Le virus et la machine
Au XIVème siècle, la peste noire n’a pas seulement frappé l’Europe chrétienne, mais elle a également atteint l’Afrique : là, l’épidémie a croisé la trajectoire d’un des philosophes les plus importants de la tradition arabe, Ibn Khaldūn. La maladie a tué son père et sa mère, ses maîtres, plusieurs de ses amis, en contribuant aussi à la chute de la dynastie mérinide qui régnait sur le Maghreb et l’Andalousie. C’est dans ce contexte qu’Ibn Khaldūn a développé une théorie complexe de la civilisation qui lui a valu sa réputation de « père de la sociologie » 1 – ou du moins d’aïeul. Dans sa vision, la peste n’était que l’un des nombreux maillons d’une longue chaîne de facteurs permettant d’expliquer le déclin : « elle a touché les dynasties au moment de la sénilité, quand elles avaient déjà rejoint la limite de leur durée de vie » 2.
Si cette conclusion peut sembler fataliste, l’explication technique est moins abstraite : selon Ibn Khaldūn, la peste se propageait en raison de la trop grande densité des villes. Cela correspond plus ou moins à ce que nous savons aujourd’hui : la poussée démographique rapide et la croissance urbaine sont des facteurs de risque épidémique. Les Arabes du Moyen-Âge n’étaient pas complètement ignorants dans le domaine de la santé. C’est à Ibn al-Khatib 3, un chercheur andalou proche de Ibn Khaldūn, que l’on doit le premier traité sur la peste.
Six siècles plus tard, au cœur de la crise de la COVID-19, treize médecins de l’hôpital Papa Giovanni XXIII de Bergame ont formulé un paradoxe similaire dans une dramatique lettre ouverte au New England Journal of Medecine Catalyst Innovations in Care Delivery, : « Plus la société est médicalisée et centralisée, plus le virus se diffuse » 4. Une phrase qui pourrait aussi être sortie de l’essai bien connu d’Ivan Illich, Némésis médicale, qui s’en prend au système de santé moderne, jugé coupable par l’auteur de créer des besoins médicaux artificiels et des effets collatéraux incontrôlables : des effets dits « iatrogènes », c’est à dire causés par l’acte médical même (comme les effets d’une erreur chirurgicale ou d’un mauvais traitement médicamenteux). Selon Illich, toute notre société a des tendances iatrogènes : elle provoque en effet des dommages collatéraux, alors même qu’elle est constamment sous tension pour essayer de résoudre des problèmes à travers la technologie 5.
Mais nul besoin d’être philosophe pour s’inquiéter de ce paradoxe. D’après la virologue Ilaria Capua, l’apparition d’une souche virale comme celle du coronavirus aurait eu des conséquences moindres dans un contexte historique différent : il serait né et mort dans un village au Nord du lac Dongting, ou bien il aurait mis des dizaines d’années à se diffuser, en laissant à l’humanité le temps nécessaire pour s’immuniser 6. Le même concept a été avancé dans Spillover, l’essai de l’écrivain américain David Quammen qui montre que la multiplication du risque épidémique dans notre époque est « le reflet de deux crises planétaires convergentes : l’une écologique et l’autre sanitaire » 7. Le monde du XXème siècle est constitué d’un dense maillage de liaisons aériennes qui, telles de grandes seringues, transportent en peu de temps des agents pathogènes d’un bout à l’autre du globe. Le cycle de transmission et d’évolution des virus subit dès lors une accélération, et se voit technologiquement « augmenté » à travers une symbiose avec les réseaux de transport aérien.
Les spécialistes ont sous-estimé la capacité du système technologique à pouvoir fonctionner comme un facteur de transmission et un amplificateur du risque. Cette caractéristique avait beau être déjà connue des chercheurs, ceux-ci ont négligé le fait qu’elle était aussi propre au système de santé. On a dénombré de très nombreux cas de décès parmi les personnels soignants, contraints à travailler dans des conditions inadaptées, stressantes et dangereuses. Mais quelques semaines seulement après la découverte du premier cas de coronavirus présumé en Lombardie, on a pu mettre en évidence à la fois le rôle joué par les hôpitaux comme vecteurs du virus, et le nombre extrêmement élevé des décès dans les EHPAD, où les personnes âgées avaient été délibérément rassemblées 8. Le problème était alors celui de l’incapacité d’une bureaucratie complexe à adapter rapidement ses protocoles. Ce n’est pas un hasard si les médecins de Bergame ont dénoncé le paradoxe d’une crise rendue possible non pas malgré un système sanitaire d’excellence, mais précisément à cause de ses caractéristiques intrinsèques :
Les hôpitaux ont pu devenir les principaux vecteurs de transmission de la COVID-19 parce qu’ils se sont très vite remplis de malades infectieux qui ont contaminé les patients non infectés. Le système régional de santé a contribué à la propagation de la contagion, les ambulances et le personnel de santé étant à leur tour devenus porteurs.
De nos jours, comme au temps d’Ibn Khaldūn, un simple micro-organisme ne serait jamais parvenu à faire ce qu’il a fait sans exploiter les infrastructures mises à disposition par le système de santé. En 1349, il s’agissait d’un réseau de villes et de voies commerciales ; en 2020, c’est un système sophistiqué composé de coûteuses machines, d’individus instruits et de procédures rigoureuses. Celui-ci s’est non seulement révélé impuissant, mais aussi souvent- comme aurait dit Illich-, contre productif. En effet, l’épidémie n’aurait pas pu se déchaîner sans le concours d’une série d’instruments technologiques. Parmi ses moyens de diffusion au sens large on trouve également les médias : la panique à partir de la fin février a pu précipiter une ruée désordonnée vers les hôpitaux et donc la hausse des contaminations.
Dans ce sens, le coronavirus n’a pas simplement « rendu malade » le système, mais il s’est rendu responsable de son « hacking ». Il a exploité ses infrastructures et ses ressources, il l’a utilisé comme un exosquelette pour réaliser son unique vocation : sa reproduction. L’analogie la plus évocatrice nous conduirait à le rapprocher de certains parasites (champignons ou insectes), capables de prendre le contrôle de fourmis, de coccinelles, ou de scarabées. Un phénomène semblable semble s’être produit avec le coronavirus, qui a agi sur le système social comme un virus informatique, le retournant contre lui-même. Véritable « maladie de la civilisation », il a frappé ses points les plus fragiles avec une habileté presque chirurgicale, en trouvant le meilleur moyen pour se diffuser et provoquer une récession globale, entraînant faillites en chaîne, chômage de masse, et conséquences politiques imprévisibles.
Même si la crise du coronavirus a en partie l’aspect d’une catastrophe iatrogène, faire un procès expéditif au système de santé serait comme jeter le bébé avec l’eau du bain… contaminé. Bien sûr, nous ne soignerons pas les nouvelles maladies à coups d’infusions d’Aloé vera et d’acupuncture, mais bien avec la science. Il ne fait aucun doute que le système de santé sauve bien plus de personnes qu’il n’en tue : les mêmes victimes d’une éventuelle contamination nosocomiale étaient en grande partie des patients maintenus en vie par le système de santé grâce à des instruments chirurgicaux et pharmacologiques. Et c’est justement là que réside le problème. Le système technologique produit des individus dépendants de la technologie et des experts. Des cyborgs, créatures mi-hommes mi- machines, tous reliés par des câbles à la même méga-machine qui garantit l’approvisionnement en ressources, la sécurité et en certains cas la survie physique. Cette machine, composée d’individus compétents, de méthodes, de procédures, ne peut se permettre aucune « baisse de régime » sans mettre en péril les millions de personnes qui vivent en symbiose avec elle, que celles-ci se trouvent dans les hôpitaux au sens strict ou dans les centres urbains au sens large.
Ce qui vient d’être dit révèle une chose : nous dépendons tous indirectement du mode de production à l’origine de la richesse nécessaire au financement de la technostructure qui nous maintient en vie, de l’eau potable aux respirateurs artificiels. Il n’y a pas de choix entre les exigences de la survie et celles de la production, car la subsistance biologique dans nos sociétés est désormais en grande partie médiatisée par le système technologique 9.
De son expérience de la peste, Ibn Khaldūn avait tiré une conclusion plus large : le développement de la civilisation renferme en soi la cause même de son effondrement. La société arabe médiévale était d’une complexité considérable, mais elle n’était rien comparée à la grande machine érigée par les souverains européens à l’aube de la modernité pour garantir le premier et les plus essentiel des besoins humains : la sécurité. De nos jours, la société de la sécurité est une « société du risque », comme elle a été définie par le philosophe allemand Ulrich Beck : une société qui, dans la lutte contre les dangers naturels qui la menacent, continue à produire de nouveaux risques avec sa propre existence 10. Cette société ne peut pas se permettre de s’arrêter, sinon elle ne pourrait pas agir sur les problèmes qu’elle a créés antérieurement : elle est donc contrainte à une accélération afin d’apprendre à résoudre par de nouvelles solutions chaque nouveau problème, dans un enchaînement qui serait infini s’il ne présentait pas, de toute évidence, des frontières financières et écologiques.
Même dans le cas du Covid-19, le système technologique, après avoir contribué à produire un problème, nous a proposé ses remèdes. Cette fois-ci, ils ont toutefois été beaucoup plus drastiques que par le passé : confinement forcé de la population, présence en masse de l’armée dans les rues et mesures de contrôle des déplacements omniprésentes. On a dit qu’il n’y avait pas d’alternatives à ces remèdes, ne serait-ce que pour garantir la mise à l’abri des établissements de santé. Pas une grande nouveauté, au fond : l’absence réelle d’alternative constitue la logique du système technologique. Dès le moment où il est historiquement créé, celui-ci se présente comme étant irréversible. En produisant toujours de nouveaux risques, le système continue à reproduire la nécessité d’une classe dirigeante compétente qui nous mette à l’abri de ces risques. Pour citer à nouveau Illich, c’est en imposant son « monopole radical », que le système a remis à zéro le spectre des possibilités.
La nature a créé le virus, mais c’est ce système technologique qui l’a transformé en épidémie. Ainsi elle nous a donc imposé son chantage extrême : sacrifier la vie ou accélérer vers la dystopie.
Effet domino
Il y a une scène bien connue dans le film Merlin l’Enchanteur. Ici Merlin, pour vaincre Madame Mim, se transforme en microbe et la rend malade. L’ironie de la scène tient au fait que jusqu’à ce moment-là, les deux adversaires n’ont cessé de se transformer en animaux toujours plus grands ; mais quand Merlin semble sur le point de succomber de la main d’un dragon gigantesque, il change tout à coup de stratégie : il comprend que la plus grande menace provient du monde de l’infiniment petit. Madame Mim, malgré ses puissantes armes magiques, est impuissante face à une maladie qui la contamine depuis l’intérieur.
L’allégorie est bien trop évidente si l’on observe la manière dont le microscopique SARS-CoV-2 a paralysé la méga-machine capitaliste en réduisant les déplacements, en faisant chuter la consommation et en mettant en crise la production. David a mis Goliath à genoux, pour ne citer qu’un mythe encore plus ancien qui, d’après Arnold Toynbee, permet de décrire la logique immanente des cycles historiques. Le champion des philistins était un imposant colosse recouvert d’une armure – un « homme augmenté », ce qui se rapproche le plus d’un cyborg au XIème siècle avant notre ère. Mais une seule manœuvre disruptive comme un lancer de pierre au visage a suffi à le mettre KO. Comme le montre Toynbee, Goliath commet une erreur fatale : il s’attend à trouver un adversaire aussi bien équipé que lui, selon sa conception a priori du duel. Le géant a gagné tellement de batailles avec sa lance qu’il se croit invincible. Il s’agit d’une erreur récurrente, souvent commise dans le passé par les grandes civilisations avant de s’effondrer 11.
La complexité d’un système l’expose à une plus grande fragilité, parce que chaque élément dépend de tous les autres, de manière presque imprévisible. Le mathématicien James P. Crutchfield, dans une réflexion sur les conséquences de la crise financière de 2008, avait parlé à ce sujet de « fragilités invisibles », qui émergent dans des contextes comme l’économie mondiale, le transport aéronautique, le changement climatique et la diffusion des pandémies 12. Chaque couche de complexité ajoute un degré potentiel de vulnérabilité, et toute erreur minuscule (technique ou humaine) risque d’être amplifiée par l’interaction avec la totalité du système. Par exemple, dans le cas de la crise des subprimes, les modèles de calcul du risque s’étaient révélés particulièrement sensibles à certains changements dans l’économie réelle qui n’étaient pas conformes aux attentes. En effet, chaque système peut être considéré comme un sous-système qui appartient à un macrosystème plus grand, celui de la société dans son ensemble, dont la complexité et l’imprévisibilité sont proportionnelles au nombre de ses sous-systèmes. Selon Crutchfield, nous vivons dans un « véritable cirque de défaillances systémiques – des faillites dans le fonctionnement, dans la planification et dans la compréhension ».
Les déclins peuvent durer pendant des décennies ou même des siècles, ils peuvent subir des accélérations ou de légers effets de rebond, il est donc difficile de faire des prévisions précises quant à son évolution. Quand nous songeons à l’effondrement d’un système, nous tendons souvent à nous le représenter selon un modèle soudain ou bien linéaire. Soudain : comme si l’effondrement simultané de tous les sous-systèmes devait se produire, depuis le tissu économique jusqu’au tissu institutionnel, en ignorant cela dit que chaque système a ses propres seuils de résistance spécifiques. Linéaire : comme s’il s’agissait d’un processus continu, alors qu’il est discret, car chaque choc est absorbé jusqu’à ce qu’il atteigne un certain seuil critique. Mais en réalité, il arrive que pendant un grand laps de temps les situations critiques tendent à s’accumuler, jusqu’à l’arrivée d’un élément déclencheur qui sature un des sous-systèmes et de là touche progressivement tous les autres. En somme, l’effondrement n’est pas soudain comme celui d’une montagne, il n’est pas non plus linéaire comme la tectonique des plaques, mais plutôt discontinu comme un essaim sismique 13.
L’endiguement drastique de l’épidémie est tout de suite apparu comme une mesure inévitable. Mais quel est le nombre de mesures inévitables que nous devrions adopter pour éviter tous les risques qui menacent notre société ? La liste est longue. De fait, les retards pris pour répondre au Covid-19 sont compréhensibles dans le contexte d’un système qui est soumis sans arrêt à des feedback catastrophiques : à force de devoir prendre des décisions sur la base de rapports et d’avis conçus sous l’enseigne du principe de précaution, et après le très coûteux épisode de la « fausse alerte » de la grippe aviaire de 2009 14, les décideurs ont pris l’habitude de douter de l’avis des experts. En d’autres termes, le système est devenu insensible aux avertissements en raison d’un excès de bruit – ce qui confirme en réalité le phénomène appelé Cry Wolf Effect, d’après la fable du garçon qui criait au loup.
Si l’on tend l’oreille aux revendications des experts dont notre existence dépend à tous les niveaux, la quantité de ressources nécessaires pour opérer dans les meilleures conditions n’est jamais suffisante, parce que le système cohabite naturellement au milieu d’innombrables dangers potentiels et passe son temps à lancer des alertes qui se perdent dans le bruit de fond 15. Les conditions de vie dans les sociétés industrielles, sur une planète interconnectée, mènent à une exploration de risques, qu’ils soient sociaux, sanitaires, ou climatiques, et qui demandent de l’attention. Jusqu’à présent, les institutions ont su y faire face, en étant néanmoins soumises à un stress croissant. Elles ont résisté, en nous donnant l’illusion qu’elles le pourraient éternellement. Jusqu’à l’arrivée du « cygne noir », l’évènement imprévu.
En principe, chaque sous-système a la possibilité d’évacuer les tensions que subit un autre sous-système : en d’autres termes, on peut résoudre un problème en le déplaçant ailleurs, jusqu’à ce qu’il existe un sous-système capable de l’absorber 16. Au cours des décennies, beaucoup de problèmes ont généralement été neutralisés en les déplaçant dans la sphère économique, en s’endettant davantage sur le marché de la dette. Mais très vite, on a vu que la saturation de ce sous-système a engendré des conséquences toujours plus difficiles à gérer.
Cela faisait trop longtemps que les dominos étaient alignés, les uns après les autres. Dans une situation susceptible de s’effondrer, c’est un événement imprévu qui a déclenché la réaction en chaîne 17. Comme chaque sous-système a son domaine spécifique de compétence, il était difficile de faire des prévisions. En effet, chaque sphère de compétence prise individuellement tend à ignorer les effets que toute action prise à l’intérieur de son périmètre produit sur les autres sous-systèmes. Peut-être les historiens du futur se demanderont-ils si notre modèle de développement est entré en crise à cause du coronavirus ou avec le coronavirus : il était certainement assez âgé et avait des antécédents de maladie.
Risque, précaution et paranoïa
Qu’une terrible pandémie frapperait le monde au début du nouveau millénaire – en 2025 pour être exact –, cela avait déjà été annoncé dans un récit de science-fiction publié en 1960 dans le magazine Beyond the Sky. L’auteur est l’un des plus importants auteurs italiens de science-fiction : Lino Aldani. La lune aux vingt bras mérite d’être relue aujourd’hui : c’est l’histoire d’une expédition intersidérale à la recherche du seul remède contre la maladie, une plante appelée xemédrine, qui ne pousse que sur la sixième lune de Saturne 18. Après avoir atterri sur l’étoile et s’être procuré le remède, le capitaine Langersson découvre qu’en raison d’une panne, il est indispensable d’alléger le navire pour pouvoir repartir. Après avoir jeté tout le superflu et même un peu du nécessaire, il reste encore 64 kilos, mais il n’est pas question de sacrifier un homme. La seule solution trouvée par le commandant pour sauver la mission (et donc l’équipage) est de faire amputer le bras gauche de tous les hommes de l’équipage. Au début, le médecin du navire accuse Langersson d’être un fou, mais il est d’abord convaincu qu’il n’y a pas d’autre solution à ce dilemme moral : la survie de la race humaine est en jeu. Des dilemmes moraux similaires- à quelle chose essentielle faut-il renoncer pourvu de nous sauver de la maladie, quelle est la partie du corps social à amputer ?- caractérisent aussi notre temps présent.
Face aux conséquences historiques des mesures restrictives nécessaires à la lutte contre la propagation du virus, l’hésitation des gouvernements occidentaux début 2020 était non seulement compréhensible, mais inévitable. Avant de se couper un bras, on y réfléchit à deux fois. Nous avions pris la parole à ce sujet dès février sur les pages du Grand Continent, en pesant les raisons de la précaution et de la prise de risque. Entre mars et avril 2020, tous sont arrivés à la même conclusion inévitable : adopter des politiques « drastiques » d’endiguement – même s’il y avait une grande incertitude sur les taux réels de contagion et de létalité – était nécessaire pour ne pas avoir à affronter une épidémie plus importante.
Selon le mathématicien Nassim Nicholas Taleb, nous aurions dû réagir dès la fin février, lorsque l’incertitude était encore plus grande. Interviewé par « Le Point » il a fait valoir qu’il fallait « être paranoïaques » dès le début et même si nous naviguions à vue, car la paranoïa est une forme de rationalité spontanée 19. Son argument – déjà formulé de diverses manières dans ses livres – est qu’un paranoïaque peut commettre mille erreurs, mais qu’il sera récompensé la seule fois où la paranoïa lui aura sauvé la vie. Cette logique est proche de celle du principe de précaution, qui est entré dans la culture juridique européenne entre les années 1990 et le début des années 2000 : les États doivent agir de manière préventive pour éviter tout risque pour la santé et l’environnement, même en l’absence de certitude scientifique. Bien qu’il semble relever du bon sens, le principe de précaution cache une grande ambiguïté, soulevée par différents auteurs 20. Prenons le cas du coronavirus : s’il fallait éviter toute mesure pouvant avoir des effets néfastes, il aurait été tout aussi prudent de ne pas prendre toutes ces décisions sans précédent qui ont servi à la contrecarrer. Par exemple, nous n’avions aucune idée de ce que le confinement forcé d’adultes et d’enfants produirait sur la santé, et nous n’avions pas connaissance des effets systémiques qu’entraînerait l’interruption d’activités de production « non essentielles ». En bref, nous avons assumé des risques potentiellement catastrophiques vis-à-vis desquels nous aurions pu être paranoïaques, mais nous avons fait le choix de ne pas l’être. Nous avons légitimement écouté certains experts et nous en avons ignoré d’autres. Et au moment des réouvertures après la première vague, nous avons décidé d’ignorer les mêmes précautions qui s’appliquaient trois mois plus tôt 21.
Le problème, en amont, est que notre société produit trop de risques : non seulement nous ne pouvons pas tous les prévoir, mais toute action ou absence d’action en produit de nouveaux. Pensez à la façon dont le principe de précaution a été invoqué par le président George W. Bush pour justifier la « guerre préventive » contre l’Irak en 2003, provoquant les graves conséquences géopolitiques et humaines que l’on connaît 22. Plus généralement, le système technico-administratif ne fait que prévenir les risques : chaque loi votée par le Parlement sert à réduire les conduites à risque, et une partie du système médical se consacre à l’identification de besoins sanitaires pour contrer à l’avance de potentielles pathologies physiques et mentales. Le principe de précaution est la logique même de la société du risque, qui a fait de l’administration de la catastrophe le champ d’action spécifique de ses experts.
Mais le risque, on le sait désormais, ne peut pas être anéanti mais seulement déplacé ailleurs, traduit, transformé. Le risque diffère du danger, ou plutôt, le risque est la forme que prend un danger quand il est transféré dans la sphère de compétence d’une administration 23. La nature est pleine de dangers, mais c’est la technique moderne qui tend à les représenter comme des risques, en quantifiant par exemple leur probabilité et en leur attribuant un coût.
Nous pouvons situer assez précisément l’origine de cette approche au début du Moyen-Âge, lorsque le néologisme resicum se répandit en Europe méditerranéenne à propos de certaines expéditions maritimes à l’issue incertaine 24, et lorsque l’on mit en place des instruments financiers pour protéger les armateurs et les commerçants, moyens plus connus aujourd’hui sous le nom de polices d’assurance 25. En bref, le concept de risque a accompagné la montée du capitalisme dès ses débuts : il a été pensé comme tel lorsqu’une classe de marchands s’est développée en engageant des capitaux toujours plus importants dans l’espoir d’un profit futur, tout en s’exposant à la possibilité de subir des pertes énormes. C’est précisément la conscience de vivre dans un monde peuplé de dangers, mais surtout de risques patrimoniaux, qui inquiétait la société marchande, et qui entraîna une demande croissante de sécurité, le développement de l’État entre le XVe et le XVe siècle venant y apporter une réponse. Le Léviathan de Thomas Hobbes datant de 1651 n’a fait que formaliser cette logique, en plaçant la sécurité au cœur de tout le projet politique moderne : les êtres humains s’associent les uns aux autres pour neutraliser la peur mutuelle. Ce projet, marqué par la paranoïa depuis ses débuts, a toujours identifié de nouveaux risques à prévenir, en alimentant ainsi la dynamique de sa propre expansion.
Depuis l’époque du Léviathan, l’État s’est rendu nécessaire parce qu’il a identifié dans chaque recoin de la vie sociale des risques potentiels pouvant faire l’objet d’un encadrement par une administration : au départ il s’agissait du risque de mort qui menaçait l’homme à l’état de nature, puis des risques toujours plus spécifiques liés à la propriété, aux transactions commerciales, aux rapports personnels, au bien-être. Face à la COVID-19, les gouvernements se sont retrouvés face à un dilemme : freiner la diffusion du virus ou bien subir les lourdes pertes humaines qu’il annonçait. Cependant, cette dernière option aurait été en contradiction avec les principes fondamentaux sur lesquels repose le pacte social, à savoir la garantie de sécurité que Hobbes avait placée à la base de l’État 26.
Si l’État incarne la dimension de la prévention, le Marché incarne pour sa part celle de la compensation. Contre le danger, on peut certes essayer de se protéger, en évitant ainsi les dégâts. Mais si on raisonne plutôt en termes de risques, ces dommages peuvent être transférés d’un sous-système à un autre, et donc venir les compenser. De ce point de vue, le risque est un langage universel, une monnaie qui permet d’estimer, de comparer, de peser, d’attribuer une certaine valeur marchande à différentes formes de danger. En s’assurant contre le risque, l’armateur génois qui aurait perdu son navire avec sa cargaison de toile, de papier, d’huile et de noisettes dans une expédition auprès du Sultanat mamelouk d’Égypte aurait été indemnisé pour la somme investie. Même sans éliminer l’incertitude matérielle de l’entreprise commerciale, il était encore possible (en payant le juste prix) d’anéantir une source d’incertitude financière. Grâce au modèle de risque, la possibilité d’un naufrage pouvait être transférée de la sphère de la navigation à celle de l’économie. De fait, la logique du risque fait glisser tous les dangers potentiels dans la sphère économique, et c’est sous cette forme quantifiée que le politique ambitionne de tous les gérer, en les contrecarrant ou en les rachetant. Sauf que ces dangers potentiels sont infinis.
En adoptant le plus de précautions possibles, ils augmentent les probabilités de pouvoir dire, a posteriori, qu’ils avaient raison : nombreux sont ceux qui aujourd’hui se vantent d’« avoir prévu » telle catastrophe ou telle autre, y compris celle du Covid-19. Mais c’est cela qui nous rend vulnérables : en multipliant de façon hypertrophique ses indicateurs de risque, le système confond chaque alerte avec un bruit indistinct que les décideurs ont pris l’habitude d’ignorer. C’est pourquoi, la stratégie « paranoïaque » – défendue par Taleb – n’est pas durable et ne fournit aucune règle de comportement satisfaisante. « Se tromper mille fois », c’est payer mille fois le coût de la précaution, en englobant chaque risque sanitaire dans un risque économique plus important. Les coûts sont aussi des facteurs de risques, car ils fragilisent notre capacité à utiliser nos ressources pour parer d’autres risques : c’est précisément parce que nous avons déjà cédé à la panique à 999 reprises, que nous avons essayé de contrôler les risques auxquels nous étions confrontés, -des attaques terroristes aux tentatives de cambriolage, en passant par la reconnaissance de de la mélancolie en tant que maladie, que nous ne disposons plus aujourd’hui des ressources pour affronter le cygne noir.
Voici le paradoxe fondamental qui est suspendu au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès : s’il est vrai qu’il y a des risques mortels que nous ne pouvons pas nous permettre de prendre, il y a aussi un risque à vouloir se protéger de tous les risques. À force de vouloir gérer « de manière compétente » toute incertitude et d’en faire payer le prix à la collectivité, les économies occidentales s’effondrent sous le poids des dangers potentiels dont elles sont entourées. Et si celles-ci se sont « découvertes » face au risque épidémique, c’est aussi parce qu’elles ont auparavant préféré se protéger d’une multitude d’autres micro-risques plus fréquents.
Chez Hobbes, la modernité politique naissait sous le signe de la peur : mais il y a un seuil au-delà duquel la peur n’est plus compatible avec la vie. Tous les efforts déployés en faveur d’une plus grande sécurité sont également un pas vers la banqueroute du système qui en cas d’effondrement ramènerait d’un seul coup tous les risques à la surface. Au rythme où de nouvelles menaces sanitaires, sociales, climatiques, criminelles et militaires continuent d’apparaître, combien de temps pourrons-nous encore tenir ? Nous pouvons certes toujours apporter une solution au cas par cas, mais chaque solution a un coût. Et de fait, nous ne pourrons transférer nos problèmes d’un sous-système à l’autre qu’à condition qu’il existe un sous-système capable de les absorber, du système de santé au système économique en passant par l’écosystème mondial.
Le progrès et la science font émerger toujours plus de risques, qui se trouvent au-delà de notre capacité à les gérer. Ils en produisent parfois de nouveaux, comme des effets secondaires, allant de la dépression à la pollution et jusqu’aux épidémies. Pris entre le marteau et l’enclume, nous sommes contraints de dépenser de plus en plus de ressources pour nous protéger, alors que nous commençons à soupçonner que le système, en raison de sa tendance à dépasser ses limites, n’est pas viable à long terme. Ainsi, chaque fois que nous utilisons des ressources pour endiguer une catastrophe potentielle, nous ne faisons que reporter la certitude d’une catastrophe plus importante.
Sources
- Cf. M. Soyer et P. Gilbert, Debating the Origins of Sociology. Ibn Khaldūn as a Founding Father of Sociology, in « International Journal of Sociological Research », vol. 5, n. 1-2, 2012, pp. 13-30.
- Ibn Khaldūn, Autobiographie, in Le Livre des Exemples, Gallimard, Paris 2002, vol. I, p. 64.
- S. Senan e R. Othman, Ibn al-Khatib and his theory of contagion, in Contributions of Muslim Scientists to Medicine and Related Sciences, IIUM Press, Kuala Lumpur 2011, pp. 64-66.
- M. Nacoti et al., At the epicenter of the Covid-19 pandemic and humanitarian crises in Italy. Changing perspectives on preparation and mitigation, in « NEJM Catalyst Innovations in Care Delivery », vol. 1, n. 2, 2020.
- I.Illich, Némésis médicale, L’expropriation de la santé, Seuil, 1981
- Entretien avec l’auteur cfr. R. A. Ventura, Face à la catastrophe en Lombardie. Une conversation avec la virologue Ilaria Capua, in « Le Grand Continent », 19 mars 2020.
- D.Quammen, Spillover- Animal Infections and the Next Human Pandemic, Norton, 2012
- Cfr. Gli ospedali. Troppi focolai nelle corsie, nuove regole per impedirli in « la Repubblica », 24 mars 2020
- Des philosophes comme Giorgio Agamben ont tenté d’analyser les paradoxes liés à la gestion de l’épidémie, mais ils se sont retrouvés pris en tenailles suite à des déclarations qui n’ont fait que davantage polariser l’opposition entre les partisans pro-science et leurs détracteurs (Cf les posts publiés par le philosophe entre février et mai 2020 sur son blog, rassemblés dans le livre A che punto siamo ? L’epidemia come politica, Quodlibet, Macerata 2020). Il ne s’agit pas pour nous de faire le procès de la civilisation moderne ou de fantasmer sur d’improbables scenarii alternatifs : ces contradictions nous accompagnent pour le meilleur et pour le pire. A propos du tremblement de terre de Lisbonne de 1755, Jean-Jacques Rousseau faisait remarquer qu’il n’y aurait pas eu autant de victimes si tous les habitants n’avaient pas tous vécus concentrés dans la même zone, dans des immeubles de six ou sept étages. Il s’agit à la fois d’une observation qu’il est difficile de réfuter, et d’un jugement qui se prête à l’ironie, en raison de son caractère tautologique : il est évident qu’un immeuble ne peut pas s’écrouler s’il n’a jamais été construit. Et il est d’autant plus évident que la solution proposée par Rousseau – si les habitants de cette grande ville avaient été répartis de manière plus uniforme dans des logements moins grands, le désastre aurait été moindre, et peut-être n’aurait-il jamais eu lieu – est incompatible avec les exigences de la vie moderne : vivre près de son lieu de travail, profiter des services offerts par la ville, sortir le soir avec des amis… Exactement comme tous ces hôpitaux où le virus s’est transmis et qui nous ont tant de fois sauvé la vie. Laissons donc de côté les procès faits à la civilisation, mais n’oublions pas que le monde où nous vivons se présente tel un inextricable enchevêtrement de problèmes et de solutions.
- Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. de l’allemand par L. Bernardi, Paris, Aubier, 2001, 521 p.
- Pour des exemples ultérieurs : cf le quatrième volume du Study of History : cfr. A. Toynbee, A Study of History. Abridgement of Volumes I-VI, Oxford University Press, Oxford 1947
- P. Crutchfield, The hidden fragility of complex systems, in G. Ascione, C. Massip e J. Perello, Cultures of Change. Social Atoms and Electronic Lives, ACTAR D Publishers, Barcelone 2009, pp. 98-111.
- En Italie, l’épidémie a agi, dans la meilleure hypothèse, comme un miroir révélateur d’une fragilité latente ; dans la pire des hypothèses, elle a donné le coup de grâce à un système qui avait l’illusion de pouvoir gérer la politique, l’économie, et la santé publique en se tenant constamment en équilibre sur le fil du rasoir- en fermant par exemple les yeux sur la détresse des services de soins intensifs tous les hivers. C’est donc une stratégie qui fonctionne (plus ou moins) en temps normal, mais qui ne permet pas de supporter un choc imprévu. Une stratégie qui jusqu’à présent a toujours fait de nécessité vertu dans un pays où, avec une croissance au point mort et une évasion fiscale élevée, il semblait impossible de financer des services publics à la hauteur de besoins toujours croissants. L’Italie constitue sans doute un cas particulier, mais sa crise coïncide avec l’épilogue dramatique d’une contradiction fondamentale de la modernisation : celle de l’écart qui se creuse entre la production toujours plus massive de risques et notre capacité à les gérer. Les témoignages des services de soins intensifs du Nord de l’Italie ont commencé à susciter des inquiétudes dès la deuxième semaine du mois de février 2020 : une offre saturée, des patients dans les couloirs, des gardes interminables, des médecins rappelés à la rescousse pendant leurs congés… Toutefois ces faits d’actualité ne constituaient pas une nouveauté, puisqu’en 2018 les journaux parlaient de « services de soins intensifs sous haute tension face à l’épidémie de grippe », ainsi que des difficultés rencontrées dans l’accueil des patients et des gardes supplémentaires auxquelles était contraint le personnel soignant.
- Cf le chapitre The Boy Who Cried Wolf and Other Post-Trust Stories, in M. Davis e D. Lohm, Pandemics, Publics, and Narrative, Oxford University Press, New York 2020, pp. 164-87.
- Les ressources ne font pas seulement défaut dans les services de soins intensifs, mais dans l’ensemble du système sanitaire, et ailleurs la situation n’est pas meilleure : pensez aux fréquentes manifestations de mécontentement concernant les difficultés financières de l’Education nationale, des universités, du système pénitentiaire, de la justice, des infrastructures publiques, voire des forces armées. Après la COVID-19, tous semblent d’accord pour dire que les hôpitaux devraient être prioritaires, mais il n’y a pas de catégorie qui ces dernières années n’ait tiré la couverture à soi, en ayant recours à une rhétorique propre aux situations d’urgence, celle du « système à bout de souffle ». De fait, ces secteurs n’obtiennent pas de financement à la hauteur de leurs besoins, parce qu’ils sont contraints de consommer toujours plus de ressources pour répondre à toujours plus de demandes.
- Par exemple, la faible productivité de l’économie italienne a été compensée par la réduction du coût du travail, elle-même amortie par l’épargne des ménages. Le progrès de la souveraineté nationale s’est quant à lui effiloché au bénéfice d’une multitude de micro-pouvoirs- celui des régions, des partis, des ministères, des forces économiques, des partenaires sociaux etc. Cette dépossession a culminé dans la gestion chaotique de la crise épidémique. Même ici, rien ne pouvait fonctionner indéfiniment : l’incapacité du gouvernement central à prendre des décisions claires, à s’y tenir et à les imposer à tous les niveaux n’avait jamais semblé aussi dramatique.
- Ainsi, les effets du virus se sont répercutés de sous-système en sous-système, allant en Italie des dommages causés à des entreprises commerciales déjà en difficulté aux émeutes dans des prisons déjà surpeuplées. Nous avons ensuite été témoins des difficultés de la filière alimentaire, qui puise sa main d’œuvre dans le flux de travailleurs provenant d’Afrique, et de ses effets sur la complexité de l’architecture financière mondiale. Au même moment, la flexibilisation paroxystique de la main d’œuvre, qui pouvait tant bien que mal fonctionner dans une phase de croissance économique, a fait peser sur les free-lance et les indépendants le poids du ralentissement drastique de la production. Il s’agit seulement de quelques exemples de l’équilibre fragile chamboulé par le Covid-19.
- Cfr. L. Aldani, La Lune des vingt bras, dans Bonne nuit Sophia, Denoël, Paris 1965.
- Cfr. N. N. Taleb, Sans paranoïa, pas de survie !, in « Le Point », 20 février 2020
- Concernant ce débat, voir les points de vue les plus critiques : C. Sunstein, Laws of Fear : Beyond the Precautionary Principle, Cambridge University Press, Cambridge 2005, G. Bronner et E. Géhin, L’inquiétant principe de précaution, PUF, Paris 2014. Pour les avis favorables au principe de précaution, on peut signaler l’ouvrage de M. Callon, P. Lascoumes e Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Paris 2014 ; et pour une critique radicale par un disciple de I.Illich J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé.Quand l’impossible est certain, Seuil, Paris 2009.
- Pendant la crise de la COVID-19, les responsables politiques ont systématiquement justifié leurs décisions (ou leur absence de décision) en se dégageant de toute responsabilité et en se fondant sur les avis d’experts qui, sous la pression constante liée à l’urgence de la situation, ne pouvaient que formuler des conjectures approximatives basées sur des connaissances acquises au préalable préalable et des habitudes bien établies. Dans une situation incertaine, ils ont prescrit le plus haut niveau de précaution. Et cela s’est fait dans une incapacité à mesurer les conséquences que les précautions requises par le domaine de compétence de chacun pourraient avoir sur d’autres domaines, de la santé psychique à l’économie. La temporalité de la science a été dépassée par la vitesse de la contagion. Si dans une première phase certains experts ont donné l’impression de minimiser la gravité de la maladie, c’est que les premières informations en provenance de Chine étaient partielles, déconnectées, incohérentes, en raison aussi d’une opacité motivée par des raisons politiques : derrière la mythologie rassurante de la « communauté scientifique », cette crise a révélé les intérêts divergents, selon les influences politiques qu’elles subissent, des différentes institutions, à commencer par l’Organisation mondiale de la santé#. La méthode scientifique est un processus incessant qui demande de partir de données fiables, de les analyser selon une certaine méthode, de vérifier les hypothèses et de les réviser ensuite de manière indépendante – un processus qui nécessite du temps et des ressources. Le problème n’est pas la science en tant que telle, qui sur le papier fonctionne toujours avec ses méthodes, ses précautions et ses « anticorps », mais la science dans sa pratique concrète et dans sa relation avec la société. Si nous nous adressons aux experts de manière aussi déraisonnable, avec de nombreuses exigences, c’est parce que nous sommes devenus dépendants d’eux.
- A. Patterson e C. McLean, Misleading and dangerous. The use of the precautionary principle in foreign policy debates, in « Medicine, Conflict and Survival », vol. 26, n. 1, 2010, pp. 48-67.
- La distinction entre les notions de risque et de danger est un sujet largement traité par la sociologie du risque, avec des avis divergents selon les auteurs. L’approche que nous proposons ici est largement inspirée de la sociologie du risque de N. Luhmann.
- Cfr. S. Piron, L’apparition du resicum en Méditerranée occidentale, XIIe-XIIIe siècles, in E. Collas-Heddeland, M. Coudry, O. Kammerer, A. J. Lemaître e B. Martin, Pour une histoire culturelle du risque. Genèse, évolution, actualité du concept dans les sociétés occidentales, Éditions Histoire et Anthropologie, Strasbourg 2004, pp. 59-76.
- Cfr. N. Luhmann, Il rischio dell’assicurazione contro i pericoli, Armando Editore, Roma 2013.
- Ce concept est clairement exprimé par Giuseppe Conte lors de sa conférence de presse du 9 mars 2020 : « Je me vois forcé à intervenir avec encore plus de fermeté pour tous nous protéger, surtout les personnes les plus fragiles et les plus vulnérables. Nous vivons dans un système où nous garantissons la santé et l’accès aux soins pour tous : il s’agit d’un fondement, d’un pilier, et je dirais que c’est la caractéristique propre à notre civilisation. Nous ne pouvons donc pas nous permettre de baisser la garde sur ce point. »