Histoire

Le jour où l’Argentine a changé

Alors que la coalition péroniste au pouvoir en Argentine exalte la mémoire de l’ex-Président radical Rául Alfonsín, nous vous proposons d’étudier de près, à 37 ans du retour à la démocratie, quelques extraits de son discours de clôture de campagne dont ses pierres fondationnelles marquent encore aujourd’hui les esprits des Argentins.

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Le discours du Dr. Raúl Alfonsin le 26 octobre à l’Obélisque de la ville de Buenos Aires n’est pas un discours comme les autres et il s’occupe de le souligner avec ses propres mots. Tout d’abord, parce qu’au moment du discours, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une élection quelconque. L’Argentine, tout au long du XXe siècle, a connu une série de discontinuités, de coups d’État de toutes sortes, et est arrivée au processus électoral encadré par trois circonstances juxtaposées : la défaite militaire aux Malouines ; des défaillances économiques et, par conséquent, une énorme récession comme conséquence de la crise de la dette du début des années 80 qui a éclaté d’abord au Mexique et ensuite dans le reste des pays d’Amérique latine ; et la preuve publique de l’énorme répression aveugle avec laquelle il était prévu de mettre fin à la violence de la guérilla des années 70, mais qui, en réalité, a encadré un processus de soumission de la société civile, de peur et de terreur dans le pays.

Dans ce contexte, deux candidats forts se distingue. Et, à la surprise générale, la figure d’Alfonsín s’accroît tout au long de la campagne électorale. L’hypothèse, en Argentine, était que, s’il y avait un processus démocratique, le Parti Justicialiste, le Péronisme, reviendrait au gouvernement.

Ce discours, avec ses implicites et ses tonalités, élève un candidat qui devient un symbole. Quatre jours plus tard, le 30 octobre 1983, un résultat électoral inattendu se produit en Argentine, marquant un tournant dans l’histoire : au cours de ces 37 dernières années, l’Argentine n’a plus connu d’expériences autoritaires et possède le processus démocratique le plus long de son histoire.

Amis de la capitale fédérale, Argentins, la dictature est terminée. La corruption est terminée. L’Argentine de l’impuissance est terminée et l’Argentine honnête qui aime son peuple arrive. L’Argentine de la faim des travailleurs est terminée. L’Argentine des usines mortes est terminée. Et l’Argentine du travail et de la production arrive. L’Argentine de la spéculation est terminée. L’Argentine de l’argent qui prévalait sur la production et le travail va prendre fin. La démocratie s’installe dans notre pays. Plus de sectes. Finies les sectes des fils à papa. Finies les sectes de civils et d’hommes en uniforme, de devins et de voyous. Le peuple, le peuple argentin va décider de son destin. Quand je dis le peuple, je veux dire tous les gens qui, comme jamais auparavant, comprennent qu’ils se trouvent à un moment décisif de l’histoire de leur pays. Peut-être le plus important et le plus décisif de ces 50 dernières années. J’ai dit, à travers toute la République, qu’il ne s’agit pas seulement de choisir des candidats. Ici, il s’agit fondamentalement de voir s’il est possible qu’on mette réellement une charnière à l’histoire argentine et qu’on mette un terme à la frustration et au désespoir.

Alfonsín, tout au long de la campagne, et dans son dernier discours également, associe la démocratie à tout bien public. Il « met la démocratie à la mode » en Argentine, un pays qui avait eu une relation erratique avec le système démocratique au cours du XXe siècle. Il associe la démocratie à l’honnêteté, à la transparence, à la répartition équitable des revenus, à un certain égalitarisme social et à une activité économique vigoureuse. Et, en fait, il propose l’élection comme un choix non pas entre les candidats, mais comme un choix historique, un tournant. 

Des voix importantes du Parti Justicialiste estiment que les élections ne seront pas remportées par un candidat mais par le général Perón. Si c’est le cas, qui gouvernera en Argentine ? Nous nous souvenons tous de la crise de l’autorité qui s’est produite après la mort du général Perón. Nous nous souvenons tous de la situation difficile en Argentine, que nous avons tous vécue. On ne savait pas qui gouvernait la nation. L’hyperinflation du Rodrigazo est apparue et, lorsque les secteurs ouvriers s’y sont opposés comme il se doit, un énorme désordre social s’est créé, la dispute au sein du parti pour les intérêts du pouvoir, pour l’accès au pouvoir, est apparue, et il y a eu de l’arrogance et de la peur. Ainsi l’excuse a été donnée pour le privilège de mettre fin au gouvernement constitutionnel. Il y a eu la lutte folle, la lutte folle entre les Trois A et la répression. Sans aucun doute, personne ne veut cela en Argentine. Mais cette crise de l’autorité se poursuit au sein du Parti Justicialiste, comme en témoigne une campagne qui n’aurait jamais dû se terminer sur des calomnies, selon des méthodes en contradiction avec la démocratie argentine.

Je voudrais souligner la référence qui est faite à la mort de Perón. Il souligne que si le Parti Justicialiste gagne, ses dirigeants devront gouverner, et qu’il est stérile d’évoquer un homme mort pour cette tâche. Dans la campagne également, il a souligné à plusieurs reprises qu’avant la dictature, il y avait une situation délicate en termes de gouvernance de la part du Parti Justicialiste ; d’une certaine manière, lui et son discours signifient la vitalité et le Péronisme est, par contraste, associé à la mort, à l’ancien, au dépassé.

Nous voulons construire la coexistence et la paix. Nous voulons le faire ensemble, et tous ensemble. Nous sommes convaincus qu’il est possible d’y parvenir et, en outre, que nous avons l’obligation d’y parvenir, nous les Argentins. C’est pourquoi j’ai appelé mes compatriotes dans toute la République, sans distinction de parti politique, et je leur ai fait remarquer que les radicaux sont déjà en marche et que nos grands morts sont au premier plan : Yrigoyen, Alem, Pueyrredón, Sabatini,… Ceux qui sont à notre droite, je l’ai dit, peuvent s’inspirer de Sáenz Peña et de Pellegrini ; les progressistes-démocrates, de Lisandro de la Torre ou Luciano Molina ; les socialistes, de Juan B Justo ou d’Alfredo Palacios ; les péronistes, de Perón ou d’Evita, mais ensemble avec les Argentins pour faire valoir nos droits dans le monde. Nous ne pouvons plus laisser tomber notre peuple. Le dernier échec nous a conduit à cette période terrible de l’histoire argentine, à des frustrations qui semblaient définitives. Ils sont venus nous dire qu’ils allaient mettre fin à la spéculation et, jamais, celui qui spéculait le plus a gagné autant et celui qui voulait travailler sérieusement a perdu autant en Argentine. Ils sont venus nous dire qu’ils allaient mettre fin à l’inflation et il n’existe aucune série historique allant de 1810 à aujourd’hui dans laquelle nous avons connu une telle inflation. Ils sont venus nous dire qu’ils venaient pour apporter la paix et ils nous ont entraînés dans la guerre et dans une répression atroce et illégale. Nous ne pouvons plus décevoir le peuple argentin.

L’autre ennemi de son discours est l’armée ; et tout comme la démocratie constitue la quintessence du bien public, il associe l’armée au contrat rompu. Ce sont eux qui venaient avec un discours de reconstruction et n’ont respecté aucune de leurs propositions, et ont laissé le pays dans un état pire que celui qu’ils avaient reçu.

Les bonnes idées ne suffisent pas. Nous devons garantir au peuple argentin que nous n’échouerons pas. Et la seule façon de ne pas échouer est de parvenir à une démocratie avec du pouvoir en Argentine. Et le pouvoir de la démocratie est donné par le peuple. Et le peuple, uni, sans distinction entre péronistes et anti-péronistes, radicaux ou anti-radicaux, fera son devoir pour défendre les droits de tous. Notre proposition est de renforcer la justice sociale. Rien ne peut être construit dans le pays, et le développement de notre pays sera impossible, si nous ne répondons pas aux exigences de la justice sociale. Et tout d’abord, nous devons mettre fin à la faim en Argentine. En Argentine, les gens ont faim, non pas par manque de nourriture comme dans d’autres pays, mais parce qu’il y a un excès d’immoralité, parce que nous avons soumis le père de famille à l’humiliation la plus grave que l’on puisse faire subir à un homme. Nous travaillons 30 jours par mois et nous ne gagnons pas assez pour mettre de la nourriture sur la table 30 jours par mois. Cela ne peut plus arriver. C’est fini.

C’est l’Argentine honnête et morale qui vient. Vous pouvez en être sûrs : nous allons redémarrer, Argentins. Je vous demande à tous que personne ne baisse les bras, que personne ne diminue d’un pouce les objectifs qu’il a fixés pour son pays. Nous allons nous en sortir comme d’autres pays se sont sortis de crises plus graves. Nous allons redémarrer tant qu’ils ne nous donneront plus d’ordres. Je vous demande, en outre, que personne ne soit ébloui par les gloires du passé. Je vous assure, amis de Buenos Aires, que si nous faisons notre devoir, nos petits-enfants nous honoreront comme nous honorons les hommes qui ont fait l’organisation nationale. Dans cette marche, donc, pour renforcer les libertés de tous, il n’y aura pas de distinctions politiques. Il n’y aura pas de radicaux et d’anti-radicaux, de péronistes et d’anti-péronistes. Pour préserver la société argentine de toute folle aventure de coup d’État, il n’y aura pas de radicaux et d’anti-radicaux, de péronistes et d’anti-péronistes. Nous allons tous nous battre pour l’avenir de l’Argentine. Pour nous défendre de l’impérialisme qui a aujourd’hui la mainmise, il n’y aura pas non plus de distinctions politiques. Nous allons redémarrer. Ce que nous avons vécu jusqu’à présent va nous sembler un cauchemar. Et ce sera l’effort de tous, absolument tous, des jeunes, de la génération intermédiaire et des hommes et femmes plus matures du troisième âge ; hommes et femmes ; des femmes argentines qui subissent encore les conséquences de cette société archaïque et machiste, qui n’ont même pas la possibilité de partager la garde de leurs enfants.

L’idée de vitalité traverse tout le discours. Et il a son moment de culmination à la fin, car il produit deux grandes nouveautés pour l’Argentine. La première est la revendication de nombreux héros nationaux, de nombreuses personnalités publiques, de manière plurielle. En les nommant, il signale que l’Argentine se redresse et se dirige vers la reconquête de la démocratie avec ses bonnes valeurs. Et il nomme des figures du socialisme, du progressisme, du péronisme, du libéralisme historique, etc. C’était un événement inhabituel pour la tradition politique argentine.

Ce sera l’effort de tous, absolument de tous les Argentins. Et partout où je l’ai dit, et permettez-moi de le répéter aujourd’hui, parce que c’est comme une prière laïque et patriotique : si quelqu’un, distrait sur le côté de la route, lorsqu’il nous voit marcher, nous demande : comment ensemble ? Où marchent-ils ? Pourquoi se battent-ils ? Nous devons y répondre par les mots du préambule.

Enfin, c’est la mobilisation du préambule de la Constitution nationale, que le peuple l’accompagnait en le récitant de mémoire, qui constitue une nouveauté. Très mobilisateur, ce préambule, exprimé avec sa voix si claire et si puissante, s’est érigé, comme Alfonsín l’a dit, en une « vraie prière laïque  » qui a tant ému la foule. 

Le geste pacifique qu’Alfonsin a mené, qui a permis l’existence d’un climat convivial sans précédent, une ouverture culturelle très importante, une modernisation sociale aussi nécessaire que retardée jusqu’alors, n’a rien à voir avec le climat politique de l’Argentine d’aujourd’hui. Les responsabilités sont probablement nombreuses, l’érosion de 37 ans de démocratie avec de très faibles résultats économiques est la toile de fond d’un pays tendu. Toutefois, il faut signaler que la force du message d’Alfonsin n’était pas due à son extraordinaire capacité oratoire, mais au courage d’aligner son élan politique sur sa pratique politique. Alfonsin était un homme aux manières austères, d’un dévouement existentiel à la cause démocratique, d’une parole d’un grand sens historique, conscient de son temps et de son rôle. Évoquer sa figure, comme le fait à plusieurs reprises le président Alberto Fernandez, est une banalité, si cela ne correspond pas à une façon de concevoir la politique, dans laquelle le dialogue, la tolérance et le pluralisme ne sont pas négociables et constituent la gestion quotidienne des affaires de l’État.

Que nous marchons, que nous luttons pour constituer l’union nationale, pour renforcer la justice, pour consolider la paix intérieure, pour assurer la défense commune, pour promouvoir le bien-être général et pour garantir les bienfaits de la liberté pour nous, pour notre postérité et pour tous les hommes du monde qui souhaitent habiter le sol argentin.

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