La première chose qui vous marque chez Ursula von der Leyen, c’est une sorte d’absence – sentiment d’hypocrisie ou de manque d’authenticité chez cette politicienne immaculée ; un sentiment sur lequel il est difficile de mettre des mots. Énigmatique et opaque comme les façades vitrées du Berlaymont, le siège de la Commission européenne.
Il serait pourtant malavisé de se forger un avis définitif sur cette première impression, car on peut difficilement comprendre l’Europe sans comprendre Ursula von der Leyen. Née à Bruxelles, Eurocrate de deuxième génération, elle est l’incarnation de cette classe dont les décisions décideront si l’Union continue d’avancer à tâtons, prend le chemin des États-Unis d’Europe, ou celui de la désintégration. Sa politique est la pierre de Rosette qui permet de décoder le véritable fonctionnement du système Merkel. Sa vie est un témoignage humain du parcours européen de l’Allemagne et de son avenir. De Bruxelles, où elle est née, au Berlaymont en passant par Berlin, cette vie est un voyage de la supplication au pouvoir, de l’idéalisme à l’angoisse. De père en fille.
Les ministres allemands sont constamment en mouvement : réunions ministérielles à Bruxelles, week-ends en région dans les Länder, interminables réunions de cabinet avec une douzaine de partenaires. Ces créatures sont perpétuellement arrachées au sommeil par les avions, constamment épuisées. C’est en 2009, à Varsovie, que Jacek Rostowski, le ministre polonais des finances, s’est assis à côté de « cette belle petite femme » lors de la réunion interministérielle qui se tient chaque semestre entre l’Allemagne et la Pologne. Rostowski l’a regardée sans savoir qui elle était malgré « cet étrange sentiment de familiarité. » Elle se présenta : Ursula von der Leyen, ministre du travail et des affaires sociales. « Toujours rien. Ce nom ne me dit rien. » persistait Rostowski.
Conférences. Tables-rondes. Cercles d’influence. L’élite européenne ne reste jamais bien longtemps sans se voir. Environ six mois après cette première rencontre, c’est à Davos que le ministre polonais s’est retrouvé assis à côté de cette même ministre allemande. Ils se sont serrés la main, se sont dit combien il était agréable de se revoir. Rostowski a ensuite repris son avion pour Varsovie. « Trois jours plus tard, cela m’est venu comme une épiphanie. » Tout est remonté à la surface.
Earls Court, Londres, 1978. La capitale anglaise était encore la morne cité du film La Taupe, des petits meublés et des occasionnels bombardements. A cette époque, Rostowski, jeune conférencier et fils d’exilés polonais, vivait dans une maison que sa mère avait divisée en plusieurs appartements. Le dernier étage était loué à Erich Stromeyer, un banquier allemand récemment divorcé.
Un jour, il les informa d’une situation grave. La fille de son beau-frère, un homme politique important, était menacée de kidnapping et d’assassinat par la bande à Baader. Les Rostowski seraient-ils d’accord pour qu’elle emménage avec lui, pour étudier à la LSE, jusqu’à ce que la crise passe ?
Rose Ladson était son nom d’emprunt. « Elle avait les rondeurs de l’adolescence », se souvient Rostowski. « Elle avait beaucoup d’énergie à revendre, était très gentille et toujours de sortie. » Son vrai nom était Ursula Gertrud Albrecht, et les Rostowski ont vite remarqué qu’elle aimait sortir jusque tard le soir, ne rentrant jamais au Philbeach Gardens avant une heure du matin. « Quand elle rentrait de ses sorties nocturnes, elle ne prenait jamais la peine de fermer correctement la porte d’entrée. Je trouvais cela un peu désinvolte pour quelqu’un qui était soi-disant menacé de kidnapping et d’assassinat. »
À l’époque, la LSE n’était pas encore la fabrique à traders internationaux qu’elle est devenue plus tard. C’était l’école de Ralf Dahrendorf et des manifestations étudiantes. Les fantômes de Sidney et Beatrice Webb planaient encore au-dessus de Houghton Street. « Rose Ladson » ne l’aurait guère su, car elle ne fréquentait le campus que très rarement.
Obsédée par le mouvement punk dans un Londres où The Clash jouait à Hammersmith, elle passait plus de temps dans les pubs de Soho et les disquaires de Camden qu’à la bibliothèque de la LSE. Elle s’est forgée une réputation de fille qui « aimait faire la fête en discothèque ». Elle l’a dit elle-même : « J’ai beaucoup plus vécu que je n’ai étudié. »
Londres était tout ce que l’Allemagne provinciale n’était pas. « Londres », a-t-elle dit à Die Zeit, « était alors pour moi l’incarnation de la modernité : la liberté, la joie de vivre, une ville où tout était possible ». C’est cette même passion pour Londres que ressent une grande partie de l’élite européenne qui persiste, encore aujourd’hui, à vainement soutenir les militants du Remain. Huit anciens ministres des affaires européennes sont d’anciens élèves de la LSE ; Jacek Rostowski lui-même s’est présenté au Parlement européen sous la bannière de l’éphémère ovni politique Change UK. C’est à Londres, et non à Paris, qu’ils sont tous devenus « européens ».
« L’Europe est une histoire de générations », a déclaré Ursula von der Leyen devant le Parlement européen. Comme pour George W. Bush ou Justin Trudeau, il est difficile de cerner la présidente de la Commission sans comprendre qui est son père. Lui-même n’était pas qu’un homme mais aussi un nom. Cette légèreté particulière éprouvée par la jeune Ursula lorsqu’elle a pris le pseudonyme de « Rose Ladson » est aussi une conséquence du poids d’être un Albrecht. Les nobles accointances du dernier étage du Philbeach Gardens n’étaient pas le fruit du hasard. Douze générations d’éminents personnages – pasteurs, médecins réputés, conseillers d’État, grands commerçants – ont contemplé Ursula du haut de ce patronyme porté par les élites commerciales hanséatiques de Brême, du royaume de Hanovre et de l’électorat de Cologne. La famille Albrecht figurait même dans le Deutsches Geschlechterbuch, le plus proche équivalent allemand de l’Armorial général de France.
Au XIXe siècle, les Albrecht étaient des princes marchands de Brême, importateurs de coton mariés avec la famille Ladson (d’où le nom de famille d’Ursula à Londres), propriétaire d’esclaves et de plantations en Caroline du Sud. Le genre de maisons de commerce allemandes qui ont beaucoup plus contribué à la construction du système colonial anglais ou américain qu’on ne le pense souvent. Ces hommes étaient de la trempe de ceux que Thomas Mann, lui-même originaire de l’ancienne ville hanséatique de Lubeck, décrivait dans La Montagne magique comme « obstinément convaincus du droit de l’aristocratie à gouverner. »
En 1945, Ernst Albrecht émerge péniblement des décombres de deux guerres mondiales. Brême avait été presque entièrement anéantie. Mais Ernst était amoureux, intelligent et ambitieux. Il avait soif d’études prestigieuses et souhaitait épouser la fille des amis de famille avec lesquels il s’était caché de la RAF : Heidi Adele Stromeyer.
C’est à l’université de Tübingen, en zone d’occupation française, qu’il a étudié la philosophie et la théologie avant d’obtenir une bourse pour poursuivre ses études à Cornell. Une nouvelle élite allemande était en train de se constituer, façonnée par les mains américaines, et il était déterminé à en faire partie. Avant de traverser l’Atlantique, il avoua son amour à Heidi Adele : pour elle, il sera toujours « Percy ». À son retour en Europe, Ernst est attiré par Bonn, la nouvelle capitale de Konrad Adenauer, dont l’université devient rapidement l’ENA de la République fédérale naissante. Il y défendra une thèse doctorale intitulée « L’union monétaire est-elle une condition préalable à l’union économique ? » Un choix qui se révèlera judicieux, Ernst en était convaincu.
Les nominations et promotions se succédèrent rapidement. À 24 ans, il fut nommé attaché à la Communauté européenne du charbon et de l’acier au Luxembourg : le berceau du projet européen. Son ascension ne s’est pas arrêtée là. Sur une photographie décolorée prise dans un palais romain en 1957, siège une longue file de dirigeants aux visages un peu obscurs, signant un document sous les peintures de la Renaissance accrochées derrière eux. Ce sont les hommes (ce sont tous des hommes) du traité de Rome, l’acte fondateur de la Communauté économique européenne, le traité européen le plus important depuis le traité de Westphalie. Derrière Adenauer figure Ernst Albrecht.
À cette époque, les fonctionnaires allemands rivalisaient en génuflexions publiques envers les Italiens et les Français. Ernst, lui, était peu atteint par la culpabilité d’après-guerre. « Chers peuples » a-t-il dit, « nous sommes une nouvelle génération. Les vieilles histoires appartiennent aux anciens. Je suis un représentant de mon pays aussi impartial que les Français vis-à-vis du leur. Vous pouvez construire l’Europe seuls, ou la construire avec nous. »
L’Europe d’Albrecht était une fin en soi : mais c’était aussi une poursuite de l’intérêt national. Son patron ultime, Walter Hallstein, le premier président de la Commission, a su saisir cette apparente contradiction. « L’Européen oublié », comme Adenauer lui-même, refusa d’accepter que la ligne Oder-Neisse marque la nouvelle frontière occidentale polonaise et prêta son nom à la doctrine selon laquelle Bonn n’établirait ni n’entretiendrait de relations diplomatiques avec quiconque reconnaîtrait l’Allemagne de l’Est, à l’exception de l’Union soviétique. Seule, l’Allemagne de l’Ouest était toutefois trop faible pour tenir le coup sur le plan géopolitique. Adenauer et Hallstein avaient besoin d’une Europe forte.
Lorsque les Albrecht s’installèrent à Bruxelles après le traité de Rome, la ville était très différente de la cité-Thalys d’aujourd’hui. Lorsque Ernst fut nommé chef de cabinet du premier commissaire allemand, l’anglais était à peine parlé. La langue de travail était le français et le modeste quartier général des « six » fleurait l’esprit Carolingien. C’était un monde exclusivement composé d’hommes, qui travaillaient tard et veillaient plus tard encore pour arpenter les bars de la capitale belge ou faire de la politique.
Lorsqu’elle s’est aperçue qu’elle était enceinte de leur troisième enfant, Heidi Adele a placé une chaise pour bébé devant la porte du bureau d’Ernst en guise d’annonce. Ursula Gertrud est née le 8 octobre 1958 à Bruxelles, 18 mois seulement après la signature du traité de Rome. « Tu es un bébé sensationnel », écrit sa mère dans son journal. « Le premier qui ne vient pas à la vie en criant. » Son surnom était Röschen, le diminutif de petite rose.
De son père, Ursula a hérité du goût pour la politique. De sa mère, la raison d’être de sa politique. Heidi Adele appartenait à une génération étouffée, cette génération de femmes qui ont eu accès à l’enseignement mais pas à l’exercice d’une activité professionnelle. Elle était diplômée de Heidelberg, avait obtenu un doctorat de l’université de Fribourg et aurait pu, selon les dires familiaux, être une écrivaine de talent ou une journaliste célèbre. Elle n’était pourtant destinée qu’à être l’ombre de son mari, avec pour seul moyen d’expression les envolées lyriques de son journal intime.
La petite Rose était la préférée de son père : « Toute l’attention de cette maison est focalisée sur Ursula Gertrud, qui n’a que deux ans », écrit sa mère dans son journal. Ses six enfants ont été élevés en européens : Ursula a été envoyée à l’école européenne, où les enfants de la machinerie bruxelloise – CEE, OTAN, Euratom – recevaient une éducation trilingue propre à une élite consciente d’elle-même. C’est cette même école de la banlieue d’Uccle que Boris Johnson a brièvement fréquentée, lorsque son père travaillera quelques années plus tard comme fonctionnaire européen de bas étage.
Ils avaient tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, une vie raffinée et confortable. Pourtant, plus ils restaient à Bruxelles, moins les Albrecht étaient heureux. Ayant patiemment attendu dans l’antichambre des grands hommes de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) depuis ses vingt ans, Ernst était impatient d’en devenir un. « J’avais 37 ans et j’étais au sommet de la carrière d’un bureaucrate européen. Allais-je rester directeur général à la concurrence jusqu’à mon soixante-cinquième anniversaire ? Cela m’était intolérable ». Les années 60 n’étaient effectivement pas idéales pour vivre la vie d’un eurocrate allemand. De Gaulle était fermement opposé à l’idée qu’une France forte permette à une commission présidentialisée et de plus en plus fédérale de lui faire de l’ombre. Ernst s’est alors mis à courtiser activement les politiciens nationaux.
Aujourd’hui, à quelques pas du bâtiment Charlemagne à Bruxelles, les plaques et les drapeaux qui flottent au-dessus des bâtiments alentours en disent autant sur l’Allemagne que sur l’Europe. La Bavière. Le Bade-Wurtemberg. Chaque Land allemand a sa propre représentation auprès de l’UE, mieux équipée et mieux située que les ambassades défraichies de nombreux États membres. Ces intérieurs luxueux révèlent pourquoi l’Allemagne, constamment tiraillée avec elle-même et qui pendant la plus grande partie de son histoire politique faisait partie du damier du Saint-Empire romain germanique, est si à l’aise dans l’Union européenne. Le fédéralisme est son état naturel.
La Basse-Saxe, en mer du Nord, était le Land d’Albrecht : le royaume de Hanovre où son grand-père avait été directeur général des douanes. Tel était l’objet de sa convoitise. En attendant qu’il y trouve une place digne de son nom, le parti lui arrangea une sinécure chez un fabricant de biscuits à Hanovre. Il déménagea en 1970, laissant sa famille derrière lui. Elle le rejoignit lorsque sa plus jeune fille, Benita, décéda d’un cancer de la moelle épinière en janvier 1971, à seulement 11 ans. Ursula devenait la seule fille.
La famille était en décalage, presque à contre-pied, des événements de 68 qui ont bouleversé l’Allemagne. Des prières étaient prononcées avant le dîner. Le fief des Albrecht, une vieille ferme à Ilten près de Hanovre, entourée d’un énorme buisson de mûres, était parfaitement seigneurial. La vie de famille était rythmée par les activités équestres, les concerts à domicile et le poids des grands classiques de l’imposante bibliothèque familiale : Guerre et paix ou le Docteur Jivago.
C’est là que la personnalité d’Ursula s’est affirmée : son amour de la musique, des animaux et surtout son besoin d’attention. Ses principales activités consistaient à faire du saut d’obstacles et à saluer gracieusement les nombreuses personnalités célèbres qui venaient rendre visite à son père dans la maison familiale. Contrairement à certains de ses frères et sœurs, elle aimait se mettre en avant. Pourtant, ses biographes Ulrike Demmer et Daniel Goffart notent que son père ne l’a jamais prise au sérieux. « Le conservateur Albrecht rejetait pudiquement la question des femmes », se souvient Rolf Zick, son contemporain journaliste.
Suite à la défection de trois transfuges au sein de la coalition au pouvoir, un vote inattendu à l’assemblée du Land en 1976 a fait d’Ernst Albrecht le ministre-président de la Basse-Saxe. C’était plus, à l’époque, que d’être un gouverneur d’État. Dans les années 70, la politique de droite était un jeu de petits rois, d’hommes forts régionaux et de potentats profondément conservateurs et réactionnaires, encore incertains de leur vocation occidentale. Ernst Albrecht était désormais celui de la Basse-Saxe.
Une fois encore, la vie de ses enfants a été bouleversée. Il était attendu des hommes de troupe de la CDU en Basse-Saxe qu’ils vouent une admiration sans borne à la fille prodigue du ministre-président. Hans-Gert Pöttering, futur président du Parlement européen, garde le souvenir de jeune militant qu’il était de cette « première fille » : « En tant que membre du parti, nous ne la connaissions pas personnellement, mais nous avons appris à connaître cette fille extraordinaire que les politiciens appelaient « Röschen » … elle était déjà largement perçue comme quelqu’un d’extraordinaire. »
Sa mère, « la première dame » de Basse-Saxe, était aux commandes de ce spectacle. Tout droit issues de l’époque victorienne ou des Quatre filles du Docteur March, les pièces écrites par Mme Albrecht étaient jouées par ses enfants lors des réunions de famille. À Noël ou à Pâques, les rôles étaient étendus aux autres enfants du village. La représentation familiale, ou plutôt la représentation de la famille, était indissociable de la politique de Ernst Albrecht.
À la croisée des chemins entre une version provinciale allemande de Joseph Kennedy et de la famille von Trapp, Ernst Albrecht n’invitait pas seulement les caméras à l’intérieur de sa maison bucolique, mais a même mis sa femme et ses enfants en scène dans une chorale familiale sur une chaîne de télévision locale. En 1978, alors que David Bowie chantait Heroes à Berlin-Ouest, chanson dans laquelle deux amoureux de l’Est et de l’Ouest pouvaient se prendre à rêver, l’espace d’un instant, qu’ils pouvaient combattre l’ordre établi « just for one day », la famille Albrecht sortait un single intitulé « Tout va bien dans le merveilleux monde de Dieu ». Cette mise en scène idéalisée n’était qu’une chimère : polarisée, divisée, terrorisée, cette Allemagne dans laquelle les frères d’Ursula devaient être protégés par des voitures de police pour se rendre à l’école était malheureuse. C’est précisément de cette Allemagne qu’Ursula se sentait si libérée à Camden Market.
Le point le plus bas de la vie d’Ursula a été atteint lors de son séjour à Stanford. C’était au début des années 90, elle était une femme au foyer frustrée réduite au statut de conjoint voyageur. L’histoire se répétait : pas celle de son père, mais celle de sa mère. Après six semestres à Londres, la menace Baader-Meinhof jugée éliminée, « Rose Ladson » avait dû redevenir Ursula Albrecht. Elle s’est sentie isolée et malheureuse à l’université de Göttingen jusqu’à sa rencontre avec Heiko von der Leyen à la chorale de l’université. Elle avait 24 ans. C’était un homme de science issu d’une longue lignée de nobles marchands de soie ; elle l’a suivi en Californie.
Ursula appartenait à la génération frustrée : celle des femmes pour qui l’éducation et l’exercice d’une profession étaient théoriquement accessibles mais que rien n’avait été fait pour les rendre compatibles avec les obligations familiales, le rôle de l’homme au sein du foyer n’ayant pas vraiment évolué à cette époque. Selon ses propres termes, Ursula avait atteint le plafond de verre des « hiérarchies statiques du pouvoir ». Diplômée de l’école de médecine de Hanovre en 1992, elle a exercé la médecine avant de se faire licencier par un supérieur qui la jugeait « trop paresseuse pour travailler » alors qu’elle était enceinte. Heiko, selon ses biographes, était « incapable de l’aider » dans les tâches quotidiennes relatives à l’éducation des enfants. Elle s’est ainsi retrouvée, comme tant de femmes, à jongler péniblement entre plusieurs tâches. Lorsque Heiko a obtenu un poste de professeur à Stanford, elle a complètement cessé de travailler. « C’était comme ça à l’époque », se souvient son amie Sabine Cramer. « Quand un mari poursuivait une carrière, on ne se plaignait pas. »
Quinze ans plus tard, tout semblait très différent. « Je ne m’attendais pas à ce que la fin du patriarcat ressemble à ça », déclarait Rebecca Harms, alors députée européenne verte de Basse-Saxe. « Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit démantelé par la CDU. » En 2005, Angela Merkel avait été élue Chancelière et von der Leyen arrachée du gouvernement de Basse-Saxe pour être sa ministre de la famille et des affaires sociales. Harms était stupéfaite : la fille du réactionnaire « qui m’a le plus motivé à m’engager en politique » était désormais la figure de proue pour l’égalité des sexes.
De retour en Allemagne en 1996, von der Leyen s’est jetée à corps perdu dans les pas de son père. Les destins politiques dépendent souvent d’une seule rencontre : la sienne fut avec Christian Wulff, en 1999, alors qu’elle était cavalière de spectacle lors d’une vente de chevaux aux enchères. Le futur ministre-président était époustouflé : non seulement elle était une grande cavalière, mais elle était enceinte de six mois de son septième enfant. Il y a vu de l’ambition et de la détermination. Il y a vu du cran.
Avec leurs lourds fauteuils et leurs canapés profonds, les talk-shows sont un élément essentiel de la vie politique allemande. Ils ont joué un rôle essentiel dans l’ascension de von der Leyen, notamment lorsqu’elle menait campagne pour le gouvernement Wulff en Basse-Saxe, attirant l’attention d’Angela Merkel, Mutti en personne. Von der Leyen était dans son élément sur ces plateaux télévisés : soir après soir elle plaidait, en véritable estafette d’Angela Merkel, pour une CDU familiale.
SI Ursula était si populaire à l’écran, c’est parce que toute l’Allemagne savait deux choses à son propos : qu’elle était la fille d’Ernst Albrecht et qu’elle avait sept enfants. Von der Leyen n’était qu’un nouveau pseudonyme. Pour les téléspectateurs, le message était simple : la CDU n’était plus le parti sexiste de son père, mais un parti au sein duquel la bourgeoisie citadine pouvait se sentir à l’aise. D’abord comme ministre de la famille et de la jeunesse, puis comme ministre du travail et des affaires sociales, von der Leyen s’est montrée sous son meilleur jour, militant pour les mesures de protection de l’enfance, militant pour la rémunération du congé parental, militant même quand son parti était contre. « Ce n’est pas un secret, cela l’a rendue impopulaire dans son propre parti », a confié une source de la CDU.
Le système de Merkel était en marche, porté par des émissaires de la chancelière, gagnant du terrain au centre, stratégique et en permanente recomposition, ne laissant jamais à quiconque suffisamment d’espace pour prendre trop de place. « Remettant en place ceux qui avaient besoin de l’être » pour citer une source. Merkel est une politicienne trop tactique pour laisser quiconque se bercer d’illusion. Pendant une poignée de jours d’égarement en 2010, elle a pourtant laissé Ursula penser qu’elle serait la prochaine présidente de la République fédérale. Cette rumeur a atteint de telles proportions que certains qualifiaient déjà Heiko de « premier homme ». C’est finalement l’ancien patron de von der Leyen, Christian Wulff, qui a été choisi. Abattue, persuadée que Merkel et elle entretenaient une relation privilégiée, Ursula en est sortie meurtrie. Plus tard, Mutti a expliqué son choix en ces termes : ainsi va la politique.
Depuis près de 15 ans, tel un Thomas Cromwell des temps modernes, cette physicienne originaire d’Allemagne de l’Est règne sur la politique allemande, sous la bénédiction symbolique du portrait de Catherine II soigneusement disposé sur son bureau. Merkel a abordé la réunification, tâche historique de sa génération, comme une scientifique et non comme une idéaliste. Elle a pris plaisir à tracer un chemin pour l’Allemagne, pour elle-même, n’allant pas au-devant d’un objectif programmatique défini mais évoluant au gré des forces oscillantes et conflictuelles du temps. Dans ce dessein, Ursula von der Leyen était un nom, pas une amie. Un outil pour le maintien du centre quo.
Les hommes et femmes politiques français voient Bruxelles comme une cité Thalys. Toutefois, pour la plupart des Européens, on y accède par avion. Pour les Allemands et les Italiens, les Allemands et les Suédois, les Allemands et les Polonais, c’est dans le lounge de l’aéroport de Bruxelles que se joue une grande partie des coulisses de la diplomatie européenne. En 2011, alors que la Grèce dérivait irrémédiablement vers le défaut de paiement, Jacek Rostowski se retrouva avec Ursula von der Leyen dans ce même salon pour discuter de la crise de la zone euro. « Je lui ai dit que ce n’était pas une crise grecque, mais une crise de la zone euro », se souvient-il. « Elle n’en avait pas la moindre idée. » C’est une anecdote révélatrice sur von der Leyen. Une anecdote qui révèle aussi qu’en 2011, le voyage européen de l’Allemagne n’avait plus de boussole.
Von der Leyen a fait son entrée au ministère de la défense en 2013. L’arc de l’histoire s’était tendu vers Berlin et c’est là qu’il allait le plus visiblement se faire sentir. L’Allemagne de son père – le pays de Willy Brandt et de la Fraction armée rouge – était polarisée et honteuse. L’Allemagne d’Ursula était celle du grand consensus, moralement confiante, presque suffisante. Sa capitale, Berlin, était devenue ce que Londres avait été dans les années 70 : une ville où toute une génération de jeunes Européens trouvait refuge dans ses clubs grunge, parmi ses artistes et ses fugueurs.
Au sein des ministères, la fibre européenne était sur le déclin. À Bonn, leur action avait été programmatique, à Berlin, elle se laissait gaiement aller à la dérive. La réunification achevée, la profondeur stratégique atteinte, le commerce avec la Chine en plein essor ; il n’y avait pas d’ambitions géopolitiques que l’Allemagne ne pouvait atteindre qu’en renforçant la Commission. La logique de l’intérêt national qui avait fait accepter l’euro à Bonn – indissociable de la réunification – avait disparu pour les euro-obligations nécessaires au fonctionnement de la monnaie unique. La construction d’une Union sans cesse plus étroite n’était plus à l’ordre du jour de la classe dirigeante allemande.
Ursula avait fait pression pour obtenir le ministère de la Défense, le plus masculin et peut-être le plus difficile des rôles à Berlin, le cimetière des ministres allemands. Cela avait fait sensation dans les médias. Mais cela fut aussi le pire de von der Leyen. Délabrée après des décennies de négligence, l’armée était désolante, incapable de tenir ses engagements internationaux les plus élémentaires. C’était un marécage où régnaient la corruption, les scandales de marchés publics, la mauvaise gestion. Les casernes étaient de véritable nids à sympathisants d’extrême droite. Déterminée à changer la donne, von der Leyen s’est tournée vers les méthodes les plus en vogue de l’époque : la révolution managériale prophétisée par les consultants en organisation et les contrats de McKinsey. « Elle a dirigé le ministère de la défense avec une petite équipe d’externes », selon Carlo Masala, professeur de politique internationale à l’université de la Bundeswehr, qui a régulièrement travaillé pour le ministère. « Elle aime bousculer les structures existantes », selon un ancien consultant.
Le résultat n’a pas été au rendez-vous. Comme la décennie austéritaire européenne de l’Allemagne de Merkel, le passage de von der Leyen au ministère de la Défense aura été rythmé par les déclarations tape-à-l’œil, les scandales, des officiers malheureux et peu de résultats à la clé. Lors de cette séquence, elle a incarné le problème de fond de l’Allemagne : un fossé béant entre les slogans revendiqués, comme le soutien à « une armée européenne », et les maigres investissements réels dans la défense européenne. « Le ministère la tuait », selon une source. En 2019, la ministre de la Défense que sa biographie faisait passer pour la « chancelière de réserve » était un pétard mouillé. Sa carrière était au point mort.
Une plaisanterie revient régulièrement dans les couloirs du Bundestag. Comment abrège-t-on von der Leyen ? I-c-h, ou « moi » en allemand. Mais quelles sont vraiment les convictions de von der Leyen ? C’est une question à laquelle les fonctionnaires européens peinent souvent à trouver une réponse. Rares sont ceux capables d’esquisser sa vision du monde. Sa réputation à Berlin, surtout parmi les journalistes, est d’être très axée sur relations publiques. Ceux qui la connaissent mieux sont plus généreux à son égard. « Elle croit fermement en l’égalité des sexes », selon un haut fonctionnaire, « elle est à la fois pro-européenne et atlantiste ». Que la ministre allemande de la Défense devienne l’Européenne en chef, un retour à l’idéalisme du parti de son père, n’a effectivement pas échappé à Paris.
Emmanuel Macron revenait de Bruxelles en juillet 2019 lorsqu’il eut une idée. Les négociations autour de la nomination d’un nouveau président de la Commission étaient au point mort. Macron avait l’intime conviction que le système des Spitzenkandidaten, selon lequel les partis représentés au Parlement européen désignent leurs candidats à la présidence de la Commission, était en panne. Le Parti populaire européen (PPE), en réalité la CDU et ses alliés, avait proposé Manfred Weber, une figure bavaroise politiquement faible aux yeux de Macron, mieux adaptée à l’arène politique munichoise et parfaitement inacceptable pour un poste de cette envergure. De son côté, le PPE écartait fermement Frans Timmermans, l’homme des sociaux-démocrates, figure de proue néerlandaise. Le processus était dans l’impasse.
C’est alors que le nom de von der Leyen est apparu. Merkel l’avait déjà évoquée en présence de fonctionnaires français : d’abord, quelques temps auparavant, comme potentielle secrétaire générale de l’OTAN, puis comme éventuelle candidate au poste de haut représentant, le diplomate en chef de l’Union. Macron pensait qu’elle était crédible, il savait que Merkel l’aimait bien et qu’elle appartenait à la CDU. « C’est comme ça que nous avons fini par obtenir un résultat qui ne serait jamais arrivé si nous l’avions proposé en premier », selon les confidences d’un haut fonctionnaire. Von der Leyen ne s’y attendait pas, sa carrière venait d’être inopinément sauvée par Macron.
Aujourd’hui, Merkel et von der Leyen s’échangent des textos quotidiennement, la chancelière informe la présidente de ce qui se passe à Berlin, Ursula éclaire Angela sur Bruxelles. Elles se téléphonent sans cesse : c’est comme si von der Leyen était toujours ministre. La génération de ces femmes est politique : ces Européennes, pour qui être au pouvoir n’est plus l’exception, mais pas encore tout à fait la norme. Pourtant, ce va-et-vient entre deux femmes allemandes est un aboutissement heureux de la stratégie défendue par Macron. Depuis dix ans, la France, son économie chancelante, ses exportations vers l’Asie à la traîne, a besoin d’une Commission plus forte pour tirer parti du pouvoir allemand.
L’Allemagne, consciente de cela et méfiante à l’égard de la Commission, bloque systématiquement les propositions françaises. En permettant au système Merkel de s’implanter au sein même du Berlaymont, Macron a parié sur le fait que cela renforcerait la confiance de Berlin envers les institutions européennes et renforcerait leur pouvoir. Il a misé sur le fait que la présence d’une personnalité allemande à la tête de la Commission servirait les intérêts de la chancelière : depuis plus de dix ans, les hauts fonctionnaires allemands sont stratégiquement positionnés au sein de la Commission afin d’en orienter les actions au service des intérêts allemands. Von der Leyen est l’aboutissement de cette stratégie.
Le retour de l’enfant prodigue à Bruxelles n’aura toutefois pas été des plus heureux. La Commission intime, francophone, celle du temps de son père, n’était plus. Le Berlaymont est aujourd’hui un lieu où l’on parle « l’anglais globish », une Internationale dont de Gaulle disait autrefois qu’elle était une « sorte d’Esperanto ou Volapük intégrés ». Cette bulle s’est froidement emparée de von der Leyen et ses deux conseillers principaux, plutôt des communicants, qu’elle a fait venir de Berlin. « Elle compte trop sur les Allemands », selon une source. « Elle est paranoïaque », selon une autre. Un consensus s’est rapidement dégagé de ce constat : von der Leyen, toujours captive de l’état d’esprit des talk-shows allemands, était en train d’échouer.
Dans la plus pure tradition bruxelloise, cet échec devait aussi être celui de la Commission. « Juncker pense que von der Leyen laisse la Commission devenir une direction générale du Conseil », se confiait un ancien fonctionnaire – pas un gouvernement supranational en devenir, mais simplement un secrétariat général des chefs d’État ou de gouvernement. La Commission, disait-on, était sur le déclin aux dépens du Conseil européen depuis que la France et les Pays-Bas avaient rejeté la Constitution européenne en 2005. Personne n’attendait de cette nouvelle présidente qu’elle inverse la tendance.
Le coronavirus a tout bouleversé. Au début, il semblait que von der Leyen, peut-être même l’Union européenne elle-même, pourrait en être victime. Alors que les mesures de distanciation sociale entraient en vigueur, que des drones patrouillaient les rues de Bruxelles et que les eurocrates désertaient les couloirs du Berlaymont, la peur s’emparait de ceux qui travaillaient à distance depuis leurs ordinateurs portables.
Il ne s’agissait pas seulement d’une crise sanitaire. Le coronavirus était aussi une crise politique et, inévitablement, une crise de l’euro. Lorsqu’il est apparu clairement que les conséquences économiques du confinement pouvaient pousser l’Italie vers une spirale infernale de dettes, d’austérité et de populisme, la colère s’est concentrée contre l’Union dans les économies du Sud. « Je n’ai jamais vu une montée aussi dangereuse de l’euroscepticisme », disait alors un ministre des affaires européennes. Au moment où de nombreux sondages montraient qu’environ la moitié des Italiens étaient favorables à une sortie de l’Union, près d’un tiers de plus que deux ans auparavant, un rapport de force complexe s’est mis en place entre Paris et Berlin au sujet de la gestion de cette crise. Il est vite apparu évident que seul un emprunt massif pourrait apporter une réponse adaptée. Cet emprunt serait-il mutualisé ? Le programme d’achat d’obligations de la Banque centrale européenne allait-il lui-même pouvoir se poursuivre ou serait-il empêché par la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe ? Peu de gens s’attendaient à ce que von der Leyen fournisse des réponses à ces questions.
Macron était parvenu à la placer là où il voulait qu’elle soit. Tout portait pourtant à croire, dans les premières semaines de la pandémie, que cette stratégie ne serait pas payante. Alors que la pandémie s’abattait violemment sur la France, l’Italie et l’Espagne, l’Elysée surprenait Berlin en s’alignant avec Rome, Madrid et six autres pays de la zone euro en appelant à la création d’un instrument de dette commun. En cas de fin de non-recevoir, avaient-ils mis en garde à Bruxelles, plusieurs membres risquaient l’insolvabilité. Merkel a toutefois catégoriquement refusé. La mutualisation de la dette était, comme toujours, une ligne rouge infranchissable pour l’Allemagne.
Alors que le coronavirus semblait moins impacter l’Allemagne que ses voisins du Sud, quelque chose a changé. Une proposition, dont certains revendiquent qu’elle a d’abord été conçue depuis le Berlaymont, fut reprise par les ministres des finances et les fonctionnaires espagnols et français. Il s’agissait de permettre à la Commission d’emprunter massivement en son nom propre, puis de distribuer un ensemble de prêts et de subventions aux États membres les plus touchés. Berlin s’est soudainement montrée plus réceptive à cette idée.
Enfin, le pari Élyséen portait ses fruits. Merkel pouvait faire affaire avec cette nouvelle Commission : von der Leyen, contrairement à Juncker, contrairement à Prodi, était une personne en qui elle pouvait avoir confiance. Macron et Merkel ont conclu le marché : von der Leyen ne figurait pas sur la photo souvenir. Mais cela n’avait pas d’importance, car cet accord la dépassait. La France et l’Allemagne avaient décidé qu’il était dans leur intérêt de doter la Commission d’une capacité d’emprunt massive. « Nous avons désormais une opportunité inouïe de réaliser plus que quiconque depuis Jacques Delors », s’enthousiasma un fonctionnaire de la Commission. Le leadership allemand avait retrouvé son chemin européen, écartant les « frugaux » au passage. Main dans la main avec Macron, Merkel et Charles Michel le malhabile, Von der Leyen en est soudainement devenue le porte-drapeau.
Si la percée est historique, c’est pour l’instant surtout pour les perspectives qu’elle laisse entrevoir. La pandémie a permis à la Commission de gagner beaucoup de terrain politique et institutionnel – des milliards de dette mutualisée, des dépenses communes et la porte ouverte vers le développement d’une véritable capacité budgétaire commune. Tout cela était encore inimaginable il y a quelques mois. Cependant, malgré le quasi doublement du budget de l’Union, les sommes ne sont toujours pas suffisantes : les subventions octroyées à l’Italie pourraient bien ne représenter que 0,6 % de son PIB annuel au cours des trois prochaines années. Pourquoi ? Parce-que ce n’est pas l’altruisme qui a triomphé de cet accord mais l’intérêt national : afin de sauver les exportations européennes de l’Allemagne, Merkel a une fois de plus fait le nécessaire pour sauver l’euro, mais pas pour en parachever l’architecture. Malgré l’impétuosité des escarmouches avec « les frugaux », le fonds de relance européen n’est pas un système d’euro-obligations à part entière. Seule une partie des conséquences de la crise, et non l’ensemble de la dette des pays de la zone euro, a été mutualisée.
L’humeur à Bruxelles est désormais au triomphalisme. Les commentaires à propos de von der Leyen n’ont plus grand chose à voir depuis le mois de mars. « Elle écoute », déclarait un fonctionnaire de la Commission. « Elle prête une grande attention aux discours » se réjouissait un autre. « Elle a donné davantage de sa personne en quatre mois que Juncker en quatre ans », pouvait-on encore entendre. Ses quartiers privés du Berlaymont, installés comme un lit de camp napoléonien à côté de son bureau afin qu’elle puisse se mettre au travail en quelques minutes, ne sont plus un objet de railleries. Ce sentiment nouveau d’exaltation généralisée est le fruit d’un présage : si les Macron et les Merkel vont et viennent, une nouvelle super-commission, désormais trésorerie européenne de dernier ressort, est là pour de bon. Selon les plus optimistes, le Rubicon à présent franchi, le bouton de la dette commune continuera à être pressé lors des sommets de crise jusqu’à ce que le Berlaymont soit au cœur d’une véritable union budgétaire.
Ce scénario se produira-t-il vraiment ? Dans trois ans, les Européens considéreront-ils vraiment que cette nouvelle puissance aura été le moteur de la reprise ? Après la confirmation de von der Leyen par le Parlement européen, des tonnerres d’applaudissements enthousiastes se sont élevés dans l’assemblée avant que les députés européens ne forment les rangs pour serrer la main de la nouvelle présidente. Soudain, l’ancien ministre-président de Basse-Saxe, le rayonnant David McAllister, se tenait face à elle. Il l’a prise dans ses bras avant de lui dire « Tu sais quoi ? Ton père peut te voir maintenant ! » Von der Leyen a souri. Sur la fin de sa vie, on a demandé à Ernst Albrecht s’il avait déjà échoué à quelque chose. Le vieil homme avait répondu : « Toute personne échoue quelque part dans la vie. J’ai travaillé de toutes mes forces pendant 17 ans à l’unification de l’Europe. Je dirais aujourd’hui que j’ai échoué dans cette entreprise ».
Toute sa vie, Ursula a été la fille, la dauphine, la chancelière de réserve – jamais sa propre personne. Durant toute sa vie politique, l’Europe a été bloquée, en crise, l’œuvre en péril de la génération de son père. Aujourd’hui, la roue de l’histoire a enfin tourné : pour elle, pour la Commission qu’elle dirige, c’est une occasion qui pourrait ne pas se représenter de sitôt.
La France et l’Allemagne disent « oui » à l’unisson ; le Conseil européen, rival de l’autre côté de la rue de la Loi, est dirigé par une personnalité belge éminemment sans envergure ; le plan de sauvetage du coronavirus, si et seulement si von der Leyen parvient à le mettre en œuvre, pourrait remettre au Berlaymont le pouvoir qui lui échappe depuis l’ère Delors. Il n’y a désormais plus de Mutti, ni de Vati, pour montrer la voie. Maintenant, tout dépend d’elle. Si elle échoue, si la Commission échoue, tout dépend d’elle. Il y a peu de moments en politique qui soient aussi exaltants, aussi terrifiants, que celui-là.