Les élections américaines n’ont pas apporté la grande Rédemption que beaucoup espéraient aux États-Unis et de par le monde. Le trumpisme a fait mentir les instituts de sondage, sans pour autant déjouer les pronostics. Joe Biden, le challenger et désormais président-élu, obtient une majorité de grands électeurs et remporte le vote populaire, mais sa victoire reste modeste. Malgré le spectacle de mensonges, d’incitation à la haine et de gestion irrationnelle du Covid-19 offert par la Maison Blanche depuis quatre ans, Trump a gagné 5 millions de voix par rapport à 2016. Les démocrates ne prennent pas le contrôle du Sénat, ou de justesse, et perdent des sièges à la Chambre des représentants. En contestant le décompte des voix et, par l’intermédiaire de son fils Donald Jr, en appelant à la violence, la dynastie Trump entame la campagne pour 2024 et America First reste une force phénoménale dans le paysage électoral américain.
Dans les semaines et les années à venir, l’Europe devra tirer les bonnes conclusions des deux problématiques majeures que soulève cette situation : l’avenir des relations transatlantiques et l’état de la démocratie en Europe. Pour l’instant, les commentaires se focalisent sur la première. Cela est tout à fait compréhensible, car il est réconfortant de se prendre à spéculer sur un rapprochement entre un nouveau Washington, sous la direction de Joe Biden, et nos dirigeants à Bruxelles, Berlin et Paris, après quatre années éprouvantes de mépris. La seconde question est pourtant plus fondamentale. L’image donnée par la démocratie la plus puissante et la plus visible du monde – tiraillée par un conflit évident entre les forces démocratiques et autocratiques – influence considérablement les sociétés européennes et se fait sentir jusqu’à Varsovie, Budapest ou Ljubljana.
Sur le terrain diplomatique, la victoire sans éclat des forces démocratiques est préjudiciable pour l’Europe, car elle implique la persistance d’une impasse entre deux approches stratégiques. Depuis la victoire de Trump en 2016, Paris semble dire : « Nous ne pouvons plus compter sur les États-Unis, tablons sur l’autonomie stratégique européenne », là où Berlin prend son mal en patience et déclare : « Restons calmes, cela ne durera que quatre ans. » Il est vrai qu’Angela Merkel a parfois choisi de recourir au vocable habituellement privilégié par la France (« nous, Européens, devons prendre notre destin en main »), mais elle hésite systématiquement lorsqu’il s’agit de prendre des décisions et actions concrètes, entretenant la paralysie.
Une réélection de Trump aurait clairement donné raison à Paris. Selon les conseillers de Trump, la fin de l’OTAN était proche : l’ultime cauchemar européen. À l’inverse, une victoire démocrate convaincante – pourvu que la Maison Blanche ait obtenu une large majorité au Sénat – aurait donné à Biden une marge de manœuvre confortable pour réparer le lien transatlantique et la réputation des États-Unis sur la scène internationale : c’est le scénario que Berlin espérait. Au lieu de cela, nous sommes dans le cas de figure d’un président qui doit consacrer son énergie limitée et ses qualités de « guérisseur » à empêcher le délitement d’un pays divisé et brisé. Pour les Européens, cela équivaut à être pris en tenaille entre deux scénarios qui ne se réaliseront pas : pas de réveil européen, ni de renaissance du monde transatlantique.
Le réchauffement des relations transatlantiques à partir de janvier 2021 sera naturellement bienvenu, mais les lentes forces qui séparent progressivement et durablement l’Amérique et l’Europe – dont le « phénomène Trump » a été à la fois l’expression et l’accélérateur – subsisteront. Fatalement, le jour de vérité européen adviendra tôt ou tard.
Cet état de fait accentue la seconde problématique évoquée plus haut : l’impact de ces élections sur l’état de la démocratie en Europe et la cohésion de notre Union. L’exemple américain jouit d’une force d’influence considérable : cela concerne autant le décompte minutieux des votes, que les tactiques déplorables déployées par un « néo-autoritaire » acculé.
Souvenons-nous à quel point la victoire de Trump en 2016 avait fait monter les eaux du national-populisme en Europe occidentale, jusqu’au printemps 2017 lorsque les électeurs néerlandais et français ont endigué le raz-de-marée in extremis en préférant Rutte à Wilders et Macron à Le Pen.
Nous n’avons sans doute pas pris la juste mesure de la source d’inspiration qu’a représenté le gouvernement Trump pour les dirigeants nationalistes et anti-libéraux d’Europe de l’Est ces dernières années. En coulisse, ils ont été incités à emboîter le pas des Brexiters et se défendre contre les rappels à l’ordre de Bruxelles, Berlin, Paris et La Haye à propos de l’immigration ou de l’État de droit. Le nationalisme s’est émancipé.
Les émissaires de Trump ont trouvé une oreille attentive au sein des cénacles gouvernementaux d’Europe de l’Est. Il est évident que son rôle de protecteur face à la Russie confère aux États-Unis une certaine aura dans la région. Mais le programme idéologique commun à Trump et ses adeptes a joué un rôle déterminant. Fermeture des frontières, multiculturalisme en faillite, acharnement contre Merkel et Soros en sont des émanations notoires.
Certes, il est bien connu que Viktor Orbán travaille méticuleusement depuis 2010 en Hongrie à l’élimination des contre-pouvoirs politiques (à commencer par les médias et l’opposition). Le PiS polonais de Kaczynski fait de même depuis 2015 vis-à-vis de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mais, partout en Europe de l’Est, les « mini-Trump » se multiplient, comme le soulignent Jacques Rupnik et Jan Zielonka dans un texte paru récemment.
« Dans mon pays, on m’appelle le Trump tchèque. » C’est ainsi que le président Zeman a adressé ses félicitations au président américain pour sa victoire en 2016. Le Premier ministre milliardaire Andrej Babis, l’homme fort populiste de Prague, est un homme d’affaires corrompu. En Slovénie, le nationaliste convaincu Janez Jansa règne depuis le printemps dernier. Avec Orban, il est le seul dirigeant européen à s’être exprimé ouvertement en faveur de Trump dans cette campagne (la première dame Melania étant originaire de Slovénie, ce petit pays occupe une place de choix dans le cœur présidentiel). Mercredi dernier, au petit matin, Jansa a même prématurément félicité Trump pour sa victoire.
Il est important de ne pas réduire ce débat à des clichés sur une Europe occidentale éprise de liberté face aux tyrannophiles carpates. Ce n’est pas si simple. Jean-Marie Le Pen, De Winter, Fortuyn, Haider et Berlusconi remportaient déjà des succès électoraux lorsqu’Orbán était encore un élève modèle du libéralisme. Et il y a aussi ce contre-exemple : dans toute l’Europe centrale et orientale, des mouvements de résistance civile et de protestation bouillonnent, des jeunes, des femmes et de nombreux autres citoyens se mobilisent pour protéger leurs libertés. Pensez aux manifestations de masse sans précédent qui ont lieu actuellement dans de nombreuses villes polonaises pour la préservation du droit à l’avortement, et qui se muent progressivement en un mouvement d’opposition. L’été dernier, à Sofia, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour dénoncer les dirigeants corrompus et, à Budapest, pour dénoncer les restrictions à la liberté de la presse.
Ces pays ont leurs propres expériences historiques, leurs propres cultures politiques, mais rien ne les prédestine à l’illibéralisme. Partant, le débat public est ouvert et en mouvance perpétuelle, au gré des voix, des humeurs et des luttes d’idées. La Pologne a été le premier pays d’Europe à se doter d’une constitution, écrite en 1791, établissant une séparation des pouvoirs sans faille, sur le modèle américain alors tout neuf. Il est établi, aujourd’hui comme à l’époque, que l’inspiration outre-Atlantique exerce une influence considérable sur l’Europe.
C’est donc sur le terrain de l’État de droit que la victoire de Biden pèse le plus : fin du soutien aux aspirants autocrates et raffermissement de l’exemplarité démocratique. Le 3 novembre américain est de mauvais augure pour les ‘mini-Trump’ européens.
En somme, la présidence Biden ouvre une phase de respiration, un sursis de quatre ans. Les Européens seraient bien avisés de le mettre à profit tant sur le plan de la capacité d’action externe que sur le plan de la cohésion démocratique interne. Deux grands défis, deux grandes conditions pour envisager, d’ici 2024, un nouvel équilibre géopolitique dans la relation transatlantique.