Varsovie / Cracovie. Trente ans après la transformation politique, une nouvelle génération de femmes et d’hommes polonais qui veulent changer est née. Selon le principe de la cyclicité, une révolution peut maintenant avoir lieu, entraînant un changement du système politique actuel, mais aussi, et peut-être surtout, du système de valeurs. L’opposition a pris la forme de la révolution des femmes en Pologne.  D’après les slogans lancés lors de la manifestation, «  La révolution est une femme – une Polonaise  ». La rébellion des femmes polonaises est une réponse non seulement à la récente décision du Tribunal constitutionnel (TK), pour 27 ans du soi-disant « compromis sur l’avortement », mais aussi à la marginalisation et à la dépréciation à plusieurs niveaux des femmes dans la vie publique et privée, qui remonte à plusieurs générations de femmes.

La société polonaise vit dans les conditions de la pandémie de COVID-19 depuis près de 8 mois. Pendant cette période, la situation socio-politique et économique du pays a évolué à la suite des événements suivants : la mise en place du confinement (4 mars), l’annonce de la fin de la pandémie de COVID-19 en Pologne (1er juillet), l’élection présidentielle (12 juillet), deux crises dans la coalition de la Droite Unie au pouvoir (4 juillet et 19 septembre), la reconstruction du gouvernement (6 octobre), l’augmentation soudaine des infections de COVID-19 (6 novembre – 28 000 / jour). Dans cette situation, dans la période de juillet à septembre 2020, la Pologne n’a pas élaboré de stratégie fiable pour lutter contre la deuxième vague de l’épidémie (ou la première vague qui continue de croître).1

Dans de telles circonstances, le parti au pouvoir a décidé d’annoncer la décision sur l’avortement du Tribunal constitutionnel le 22 octobre 2020 (dossier numéro K 1/20) à la suite d’une deuxième demande introduite le 23 décembre 2019 par des députés du PiS, de Konfederacja et de Kukiz-15 (la première requête déposée en décembre 2017 avait été rejetée après la fin du mandat du Parlement polonais, conformément au principe de suppression). Le Tribunal devait décider si la disposition autorisant l’interruption de grossesse par un médecin dans une situation où les tests prénataux ou d’autres conditions médicales indiquent une forte probabilité de déficience grave et irréversible du fœtus ou d’une maladie incurable qui menace sa vie est incompatible avec la Constitution de la République de Pologne.

En Pologne, la loi du 7 janvier 1993 (le prétendu « compromis sur l’avortement » mentionné ci-dessus) prévoit 3 conditions de recevabilité de l’avortement :

  1. la grossesse constitue une menace pour la vie ou la santé d’une femme enceinte ;
  2. les tests prénataux ou d’autres indications médicales indiquent une forte probabilité d’insuffisance fœtale sévère et irréversible ou une maladie incurable potentiellement mortelle (la condition dite “embryopathologique”),
  3. lorsqu’il existe une suspicion raisonnable que la grossesse résulte d’un acte criminel (jusqu’à douze semaines à compter de la conception) ; la survenance de cette circonstance est confirmée par le procureur.

Le Code pénal de 1997 a introduit jusqu’à trois ans de prison pour les femmes et les services médicaux pour violation de la loi sur l’avortement. La peine peut être portée à huit ans s’il y a une indication que le fœtus pourrait survivre seul hors du corps de la femme. L’arrêt du Tribunal Constitutionnel a depuis été suspendu le 4 novembre, mais seulement temporairement et le combat des Polonaises se poursuit.

Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel (TC), dans sa composition complète, a déclaré que la condition préalable à l’interruption embryopathologique de grossesse est incompatible avec la Constitution polonaise. La Cour a estimé que la légalisation de la procédure d’avortement, lorsque les examens prénataux ou d’autres locaux médicaux indiquent une forte probabilité d’une invalidité fœtale grave et irréversible ou d’une maladie incurable mettant la vie en danger, n’est pas justifiée sur le plan constitutionnel.

La lutte des femmes polonaises pour leur droit à fonctionner dignement dans la société dure depuis des décennies. Les femmes actives dans le mouvement clandestin, dans le mouvement d’opposition Solidarité (Solidarnosc), ont été exclues des négociations de la nouvelle réalité lors de la Table ronde de 1989. Le « Compromis sur l’avortement » de 1993 a supprimé le droit à l’avortement pour des raisons de conditions de vie difficiles (ce droit était en place depuis 1956). Les femmes ont protesté contre cet amendement en 1989-1993. Pendant la transition politique après 1989, qui a transformé le système communiste en système capitaliste, les équipes dirigeantes successives n’ont pas introduit un système social et sanitaire adéquat respectant les droits des femmes. Entre autres choses, les soins de maternité ont été supprimés, le nombre de crèches, de jardins d’enfants, de garderies a été considérablement réduit et divers types de contrats de travail (dits « contrats de pacotille ») ont été introduits, ce qui a entraîné une discrimination, voire une exclusion des femmes de l’activité professionnelle.

« C’est la protestation d’une femme incarnée. L’État et l’Église veulent contrôler son corps », écrit Zuzanna Radzik dans Tygodnik Powszechny (l’hebdomadaire catholique libéral)2. Pour bien analyser la société polonaise et les changements qu’elle subit, il faut absolument souligner l’importance de la religion et de l’Église catholique. En Pologne, « l’ethos de la maternité » tire sa source du culte de la Vierge Marie. Marie, Reine de la Pologne, est devenue le symbole des valeurs religieuses et nationales. Les racines de ce syndrome remontent à l’époque où la Pologne a perdu son indépendance. Dans la mesure où l’importance du caractère national de ce modèle s’est affaiblie, l’Église recommande aux femmes la maternité comme un moyen d’auto-réalisation.

Malgré la position relativement forte de l’Église catholique, il y a eu des changements moraux dans la société polonaise. Parmi la génération des millennials, l’Église catholique a commencé à perdre l’autorité morale et religieuse qu’elle avait développée au fil des ans. Des scandales de plus en plus médiatisés de nature pédophile mais aussi financière, ainsi que l’attitude autoritaire des évêques catholiques à l’égard des problèmes sociaux (ex : LGBT) ont mis en évidence la dissonance entre la société polonaise et cette institution.

Dans le même temps, cette génération a introduit un changement de mentalité en Pologne, lié à la possibilité d’étudier à l’étranger (par exemple dans les pays de l’Union européenne dans le cadre du programme Erasmus). De plus, en raison de la prédominance des réseaux sociaux et des plateformes en ligne, les personnes de la soi-disant « Génération Z » (née après 1990) ont montré la capacité d’organiser le monde à l’aide de méthodes numériques. Bien que leurs parents (Génération Y – née en 1980-1989, qui a suivi la Génération X – neé en 1965-1979) soient restés fidèles à l’Église catholique lors de célébrations telles que baptêmes, communions, mariages et funérailles, ils n’étaient plus influencés par la religion catholique. Les réseaux sociaux ont permis aux adolescents et aux jeunes Polonais de comprendre plus facilement leurs camarades des autres régions d’Europe. 

Les dernières actions importantes en date, avant cette année, des Polonaises contre la limitation de la loi autorisant l’interruption de grossesse avaient été les manifestations appelées « lundi noir » et « grève des parapluies » du 3 octobre 2016, auxquelles environ 200 000 personnes avaient participé, provenant de 147 villes polonaises.3 Il s’agissait de l’événement initiateur de la grève nationale des femmes (OSK) (parallèle à la grève des femmes islandaises de 1975), qui avait été créée quelques semaines plus tôt en tant que mouvement social féministe polonais.

Les manifestations actuelles à partir du 22 octobre 2020, organisées par l’OSK, ont lieu non seulement dans les plus grandes villes de Pologne, mais également dans les petites villes, qui ont traditionnellement été la base de l’électorat du parti au pouvoir. Des manifestations ont eu lieu partout dans le monde, à l’initiative de la diaspora polonaise locale, notamment en France, en Suisse, au Japon, aux États-Unis, au Canada, au Mexique et en Islande. Selon les données de la police polonaise, lors de la seule journée du 28 octobre 2020, 410 manifestations ont eu lieu en Pologne, auxquelles ont participé plus de 430 000 personnes, marchant au slogan de « Je ne vais pas travailler ». La plus grande manifestation a eu lieu le 30 octobre 2020, sous la devise « Pour Varsovie » ; 150 000 personnes y ont participé, exprimant leur rébellion contre le gouvernement actuel. Les grèves ont également pris la forme de blocages de voitures dans les grandes villes, ainsi que d’actions performatives dans les églises. De la part des hommes et des femmes qui protestent (sic !) on peut entendre des slogans forts sur la vulgarité, dont la présence est profondément discutée par les anciens, tant le parti au pouvoir que l’opposition.

Conclusion

Au 6 novembre 2020, au moment de l’écriture de cet article, l’arrêt du Tribunal Constitutionnel a été temporairement suspendu pour ne pas aggraver la situation, mais son destin n’est pas encore totalement clair.. Compte tenu du nombre croissant de cas de COVID-19, le gouvernement envisage un confinement complet et l’état d’urgence dans tout le pays. Une possible crise économique et un effondrement du système de santé peuvent être un signe avant-coureur de la situation imminente du chômage universel, de l’effondrement des entreprises, du chaos et de la pauvreté dont les Polonais ne se souviennent plus depuis 30 ans.

La rébellion et la grève des femmes peuvent donc être englouties par les problèmes de satisfaction des besoins essentiels qui sont généralement la responsabilité des femmes, du moins en Pologne. Leur auto-organisation, leur économie ou leur capacité à gérer les ressources disponibles pendant le communisme étaient déjà devenues mythiques, mais la fatigue supplémentaire causée par cette situation provoqua le découragement et le repli sur le monde privé.4

Cependant, la disponibilité des savoirs5 et la capacité de voyager (depuis la chute du Rideau de fer) ont poussé les jeunes femmes de la génération des Millenials à comparer leur situation à leurs pairs d’autres pays ; elles ont ainsi décidé de prendre les choses en main. Où nous mènera la révolution des femmes en Pologne ? Quelle probabilité y a-t-il qu’un véritable tournant politique et culturel survienne en Pologne dans les mois à venir ?

Sources
  1. Jerzy Duszyński, Aneta Afelt (et all.), Understanding Covid-19. Raport. Polish Academy of Science. September 2020 ; Mateusz Morawiecki mówił o « wirusie w odwrocie ». Komentuje wypowiedź, Rzeczpospolita, 08.10.2020
  2. Zuzanna Radzik, Nie do zniesienia, posłuchajcie jak bardzo, Tygodnik Powszechny, 02.11.2020
  3. Kinga Torbicka, Pologne, terre de manifestations : l’opposition au PiS marche sur la rue, LGC, 17.02.2019
  4. Jacueline Heinen, Anna Matuchniak – Krakuska, L’avortement en Pologne : la croix et la banniere (1992), L’Editions Harmattan, Paris.
  5. Marie Cecile Naves, Des femmes en marche depuis plus de 150 ans, 20.10.2019