte d’influence qui se joue en Méditerranée orientale n’est pas non plus le problème des États-Unis. (…) Je crois que Mme Merkel elle-même a ancré un « réflexe » européen en Allemagne qui restera fort.

CLément Beaune

Quel est selon vous le lieu dans lequel peut s’élaborer cette relation transatlantique ? Est-ce au sein de l’OTAN ou y a-t-il de nouvelles modalités à inventer ?  

Je pense qu’il n’y aura pas un lieu unique mais que nous avons effectivement une sorte de forum commun à inventer. Peut-être que cela commencera avec des étapes institutionnelles, comme un sommet annuel transatlantique UE-USA, qui n’existe pas aujourd’hui. Il n’existe pas de sommet qui soit porteur d’un retentissement politique aussi fort que celui que nous pouvons avoir avec la Chine ou d’autres partenaires. Dans la mesure où nous n’envisagions pas cette relation d’égal à égal avec les États-Unis, nous pensions sans doute que le lieu de rencontre à privilégier était l’OTAN. 

Il faudra également réussir ce que nous avons raté avec l’administration Trump : un agenda commun sur la Chine ou sur le rapport au commerce qui sont deux choses intrinsèquement liées. Même si elle se voulait plus destructrice que constructive, la perspective de réforme de l’OMC que M. Trump proposait avait le mérite de soulever les bonnes questions. À savoir qu’il était nécessaire de redéfinir les règles du commerce international, que nous avions sans doute été trop obsédés par l’abaissement des barrières douanières et pas assez par la reconstruction de règles communes en matière de propriété intellectuelle et de transfert de technologies par exemple. Nous nous sommes soudainement réveillés avec le sentiment que la Chine et quelques autres en avaient profité.

Il faudra également réussir ce que nous avons raté avec l’administration Trump : un agenda commun sur la Chine ou sur le rapport au commerce qui sont deux choses intrinsèquement liées.

Clément Beaune

Il s’agit d’une illustration de que l’on doit reconstruire avec les États-Unis mais il n’y a pas de lieu qui permette d’entreprendre cette reconstruction à l’heure actuelle. Il faut donc que nous soyons imaginatifs pour construire un dialogue transatlantique qui permettra de maintenir la dynamique au-delà des rencontres diplomatiques ponctuelles. Énormément de formats ont, à ce titre, été inventés dans les relations transatlantiques d’après-guerre, dans le domaine des think tank, de la sécurité ou au travers de sommets parfois tant décriés… Il faut des lieux de pensée et de coopération communs. En matière climatique par exemple, la question se pose de l’ancrage durable des États-Unis dans l’Accord de Paris. Je n’ai pas encore toutes les réponses à ces enjeux mais c’est sans doute la relation sur laquelle nous avons le plus de choses à réinventer. L’Europe, et plus particulièrement le partenariat franco-allemand, doit donc se pencher sur cette reconstruction.

Nous aurons d’ailleurs exactement le même défi avec le Brexit puisque, en quittant Bruxelles, le Royaume-Uni quitte ce club de discussions quotidiennes, d’échanges  variés qui dépassent le seul champ économique. Il est donc primordial de créer des lieux de socialisation communs, à la fois transatlantique et transmanche. Cela constitue un des défis majeurs de la présidence française au Conseil de l’UE en 2022. 

Dans votre note de l’IFRI, vous parlez de la création de plusieurs projets qui permettraient d’aboutir à un sentiment d’appartenance partagé. Néanmoins, jusqu’ici, on constate que la politique culturelle européenne s’est souvent développée lorsqu’il s’agissait du soi comme diversité (Erasmus, programme d’échange, reconnaissance de diplômes, etc) mais que faire du soi commun européen a toujours été très complexe et n’a jamais réellement abouti. Comment appréhendez-vous le dépassement de cette difficulté à l’avenir ?

C’est très juste. Il n’y a jamais eu d’ambition culturelle européenne. Pour diverses raisons, probablement contradictoires mais qui se sont néanmoins accumulées. Nous sommes restés dans l’anecdotique – ce qui n’est pas une critique – je pense qu’il s’agit de petits projets très ciblés qui s’insèrent néanmoins dans un projet d’ensemble beaucoup plus grand. De fait, Erasmus est systématiquement cité. Il s’agit d’un magnifique projet, certes, mais qui ne représente que 5 % des étudiants européens et ne concerne donc pas l’ensemble de la jeunesse européenne.

Il n’y a jamais eu d’ambition culturelle européenne. Pour diverses raisons, probablement contradictoires mais qui se sont néanmoins accumulées. Nous sommes restés dans l’anecdotique.

CLÉMENT BEAUNE

Il y a donc eu l’anecdotique d’une part et, de l’autre, la crainte qu’à force d’encourager les échanges et la mobilité, nous risquerions de créer un grand melting pot culturel effrayant, une super culture avec tous les écueils tacites que cela implique, à savoir l’impérialisme d’une culture unique ou l’écrasement des identités nationales et locales. En d’autres termes, nous aboutissons à une « culture light » qui comprend quelques traits de caractère communs, mais plus occidentaux et mondialisés qu’ils ne sont spécifiquement européens. Sur ce sujet, l’extrême gauche et l’extrême droite, les hyper-internationalistes et les hyper-nationalistes se sont rejoints sur le rejet de l’idée de culture européenne.

Pour ma part, je revendique le fait de parler d’une identité européenne commune. Dans la mesure où l’identité est reliée à l’État, certains vous diront que l’évocation d’une identité européenne commune est un point de vue fédéraliste aboutissant à un super-État (culture, État, économie unique). Ce super-État fait particulièrement peur en France, puisque l’identité nationale et l’État se sont beaucoup superposés. Néanmoins, je reste persuadé que toute communauté politique durable a besoin d’une identité commune.  

Il se trouve par ailleurs que cette identité européenne est réelle à bien des égards. Elle existe dans la somme des grands génies culturels ou des responsables politiques européens, qui sont très divers mais admettent beaucoup de points communs. Nous évoquons souvent Érasme mais l’interaction des arts européens ne se résume pas à lui seul. Un peintre flamand a inspiré la peinture italienne, qui a fécondé la Renaissance française, etc. L’Europe a toujours été – et c’est ce que disait très bien G. Steiner – par la guerre ou par la coopération – un creuset de rencontres. La culture européenne n’a pas attendu la CECA pour apparaître. Reconnaître l’identité européenne, c’est tout simplement revenir à ce qui devrait être une forme d’évidence, qui n’efface rien de nos subtilités locales et nationales. L’Europe a toujours été l’articulation de divers échelons : du plus petit au plus grand. La renaissance italienne qui irrigue toute l’Europe n’est pas née de l’Italie unifiée – qui n’existait pas – mais de quelques villes qui ont parfois rayonné (Florence ou Rome à l’époque) sur tout le continent. Amsterdam a aussi été une forme de capitale européenne, par la banque et le commerce… Venise de la même façon.

La culture européenne n’a pas attendu la CECA pour apparaître. Reconnaître l’identité européenne, c’est tout simplement revenir à ce qui devrait être une forme d’évidence, qui n’efface rien de nos subtilités locales et nationales. L’Europe a toujours été l’articulation de divers échelons : du plus petit au plus grand.

CLÉMENT BEAUNE

Paradoxalement, c’est la création d’une couche institutionnelle européenne qui a effacé l’idée de culture commune. Or, cette couche institutionnelle ne sera jamais un ciment. Comme disait Jacques Delors, « on ne peut pas tomber amoureux d’un grand marché », comme on ne tombe pas amoureux de la Commission européenne, de même que personne ne tombe amoureux d’un Conseil constitutionnel. C’est la conséquence d’un sentiment d’être en commun. C’est pour cela que la citation souvent attribuée à Jean Monnet – « si c’était à refaire, je commencerais par la culture » est apocryphe. Comme si un père fondateur allait inventer la culture européenne. George Steiner montre très bien cette notion de ciment culturel européen, par l’évocation de la culture et de l’institution du café où vous avez une dispute amoureuse, un complot politique ou une rencontre entre amis, etc... Nous avons des éléments culturels européens qu’il faut assumer au lieu d’essayer de les diluer, de les superposer ou de les renier. Il faut les remettre sur le devant de la scène. Mettre des visages sur les billets, généraliser Erasmus ou encore créer des studios de production cinématographiques communs, tout ceci n’est pas anecdotique, ni une super-construction pensée par de super-technocrates. Il s’agit de la reconnaissance d’un héritage qui devrait être aussi évident pour n’importe quel chef d’État européen qu’il l’était pour François Ier.

Qui doit reconnaître cette culture européenne ? 

Il y a sans doute besoin d’une forme de reconnaissance ou de verbalisation par les institutions européennes ou par quelques leaders européens. Une des initiatives lancées au début du mandat d’Emmanuel Macron, qui reste encore embryonnaire, c’est la circulation des œuvres. Heureusement, cela existe déjà, la Vénus peinte par Botticelli est un patrimoine commun, mais il est nécessaire de systématiser la circulation et les échanges des œuvres en Europe. Il n’y a pas de mode d’emploi unique pour ces initiatives. L’idée d’Erasmus est venue de quelques ministres européens qui se sont réunis avant d’avoir un financement des institutions européennes et de prendre de l’ampleur. La fête de la musique, pour prendre un autre exemple profondément culturel, a été lancée par un ministre de la Culture français, mais elle est aujourd’hui célébrée par plusieurs pays européens. Il en est de même pour les journées du patrimoine ou le pass culture qui trouve son origine en Italie. Personne n’est propriétaire de la culture européenne. Ce que je regrette, c’est que l’on ait l’impression de la recréer et de se justifier de vouloir le faire, alors qu’elle précède le projet européen politique. Ceux qui bâtissaient les cathédrales ne se demandaient pas s’ils étaient européens, ils ne s’en revendiquaient certainement pas en ces termes, mais ils l’étaient.

Nier l’importance de cette appartenance commune ou en avoir peur, à la fois comme s’il s’agissait d’un vernis superficiel ou de la négation de nos identités nationales et locales, serait une erreur de raisonnement qui pourrait conduire à la destruction de l’identité européenne. Personnellement, je n’ai aucun problème avec les mots de « souveraineté« , « identité » et « frontières », qui ne contribuent pas à faire de l’Europe un super-État. Ces mots et ces idées constituent, d’abord, tout simplement la condition de survie du projet européen. Il s’agit ensuite de la simple reconnaissance d’un berceau culturel européen que nous n’avons pas créé en 1950 mais qui a été brassé depuis la Grèce Antique et l’Empire Romain par des conquêtes, des dominations et aujourd’hui par une forme de coopération pacifique un peu miraculeuse.

Je n’ai aucun problème avec les mots de « souveraineté », « identité » et « frontières », qui ne contribuent pas à faire de l’Europe un super-État.

CLÉMENT BEAUNE

Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est que les personnes qui incarnent cet héritage commun en parlent comme d’un héritage passé. Très peu de personnes évoquent cette idée de culture européenne tournée vers le futur. Comment éviter que ce soit un outil tourné vers le passé et comment peut-on l’orienter vers le futur ?

Je ne crois pas à l’opposition entre le passé et le futur. L’Europe n’est pas un délire technocratique. L’Europe a été créée comme un cadre politique démocratique et libéral, avec une infrastructure culturelle préexistante, qui ne nous enferme pas dans le passé, même si ce rapport au passé est constitutif de l’identité européenne. Il s’agit d’une différence notable avec les Américains qui évoluent avec l’obsession du lendemain. Les Européens, eux, vivent avec l’obsession de la veille. Il faut vivre avec ce rapport au passé. 

Encore aujourd’hui, la Macédoine et la Bulgarie ne parviennent pas à s’entendre sur l’origine de la communauté macédonienne. Nous avons une obsession de l’histoire mais il ne faut pas que cela soit synonyme de refus de l’avenir. L’Europe a toujours été ce mélange, cette fierté et cette angoisse du passé. Il n’y a aucune raison que l’Europe soit un «  continent musée  » – aimer Stendhal ou contempler  Canaletto ne doit pas nous empêcher d’être les meilleurs du monde dans le domaine spatial ou de développer la 5G ou de nouvelles technologies climatiques, etc. En revanche, si notre relation au passé nous empêche de nous projeter dans l’avenir, le succès européen sera grandement compromis.

Les Européens, eux, vivent avec l’obsession de la veille. Il faut vivre avec ce rapport au passé.

CLÉMENT BEAUNE

Le cas d’Orban est d’ailleurs intéressant, il développe une idéologie conservatrice assumée, en captant deux éléments qui font sa force politique  : la peur du déclin et le rapport à l’Histoire. Mais nous pouvons mettre à profit notre gloire passée et notre angoisse du déclin – majoritairement démographique – pour un projet d’avenir. Personnellement, je considère qu’une politique démographique européenne est souhaitable et n’est pas une absurdité. Le budget européen pourrait en effet financer des allocations familiales. C’est un projet d’intérêt commun et de survie européenne dans les décennies à venir. Beaucoup d’européens sont angoissés par ce déclin démographique. Nous le percevons en Italie où la démographie est déterminante face aux migrations, en Hongrie et dans les pays de l’Est où parfois un quart ou un tiers de la jeunesse a quitté le pays, souvent pour d’autres pays européens comme l’Allemagne. Ce rapport à la population et à la culture est très fort, c’est donc une raison supplémentaire d’affronter ce débat et d’endosser nos responsabilités communes en portant ces sujets ensemble. Acceptons qu’il y ait une identité européenne, acceptons le risque d’un déclin européen mais faisons en sorte qu’il ne soit pas fatal et insupportable, afin de nous projeter et de créer des politiques industrielles, climatiques et démographiques communes. Ce n’est pas en pointant du doigt certains pays de l’Est ou en contemplant le passé avec nostalgie et fierté que l’on rendra le projet européen plus fort.  

Pensez-vous que « l’Europe puissance » puisse revêtir suffisamment d’attributs communs pour être partagée par l’ensemble des européens ? Ces attributs doivent-ils être définis sur la base des menaces existentielles qui frappent l’Union, de l’arc des crises qui est de plus en plus pressant autour de nos frontières ? De plus, dans quel forum cet agenda commun doit être défini ? Comment envisagez-vous ces institutionnalisations de la capacité européenne à parler de langage du pouvoir ? 

Nous retrouvons ici une logique quasi-similaire à celle des pères fondateurs qui ont fondé la construction européenne sur des expériences. Je ne crois pas que l’on se réveillera demain matin avec un Conseil européen qui couvrira tous les sujets et définira une feuille de route pour les cinq prochaines années. Il faut être pragmatique, il y aura toujours des divergences, mais il faut définir des axes d’action, des outils de puissance, des priorités à partir des préoccupations des Européens. Je n’ai jamais été fasciné par le débat sur la dénomination entre fédération, confédération, communauté d’États. L’Europe est une catégorie politique atypique, mais il ne faut pas chercher à la ramener à une catégorie existante, il faut assumer une forme d’anomalie ou de caractère singulier qui réside dans sa vocation à le rester durablement. Ne perdons pas de temps à essayer de trouver un cadre uniforme ou une appellation d’origine contrôlée à ce projet. Son leadership et sa nature s’imposent en quelque sorte d’eux-mêmes.

L’Europe est une catégorie politique atypique, mais il ne faut pas chercher à la ramener à une catégorie existante, il faut assumer une forme d’anomalie ou de caractère singulier qui réside dans sa vocation à le rester durablement. Ne perdons pas de temps à essayer de trouver un cadre uniforme ou une appellation d’origine contrôlée à ce projet. Son leadership et sa nature s’imposent en quelque sorte d’eux-mêmes.

Clément Beaune

Je crois beaucoup à la différenciation, qui rejoint la notion d’expérimentation. Prenez, ces derniers jours, les attaques terroristes en France et en Autriche : les deux pays ont par la force des évènements mis en place un agenda commun et entraînent les autres par l’émotion, la prise de conscience, la volonté d’agir. Aller à tâtons n’est donc pas une preuve de faiblesse, l’Europe est un projet particulier, un projet unique, sans recette, sans précédent, il faut donc qu’il existe et cohabite des clubs, des formats, des initiatives ou divers fora même si cela doit se faire dans un cadre d’ensemble. Le leadership se prend aussi par des initiatives. À partir d’initiatives spécifiques provenant d’un nombre restreint d’États, la Commission, par son pouvoir d’initiative, permettra de développer ces cadres à l’ensemble des États membres. Il existe de nombreuses initiatives qui confirment ce système de fonctionnement, le mandat d’arrêt européen, le Parquet européen, Schengen, l’Euro, les universités européennes. 

« Chercher le numéro de téléphone », pour reprendre une métaphore historique, est une quête vaine : il n’y aura pas de numéro unique, il n’y aura pas de président de l’Europe, pas pour le moment en tout cas, mais il y en a plusieurs. Lorsque nous cherchons à combler ce vide de pouvoir par une réponse institutionnelle, le problème du leadership ne s’en trouve jamais résolu pour autant. Nous ne devons donc pas nous épuiser à ce genre de rationalisation. Au contraire, ceux de la « génération spontanée » qui amènent le leadership et mettent en place des initiatives, doivent être encouragés car c’est notamment par ces coups de sonde que l’Europe se sédimente, se structure, se stabilise et non par un forum unique. En revanche, il y a un socle commun, des fondations communes que l’on doit préserver et entretenir puisqu’il s’agit du point de départ de la différenciation. La différenciation ne peut exister que lorsque nous sommes solides sur nos appuis. Dans dix ans, la monnaie fera peut-être partie de ce socle commun pour les 27. Les frontières, les institutions, ce sentiment d’appartenance, cette volonté de puissance : nous devons les partager. 

À propos de l’européanisation : il y a aujourd’hui une demande à l’échelle continentale mais pas ou peu d’offre. Pas d’incarnation d’une demande d’appartenance. L’échelle européenne est si peu représentée dans le débat politique, scientifique ou intellectuel ?

Il n’y a pas d’offre politique parce que beaucoup ont raisonné de manière statique en pensant que la demande n’existait pas, et que l’on ne pouvait pas créer la compréhension ou le goût de l’Europe. Or, il y a un substrat culturel et identitaire européen qui existe comme l’a montré le président de la République en s’adressant au cœur des Européens, lorsqu’il a assumé des symboles comme l’hymne à la joie ou le drapeau européen. Je pense que le sentiment européen est beaucoup plus fort qu’on ne le croit et nous aurions tort de le nier ou de l’enfermer dans un format institutionnel.

D’Erasmus à la réunion des maires des capitales européennes, du groupe de Višegrad au club des pays Méditerranéens en passant par les jumelages de villes et d’écoles, tout cela constitue l’Europe. Tout cela injecte une petite dose d’Europe dans les vies personnelles de chacun.

Clément Beaune

À l’image de ces symboles, il y a plusieurs formats d’Europe. Il y a une Europe des régions, une Europe des villes. Pendant la crise par exemple, les responsables politiques du Grand Est ont insisté sur le traumatisme de la quasi-fermeture de la frontière avec l’Allemagne. Pour eux, le fait même d’avoir un contrôle de police entre les deux pays était une situation douloureuse. Et en même temps, il y a l’immense reconnaissance envers l’Allemagne pour l’accueil des patients français. Cette crise nous a d’ailleurs rendus très sensibles à cette Europe qui n’a pas été décidée depuis la chancellerie en Allemagne, l’Élysée en France ou le Berlaymont à Bruxelles mais qui est multiforme et multifacette. Ce côté kaléidoscopique de l’Europe rejoint le sens profond de la culture européenne : « unie dans la diversité« , cette combinaison de la querelle de clocher et de l’adhésion à sa commune, que l’on soit en Belgique ou en Italie, à laquelle vient s’ajouter une surcouche culturelle qui revient épisodiquement depuis Charlemagne. Jouons toutes ces cartes à la fois.

D’Erasmus à la réunion des maires des capitales européennes, du groupe de Višegrad au club des pays Méditerranéens en passant par les jumelages de villes et d’écoles, tout cela constitue l’Europe. Tout cela injecte une petite dose d’Europe dans les vies personnelles de chacun. Le Collège d’Europe, entre autres choses, n’est que la reconnaissance et le prolongement d’une œuvre quasi millénaire avec la seule différence, non négligeable, qu’elle est désormais pacifique et démocratique. Nous devons entretenir cet acquis.