Une révolte de cette ampleur, si spontanée et si étendue, n’avait pas été observée en Italie depuis au moins dix ans. Lorsque les soi-disant « gilets orange », menés par l’énigmatique ex-général des Carabiniers, Antonio Pappalardo, sont descendus dans la rue à Milan cet été en revendiquant le droit de s’affranchir des masques et de la 5G, et que peu après, à Rome, la bourgeoisie grisonnante avait manifesté contre les restrictions anti-Covid, la presse nationale n’avait pas eu du mal à parler des « négationnistes », de bons à rien, de spectacles circassiens. La marginalité de ces formes de lutte, l’excentricité des participants, la déconnexion entre la réalité pandémique et les désirs étaient trop évidents. Cette fois, cependant, il est à craindre – ou à espérer – qu’il en soit autrement.
La nouvelle remise en cause du couvre-feu et des fermetures imposées par le gouvernement Conte, qui se manifeste par de vastes mouvements de protestation, a un ton qui rappelle plutôt la banlieue parisienne. On notera cependant la prépondérance de la petite bourgeoisie appauvrie venant prendre la place du prolétariat maghrébin. À commencer par la ville d’où tout est parti, Naples. La ville, qui fut la première à se libérer du nazisme il y a 77 ans, est aujourd’hui la première à saper la « dictature de la santé » (si l’interprétation est le produit de la droite) et à réveiller les « consciences endormies » du besoin d’ordre (si elle vient de la gauche). Dans la nuit du 24 octobre, deux défilés sont partis du centre historique de Naples, en direction du siège de la Région : l’un organisé depuis plusieurs jours par des commerçants, des petits entrepreneurs, des serveurs, des ultras et des employés du tourisme, pour demander l’annulation des fermetures nocturnes. L’autre, plus spontané, est organisé par des groupes antagonistes classiques exhibant une banderole avec le slogan : « la santé est la première chose, mais sans argent vous ne pouvez pas chanter des messes ». Des centaines de personnes se sont retrouvées, par le bouche-à-oreille, puis ont convergé comme un seul homme. Parmi eux, quelques visages familiers de la Camorra ayant mis de côté leur snobisme et leurs préjugés sur les manifestations, jusqu’à ce qu’elles dégénèrent en affrontement avec la police à coups de gaz lacrymogènes et de poursuites dans la rue.
Cela semblait s’arrêter là, car Naples a toujours été un lieu où les maux italiens sont aiguisés et dramatisés. Or au contraire, depuis des jours, le pays est traversé par une vague de pseudo-jacqueries, à la fois prévisibles et indéfinissables, objet d’enthousiasme et en même temps d’incertitude, où les bouleversements de la classe moyenne en crise se heurtent aux messages instantanés lancés par les banlieues et les anarchistes. Ainsi, #ItaliaSiRibella s’est développé dans la nuit du 26 octobre au Nord et au Sud, comme une épidémie, ou une tarentelle massive : Milan, Turin, Trieste, Pesaro, Terni, Ravenne, Latina, animées grâce à un tam-tam diffusé sur Facebook et WhatsApp plutôt que par l’intermédiaire du réseau de quelque parti ou mouvement. Les plus « réceptifs » à la récupération du malaise, avec la gauche anti-parlementaire, sont les national-populistes : un sympathisant de la Ligue a rassemblé les images des différentes places dans un post qui est immédiatement devenu viral, avec des milliers de partages dès la première heure. La gauche libérale et même la gauche marxiste semblent être désorientées, voire aphones.
Mais qui sont ces milliers d’impatients, occupés depuis des jours à s’insurger contre le huis clos forcé et à diffuser des menaces d’émeutes fiscales, et qui se retrouvent associés par les galeries de photos des journaux aux vandales qui s’attaquent aux fenêtres de Gucci ? La nuit du 24, dans le silence d’une Naples déjà sous couvre-feu, l’identité des manifestants avait déjà pu être révélée au bout de quelques heures. Des jeunes et des moins jeunes, entre 35 et 40 ans, presque tous des hommes c’est-à-dire une part de la population qui, avec le boom des vols low cost dans les années 2010, avait été absorbée par le business alimentaire et les loyers court terme, renonçant à être des « ouvriers » vivant auparavant grâce aux clans. « Avec la réduction du personnel, beaucoup se sont retrouvés sans travail et sont retournés dans les rangs qu’ils occupaient précédemment », écrit le journaliste Francesco Piccinini. D’autres se sont au contraire retrouvés dans l’armée des riders qui se livrent une concurrence impitoyable – ayant été multipliée par 1,5 en six mois, comme l’explique le syndicaliste le plus important de cette catégorie, Antonio Prisco. Sinon, les autres sont retombés au fond du fossé du chômage, dans une ville où le problème est crucial depuis plus d’un demi-siècle, bien avant l’entrée en vigueur de l’euro.
Il est par contre plus difficile de définir la composition des autres places italiennes mobilisées, dont le nombre a augmenté par la suite. En Italie centrale, les petits artisans, les restaurateurs, les propriétaires de salles de sport et de cinémas à écran unique sont les plus nombreux, beaucoup de protestations ressemblent à des veillées de vieillards avec des bougies à la main, sans que l’on puisse discerner une once de conflit radical. À Rome, pendant la nuit du 27, la guérilla urbaine a été déclenchée par le mouvement d’extrême droite Forza Nuova, ce qui a eu pour effet de chasser les dépolitisés qui essayaient de sonder l’atmosphère. À Milan, des groupes de quelques centaines de personnes, presque exclusivement des adolescents, ont été les protagonistes des affrontements, très peu de filles étant impliquées dans ce cas. On a pu entendre les slogans : « Conte, t’es un fils de pute », « Conte, va te faire foutre » et « Liberté, liberté, liberté ». Le journaliste de Radio Popolare, Roberto Maggioni, nous le raconte :
Il n’y avait pas de véritable organisation, un petit groupe se tenait devant mais ça restait très brouillon… Il n’y avait pas de bannières, pas de slogans avec les références politiques classiques. S’il y avait des gens plus politisés pour encourager les autres, c’était très, très camouflé. Il y avait des gars en doudoune, en veste noire, en jean moulant, en survêtement Adidas, du genre à fréquenter les centres commerciaux le samedi après-midi ou à travailler sur les marchés ou dans les bars. Il y avait aussi un effectif d’origine nord-africaine assez remonté. Une Mini émeute des jeunes qui ne vivent pas dans le centre de Milan… des groupes d’amis, des entreprises qui se sont réunis pour laisser une trace.
Aucune de ces manifestations n’aurait cependant eu la force de faire descendre des centaines de personnes dans la rue sans la volte-face du gouvernement et les profondes incohérences de la communication officielle : elles ont d’abord mené le pays en bateau en lui faisant croire que l’on pouvait remonter le temps, en organisant l’ouverture d’activités et d’écoles avec des règles de sécurité très compliquées, puis en fermant tout à nouveau, ou presque, à la mi-octobre, avec de nombreux problèmes logistiques et sanitaires qui restent en suspens. Songez aussi au président démocrate de la région de Campanie, Vincenzo De Luca, un « homme fort » à l’esprit presque tsariste, allergique aux journalistes, réélu en septembre avec près de 70 % des voix, et ce grâce au « miracle » d’un territoire pauvre aux infrastructures délabrées, qui est sorti indemne de la première vague, mais qui est aujourd’hui dépassé par la montée rapide de la courbe, avec six mois de préparation possible qui ont été gaspillés.
Son recours à la violence verbale n’a servi à rien pour faire digérer à une population fatiguée et inquiète la déresponsabilisation du politique : « Il faut que vous vous sentiez seulement comme des êtres humains », a-t-il déclaré le 23 octobre, « il n’y a plus de distinctions, ni politiques, ni religieuses, ni économiques, ni idéologiques. Désormais, ne soyez plus que des êtres humains engagés à défendre la vie de vos proches… La mission de la Campanie est de donner du courage à un pays qui souvent n’en montre pas beaucoup… Affrontons cette crise comme des hommes… Lorsqu’un pays est en guerre, il n’y a rien qui nous distingue : nous faisons partie d’une seule famille ». C’est un message qui a certes été reçu, mais ce que les gens en ont retenu, c’est l’appel à transformer le Sud en une poudrière prête à exploser à la figure d’une Italie convaincue que « tout ira bien », et à provoquer l’union de segments d’une population de dissidents qui jusqu’à ce jour ont toujours paru inconciliables. L’économiste Emiliano Brancaccio nous met en garde : « C’est une bande de vulgarisateurs irrévérencieux convaincus que cette crise énorme ne touchera que les tricoteurs et les commerçants avec des sympathies fascistes. Mais la règle de solvabilité et la loi de la centralisation fonctionnent différemment : la lutte entre le grand et le petit capital est destinée à se déverser sur une classe ouvrière totalement désarticulée et dépourvue de représentation. » L’extrême droite pourrait être la mieux équipée pour en tirer parti, surtout à partir de Rome.
Pourtant, les Italiens ne semblent toujours pas aussi prêts à soutenir le soulèvement comme l’ont fait les Français avec les gilets jaunes : selon un sondage SWG du 25 octobre, 64 % des Italiens considèrent que les mesures du décret du gouvernement sont adéquates ou trop faibles, et seulement 25 % les jugent excessives. Même en analysant les différentes restrictions, ceux qui les jugent trop draconiennes sont une minorité, à l’exception des bars et restaurants fermés à 18 heures. C’est peut-être la preuve que le problème, pour le moment, n’est pas l’excès de « négationnisme » ou « d’hérésie » dans le pays, déduction faite du fait que ces positions sont fortes dans plusieurs segments de la population. Ce ne sont pas non plus les mesures de protection de la santé elles-mêmes qui sont réellement en cause, mais plutôt le raisonnement qui sous-tend ces décisions et ces garanties éventuelles. En fait, parmi les protestations, il n’y a pas de mot d’ordre unificateur, comme pourrait l’être la demande de subvention généralisée, mais seulement un pêle-mêle d’appels à l’aide et de rage unis par le désir de revenir à la normalité.
Même le slogan qui jusqu’à présent était le plus puissant de tous – « vous nous obligez à fermer, vous nous payez » – crée de nombreuses fractures. Les enfants des centres sociaux avec leurs banderoles qui incitent à financer un système de santé en mauvais état, ou encore les dispositifs d’aide financière pour les particuliers – les « revenus de quarantaine » : tout cela se retrouve étouffé par la voix de ceux qui voudraient décréter la fin de l’état d’urgence sanitaire, et le retour au travail. Malgré tout, la confiance demeure sur les prévisions de la demande, comme si le fait de rester ouvert allait résoudre quelque chose, comme si les restaurants et les cinémas ne s’étaient pas vidés avant, par peur de la contagion. Il y a, en outre, la crainte que le fait d’obtenir une indemnisation n’entraîne une capitulation, et pire encore, ne permette la création d’un lien supplémentaire avec un État perçu comme un ennemi, dont l’humiliante bureaucratie n’est bonne qu’ à faire des contrôles inutiles. De nombreux commerçants ont proposé de violer le couvre-feu en masse, en précisant qu’ils n’accepteraient que les paiements en espèces, mais ils ne semblent pas avoir réussi. Très souvent, en ville, le commerce de détail est une occupation résiduelle, on peut ouvrir un magasin sans avoir d’idée précise. Il y a aussi certainement une grande partie de cette catégorie de gens pour qui l’évasion fiscale est le seul moyen de retrouver une certaine compétitivité : on ne peut pas devenir vertueux tout d’un coup. Le drame sous-jacent est là, dans le fait que chaque mesure risque d’être douloureuse.
Tout cela se passe alors que les « compétents » disent tout et son contraire, que les experts de la télévision sont en concurrence les uns avec les autres et que les statistiques montrent des chiffres dont on ne sait pas s’ils devraient nous terroriser ou nous calmer. Même le mot « immunité collective » n’est plus tabou, la virologue Ilaria Capua expliquant que la seule solution est désormais de faire que le virus se propage lentement, sans qu’il nous tue tous, jusqu’à ce que peu à peu il perde ses forces. Au moment du vaccin, ses effets seront ceux d’un simple rhume. C’est un raisonnement sensé, mais qui confond encore plus les idées de ceux qui ont promu le confinement, en échange de promesses politiques sur la fiscalité et le rôle du secteur public. Un jeune propriétaire de bar sur la place nous livre son commentaire : « Pourquoi les gens ont le droit de se rassembler pour voir le Giro alors qu’ils ne peuvent pas rester dehors pour attendre leur sandwich à emporter ? Pourquoi oui à l’église et non au théâtre ? Pourquoi quatre personnes à une table et 200 dans le métro ? Pourquoi moi je dois me retrouver sans travail après avoir investi dans les produits d’assainissement, les barrières de plexiglas, les désinfectants, tout ça après avoir organisé et réorganisé l’activité selon les règles imposées par le protocole sanitaire ? »
La gauche modérée, qui partout en Occident a adopté la ligne de la sécurité et de la science, risque de se retrouver contre tous : des fans de Giorgio Agamben – prêts à venger les théories anarchiques-conservatrices du philosophe – aux représentants de la bourgeoisie négligée, qui découvrent maintenant ce que signifie affronter une police qui menace de vous tuer au premier faux pas – même s’ils adoptent presque partout une solution de repli. Comme on pouvait s’y attendre, la politique mainstream s’époumone pour condamner les émeutes, tandis que les intellectuels pro-gouvernementaux les condamnent d’une voix ferme. Le Parti démocrate italien explique qu’il s’agit de voyous, alors que le directeur de tournée d’un groupe de Ska historique appelle à une intervention policière massive, et que les fans de Trump acclament les émeutes. Un monde sens dessus dessous. Il est certain que les gilets-Covid italiens sont un segment de la population à des années-lumière des manifestations étudiantes, composées d’hommes et de femmes urbanisés et diplômés. Ici ce ne sont que des hommes, jeunes et vieux, rouges et noirs, bruyants et silencieux, habitués à la comptabilité à double entrée et toujours à l’affût de rideaux de fer à démonter. La classe intellectuelle reste chez elle cette fois aussi, espérant que les places investies par les manifestants ne donneront pas lieu à une réaction contre son monde, contre le reniement d’années de citations de Foucault au nom d’une mission supérieure.
Dans ce scénario, la nouvelle génération de mouvements souverainistes, celle qui revendique un socialisme conservateur et anti-européen, le dépassement des clivages entre la « droite » et la « gauche » et ce dans une optique communautaire, n’a aucun doute sur le côté où se ranger. Les mini-galaxies politiques gravitant autour du parti Italexit du journaliste Gianluigi Paragone (ancienne Ligue et ancien Mouvement 5 étoiles), des Red-Browns de Vox Italia et du Parti communiste de l’ancien ministre Marco Rizzo se réunissent dans les premiers groupes Facebook en soutien aux manifestations contre le gouvernement. Pour la première fois, ils peuvent sortir de la théorie, de la cage des médias sociaux et essayer d’influencer le présent.
Mais en attendant, l’opposition institutionnelle, celle des partis comme la Lega et Fratelli d’Italia qui à eux seuls se taillent la part du lion avec plus de 40 % des voix, évitent de s’acharner sur le Parti démocrate et le Mouvement cinq étoiles, et de trop se mêler aux protestations : soit parce qu’ils gouvernent dans certaines des régions les plus touchées par la pandémie (comme la Lombardie et la Vénétie) et que leur électorat est très âgé, soit parce qu’à la place des « jaune-rouge » (couleurs de l’équipe de football de l’AS Roma), ils auraient probablement eu recours à des expédients très similaires. La coalition entre le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate actuellement au pouvoir n’est plus en mesure de parler à certains pans de la population , qui ne veulent plus entendre parler de sacrifices. Un gouvernement d’union nationale est en vue, pour essayer d’impliquer l’opposition dans la gestion d’une pandémie qui ne se terminera pas de sitôt. Le reste de l’Europe retient encore son souffle : tout comme le Sud a exporté son mal-être dans le reste de la péninsule, le laboratoire-Italie présente – plus qu’on ne le pense – des caractéristiques semblables à celles de ses voisins. Bien qu’on la dédaigne sous le prétexte qu’elle ne serait qu’une exception, elle détient les moyens de propager sa « contagion ».