Il y a dix mois, les premiers échos du virus responsable du Covid-19 résonnaient depuis la Chine. Il y a neuf mois, le gouvernement assurait, par la voix de sa ministre de la Santé, que la France serait en toute probabilité aussi parfaitement préservée du nouveau coronavirus qu’elle l’avait été, comme chacun sait, du nuage radioactif de Tchernobyl.
Il y a sept mois, un premier confinement, plusieurs fois prolongé par l’absence d’anticipation ou de perspectives de long terme, usait les ressorts psychologiques du pays, réduisait pour des décennies les compétences acquises par une génération d’écoliers et d’étudiants, notamment les plus pauvres, détruisait durablement une part de notre potentiel productif, et relevait la dette publique à des niveaux plus vulnérables que jamais à un retournement de la confiance des investisseurs. Ce confinement généralisé constituait, en mars, un moyen de gagner du temps face à la progression inexorable d’une pandémie encore mal connue, mal comprise ; mauvaise mais seule solution de dernière minute pour se donner quelques semaines d’oxygène et réorganiser notre système de soins pour faire face à l’afflux de patients. Il ne devait pas être un outil de lutte contre le virus, mais un instrument brutal et coûteux pour ralentir sa progression, et préparer la lutte elle-même. En mars, nous admettions de renoncer temporairement à nos libertés fondamentales, sous l’hypothèse tacite que ce sacrifice n’aurait pas lieu en vain, et que l’État ferait bon usage de la latitude sans précédent que nous lui accordions pour étouffer nos vies quotidiennes.
Depuis, le gouvernement a eu six mois. Six mois pour préparer une seconde vague non seulement possible, mais probable, déjà visible ailleurs, et que d’aucuns annonçaient dès les premiers jours de mai. Six mois pour mettre en place une infrastructure d’isolation systématique et forcée des cas positifs, et, séparément, des cas contacts avant une levée des doutes, par exemple dans les dizaines de milliers de chambres d’hôtel vides que compte un pays au tourisme ravagé. Six mois pour commencer les réquisitions de milliers de personnels administratifs inactifs dans les collectivités territoriales et l’administration centrale, ou celles de salariés au chômage partiel, au service du traçage permanent et sans exception des cas contacts. Six mois pour convertir à la production de réactifs PCR et au développement de tests antigéniques les usines tournant au ralenti, six mois pour impulser la fameuse économie de guerre qu’on aime tant à vanter en paroles, sans s’en donner les moyens en actes. Six mois pour analyser les chiffres relatifs de mortalité par âge, un risque de décès six mille fois inférieur pour les moins de 35 ans que pour les plus de 85 ans, et ainsi mieux préparer le ciblage d’éventuelles nouvelles restrictions sur les publics les plus fragiles. Six mois pour faire le bilan de ses erreurs, du souverainisme mal placé sur le développement d’une application mobile ou la production de masques, à l’obsession germanophile qui l’empêchait de chercher ailleurs de meilleurs modèles. Six mois pour apprendre des succès de la Corée du Sud, du Japon, de Taiwan, du Viet-Nam.
C’était le 15 mars. Nous sommes le 30 octobre. Qu’avons-nous fait ? Bien entendu, nous avons « refondé le capitalisme » une demi-douzaine de fois, « fait nation » à tous les coins de rue, promis d’être « churchilliens » à longueur de tweets et de solennelles déclarations, assuré que « rien ne serait plus comme avant ». Nous avons moqué, goguenards, la remontée des cas dans l’Amérique evidemment si mal gouvernée d’un Trump non pourvu de nos brillants énarques formés à la note de synthèse. Nous avons célébré en juillet le retour des « jours heureux », comme si le fameux esprit français se résumait à notre capacité collective à écluser des litres de rosé en terrasse. Mais qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous bâti, construit, créé ? Comment admettre que l’on ne puisse mieux cibler, six mois plus tard, les restrictions de circulation indispensables à la préservation du système de santé ? Comment tolérer que, sans broncher, sans rien redire, un pays entier se voie une seconde fois privé de ses libertés de mouvement les plus précieuses ? Comment accepter que le gouvernement ait privilégié, à l’indispensable action, à la nécessité, humblement, de faire et de produire sans discontinuer, l’obsession discursive, le placardage virtuel de charmants panneaux colorés affirmant que « Nous sommes unis », le goût des rodomontades verbales et de la fameuse « pédagogie » ?
La condition sine qua non d’une réponse efficace face à l’urgence sanitaire, rappelait dès le mois d’avril la ministre coréenne des affaires étrangères Kang Kyung-wha, c’est la confiance dans un gouvernement mis pleinement au service de sa population. Mais cette confiance ne se décrète pas ; elle se mérite ; et elle se perd. Quoi de mieux pour la diluer que le mensonge d’État ? Point n’est besoin de rappeler la responsabilité de ceux qui, en mars et au sommet de l’État français, prêchaient l’inutilité des masques ou l’importance de se rendre au théâtre en pleine pandémie. Seule suffirait la litanie de contre-vérités pendant et depuis l’allocution du mercredi 28 octobre. Prétendre que « même les prévisions les plus pessimistes n’avaient pas [anticipé la progression du virus] », alors que la courbe des nouvelles contaminations suit depuis juillet une croissance log-linéaire parfaitement régulière, dont la simple extrapolation permettait de prévoir le nombre de cas effectivement atteint en octobre, tient du déni. Affirmer qu’il est impossible de confiner séparément par âge, car trop de perméabilité entre générations demeurerait, tout en autorisant explicitement et comme unique exception les visites en maison de retraite et en EHPAD, confine à l’absurde. Suggérer que tous les pays comparables vont mettre en place les mêmes restrictions, alors que la France est seule à exiger de sa population des laissez-passer, alors qu’aucun pays d’Asie du Sud-Est ne prévoit de confinement, alors que l’Allemagne ne fait que refermer bars et restaurants et interdire les rassemblements sur la voie publique, n’est pas une approximation, mais un mensonge assumé, jamais contredit par une presse et une opposition incapables d’assumer leur rôle de contre-pouvoirs.
La plupart des grands pays choisissent aujourd’hui des mesures ciblées, proportionnées à la probabilité d’événements super-contaminateurs (fermeture des restaurants et autres lieux clos non aérés, lorsque le respect du port du masque est par construction impossible), misant sur la confiance dans leur population (interdiction des rassemblements sur la voie publique, mais liberté de circuler en solitaire). Mais la France fait le choix de l’infantilisation collective, et d’un égalitarisme caricatural dans ses mesures coercitives. Ce non-choix n’est que la contrepartie de son incapacité à trancher et à agir depuis mars.
Rien n’illustre mieux cette coûteuse indécision que le refus de mesures spécifiques par âge. Toutes les simulations scientifiques mettent en évidence la supériorité de mesures de confinement ciblées par âge ou d’ouverture des commerces via des horaires particuliers pour les seniors. Le risque associé au Covid possède un gradient par âge extrêmement pentu. Entre 70 et 80 % des malades actuellement hospitalisés en raison du Covid ont plus de 60 ans. Ce sont les seniors qui occupent les lits de réanimation, et c’est pour les préserver que les mesures restrictives doivent être prises, pas pour punir une population entière accusée de n’avoir pas joué le jeu. Cette riposte graduée est d’autant plus essentielle que les restrictions sont bien plus coûteuses socialement lorsqu’elles s’appliquent aux plus jeunes, qu’ils soient en âge d’étudier ou de travailler. Mais le gouvernement fait le choix coupable d’une uniformité délétère, pour s’éviter, au nom de la prétendue force d’âme que requièrent ces mesures « difficiles », le véritable courage politique d’assumer des politiques différenciées. Comment prétendre qu’empêcher deux jeunes bien portants de 20 ans d’aller marcher une journée en forêt à 2 kilomètres de leur domicile sert un quelconque objectif de santé publique ? Comment justifier, pour les actifs, l’utilité sanitaire de l’humiliante attestation de sortie auto-administrée, qu’aucun autre grand pays d’Europe n’a choisi d’imposer ? Comment ne pas mettre explicitement sur la table du débat democratique et parlementaire une option différenciée par âge ? Tout se passe comme si la référence à la scientificité, si chère au gouvernement du Choose France, avait la bonne idée de s’évanouir lorsque les recommandations scientifiques viennent à entrer en conflit avec les impératifs électoraux. En témoigne la non-ouverture des modèles épidémiologiques de l’institut Pasteur au grand public, alors même que les 400 000 morts évoqués par le président semblent fondés sur un calcul de coin de table et des hypothèses, toutes deux largement obsolètes, d’immunité collective à 50 % de la population et de taux de fatalité d’1.3 %. En témoigne, l’opacité qui règne quant à la mobilisation des tests dans les laboratoires privés par les ARS, un échec cuisant du modèle jacobin et de la gestion de la crise par les autorités sanitaires. En témoigne l’absence ahurissante de communication politique sur l’état d’avancement des traitements ou des préparatifs pour vacciner la population à grande échelle. Sur tous ces sujets, la geste pseudo-scientiste du mouvement En Marche fait long feu. Lui qui joue depuis 2017 les chevaliers blancs de la politique rationnelle, appuyée sur la science, face aux assauts du populisme obscurantiste, laisse désormais transparaître des motivations qui semblent plus banalement politiciennes, dans un pays où la participation électorale en faveur des partis centristes se concentre chez les plus âgés. Sans doute, les masques, après avoir manqué, devaient-ils finir par tomber.